Déclaration de M. Frédéric Mitterrand, ministre de la culture et de la communication, sur la Maison de l'Histoire de France, l'enseignement et la transmission de l'histoire et les musées d'histoire, Paris le 13 janvier 2011.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Installation du Comité d'orientation scientifique de la Maison de l'Histoire de France à Paris le 13 janvier 2011

Texte intégral


« L'ignorance du passé ne se borne pas à nuire à la connaissance du présent : elle compromet, dans le présent, l'action même ». C'est ainsi que le grand historien Marc Bloch, l'auteur des Rois thaumaturges mais aussi de L'Etrange défaite, pose les enjeux du sujet qui nous réunit aujourd'hui.
Je suis, vous l'imaginez, particulièrement heureux de vous accueillir rue de Valois, de revoir avec un très grand plaisir un grand nombre d'entre vous, à l'occasion de l'installation du Comité d'orientation scientifique de la Maison de l'histoire de France, annoncée par le Président de la République le 12 septembre dernier à Lascaux. Je tiens à vous remercier personnellement et chaleureusement du temps et de l'énergie que vous consacrerez à ce grand projet. Une séquence s'achève : celle des trois rapports préliminaires qui ont dessiné des pistes et travaillé sur la faisabilité du projet. Ce temps est derrière nous. Un page se tourne, une nouvelle étape s'ouvre désormais : celle de l'élaboration et de la définition même du coeur du projet. Elle sera confiée au Comité d'orientation de haut niveau scientifique que vous avez accepté de rejoindre et qui sera placé sous la Présidence d'honneur du professeur Jean Favier, ancien directeur des Archives de France et de la Bibliothèque nationale de France, dont la Présidence est confiée au Professeur Jean-Pierre Rioux et dont l'Inspecteur général Dominique Borne sera le Rapporteur général. En plein accord avec la plupart d'entre vous, je l'ai souhaité resserré car ce Comité sera une instance de réflexion, d'élaboration et de travail dans les prochaines semaines et les prochains mois, afin d'apporter à l'association de préfiguration - dont j'ai confié la présidence à Jean-François Hebert et qui sera chargée de la mise en oeuvre de ce projet - toute l'expertise dont il saura faire preuve dans l'ensemble des champs et des disciplines de l'histoire. Je l'ai souhaité divers et pluriel afin de garantir les champs couverts par les sujets, de la préhistoire à l'histoire du temps présent, de l'âge du fer au très contemporain. Je l'ai souhaité enfin ouvert aux autres sciences sociales qui dialoguent avec l'histoire, ouvert à la diversité des approches épistémologiques et scientifiques sur le passé, ouvert enfin aux enjeux européens et aux regards internationaux. Les usages publics de l'histoire ont fait couler beaucoup d'encre au cours des dernières années, dans la lignée des travaux de Reinhardt Koselleck qui affirmait dans son article Temps et Histoire : «Tout homme, toute communauté humaine dispose d'un espace d'expérience vécue, à partir duquel on agit, dans lequel ce qui s'est passé est présent ou remémoré, et d'horizons d'attente, en fonction desquels on agit».
J'ai consulté largement les historiens, les intellectuels, les pédagogues, les spécialistes du patrimoine et des musées d'histoire afin d'entendre de très nombreuses voix sur ce projet culturel auquel, vous le savez tous, j'accorde le plus grand prix. J'ai entendu leurs remarques, leurs observations, j'ai souhaité confronté les points de vue, dans le respect de la diversité et de la pluralité des opinions. J'ai mesuré avec Jacques Le Goff l'importance d'un réseau ouvert sur les enjeux du patrimoine, des mémoires et de la diversité des histoires vécues ; j'ai mesuré avec Marc Ferro, Jacques Revel ou encore Patrick Boucheron - avec lequel nous avons échangé et dialogué sereinement récemment - l'exigence d'une histoire sachant articuler l'approche globale et la perception locale, qui ne soit pas repliée dans un récit essentialiste et unificateur, prenant en compte la richesse de nos écritures historiques et l'apport de l'école des Annales, des interrogations de Michel de Certeau dans L'invention du quotidien ou encore, plus récemment, de l'histoire du genre. J'ai compris enfin l'importance de la transmission et de la valorisation de la connaissance historique par l'image, par l'audiovisuel et par les outils numériques, qui seront au coeur du projet de portail internet de la Maison de l'histoire, un portail dressant un état aussi exhaustif que possible des savoirs, des colloques, des débats en cours sur l'histoire de notre pays - c'est le premier pilier - un portail qui aura aussi pour mission de cartographier les musées d'histoire et les lieux de mémoire qui façonnent une véritable mosaïque et pour lesquels il n'y a à ce jour aucune entrée commune, aucun outil coordonné - c'est le deuxième pilier.
La Maison de l'histoire de France sera un lieu de valorisation de la recherche et du savoir historique, mais aussi un lieu d'éducation et de transmission à destination d'un large public. Elle sera aussi un lieu, une clef de voûte pour ainsi dire : scolaires, étudiants, mais aussi touristes étrangers pourront visiter les jardins du quadrilatère de Rohan-Soubise qui seront ouverts au public à partir du mois de juin prochain, avant la mise en chantier d'une galerie du temps, d'espaces pour les expositions temporaires, d'auditoriums, de salles de projection afin de bénéficier des milliers de m² disponibles après le transfert des fonds contemporains des Archives nationales vers le nouveau site de Pierrefitte, dont je rappelle qu'il représente 66 000 m². Une exposition de préfiguration est prévue au début de l'année 2012, l'ouverture de l'établissement étant envisagée en 2015. Il ne s'agit pas, vous l'aurez compris, de créer un reposoir pour le « roman national », ni d'ériger un conservatoire du passé, mais bien d'ouvrir au questionnement, au dialogue, à l'échange, notre histoire au miroir de l'Europe et du monde. Votre présence aujourd'hui traduit le chemin parcouru et je souhaite qu'elle crée les conditions d'un travail serein et d'un dialogue retrouvé entre ceux qui expérimentent et travaillent sur le passé, dans leur diversité.
Je sais que ce projet est l'objet de questions, d'interrogations, parfois de controverses. Le passer sous silence serait une faute, voire une erreur. Il me semble toutefois que la composition de ce Comité d'orientation scientifique qui consultera, écoutera et travaillera avec les historiens mais aussi les professionnels français et européens du patrimoine et des musées d'histoire est une garantie d'indépendance, de crédibilité et de pérennité pour le projet.
Sans histoire, un pays s'abîme dans l'oubli de lui-même : il oublie ses valeurs, il oublie les continuités et les ruptures, les ombres et les lumières, il oublie enfin le fil des conquêtes et des progrès qui le conduisent jusqu'au temps présent. Face à un futur qui suscite la peur, l'inquiétude, face à un avenir de plus en plus vécu sur le mode de la crise imminente, ou de la catastrophe toute proche - ce que François Hartog décrit comme le changement du « régime d'historicité » - il me semble essentiel de faire en sorte que la transmission de la mémoire bénéficie d'un lieu identifié. Dans son essai incisif, Jean-Pierre Rioux affirme que la « France perd la mémoire » : Quel Français connaît aujourd'hui l'édit de Villers-Cotterêts, qui fixe pour de nombreuses années la place de la langue française dans notre droit administratif ? Est-ce qu'il n'y a pas dans ces repères les conditions d'une mémoire commune qui garantisse un futur plus lisible et plus intelligible ? En d'autres termes, connaître hier pour demain, mieux préparer les défis de l'avenir : la diversité dans la société française du XXIe siècle, la mondialisation mieux maîtrisée, l'ambition d'une Europe de la culture et des savoirs. Aucun de ces défis ne peut faire l'impasse sur les enseignements du passé et sur les « blessures » de la mémoire, cette mémoire que les lieux d'interprétation de l'histoire ont pour ambition de transmettre et de pacifier, sans nier la profondeur et l'irréductibilité des traumatismes humain du passé, ainsi que l'a montré dans toute son oeuvre Paul Ricoeur.
Il ne s'agit pas seulement d'un musée, il s'agira d'une Maison, c'est-à-dire d'un lieu ouvert à la communauté des historiens, ouvert aux jeunes chercheurs, mais aussi un lieu populaire, riche de débats, de rencontres, de festivals audiovisuels, en d'autre terme un lieu destiné au plus grand nombre, à même de satisfaire tous les publics. Le public manifeste une véritable « demande d'histoire », comme en témoignent les Rendez-vous de l'histoire de Blois ou le succès des émissions de télévision ou de radio consacrées à l'histoire (d'Histoires parallèles avec Marc Ferro à Concordance des temps ou bien La Fabrique de l'Histoire sur France Culture). Grâce à un espace numérique innovant, cette maison de l'histoire permettra de cartographier les sites et musées d'histoire existants sur tout le territoire national. Elle sera un lieu de valorisation de la recherche et du savoir, mais aussi un lieu d'éducation et de transmission à destination du grand public. Au miroir de nos voisins européens, avec lesquels nous lient tant de conflits et de paix, cher Etienne François, vous qui êtes depuis de nombreuses années, à Gottingen puis à Berlin un « passeur » entre l'Allemagne et la France ; au miroir de « l'autre rive » de la Méditerranée et de ces territoires marqués du sceau du passé colonial et des déchirures encore à vif de la décolonisation sur l'histoire de laquelle vous avez tant produit, cher Benjamin Stora.
Il me paraît à la fois naturel et nécessaire qu'elle puisse s'appuyer sur une collaboration fructueuse avec nos musées nationaux - et je tiens à saluer la présence d'Elisabeth Taburet, Conservateur général du Patrimoine et directrice du Musée du Moyen Age, qui représente au sein de votre instance les 9 musées nationaux du ministère de la Culture et de la Communication qui forment pour ainsi dire le « premier cercle » sur lequel le projet patrimonial de la Maison pourra s'appuyer : Les Eyzies, Saint-Germain en Laye, Cluny, Ecouen, Pau, la Malmaison, Compiègne, Fontainebleau, le musée des plans et reliefs, riches de collections exceptionnelles, tout à la fois témoins de l'histoire et oeuvres d'art de grande valeur, sauront en particulier apporter leur expertise et leur expérience muséographique au projet de la Maison, et éclairer les enjeux historiques par le biais d'une discipline qui m'est chère, l'histoire de l'art, qui aura toute sa place au sein de ce projet.
Ces neuf musées, de renommée internationale, constitueront en quelque sorte la base d'un réseau de musées d'histoire, dont notre pays est si riche et que vous connaissez, et de lieux de mémoire majeurs. Ce réseau, à la constitution duquel vous participerez est appelé à croître et à grandir, en lien avec les collectivités territoriales qui souhaiteront s'associer à ce projet et faire de la diffusion de l'Histoire, à nos côtés, une priorité. La participation de tous ces lieux patrimoniaux et leurs concepteurs, conservateurs et historiens, enrichira considérablement, j'en suis certain, par leurs expériences aussi diverses qu'enrichissantes, la maison de l'histoire de France, et fera de ce projet un projet réellement national et non pas seulement parisien, car c'est bien l'ensemble des publics, partout sur notre territoire, que doit toucher notre ambition.
Je souhaite que dans toute la diversité de ses compétences, de ses expertises et de ses métiers, du conservateur au muséographe, du restaurateur au responsable des publics, ce Ministère serve ce beau projet et vous appuie dans votre engagement. Je suis persuadé qu'il est au service des artistes et de la création, mais qu'il est aussi le ministère de la Mémoire, de ce qui doit être légué et transmis aux jeunes générations, à ceux qui vivent en France comme à ceux qui aiment la France dans le monde. Et j'aime à croire que le cadre de la nation reste pertinent, si l'on veut bien admettre que la nation française n'est ni un clan, ni une race, ni une tribu. La nation, c'est ce par quoi on accède à cette dignité suprême des hommes libres qu'on appelle la citoyenneté, c'est ce par quoi on exerce ce que le grand historien de l'antiquité Claude Nicolet - récemment décédé et auquel je voudrais rendre hommage aujourd'hui - appelait le « métier de citoyen ».
Je voudrais à cet égard citer Jean-Pierre Rioux : « il s'agit de réduire la fracture temporelle, celle qui brise la chaîne du devenir, celle qui laisse libre cours au présent, celle qui ignore un avenir sans au-delà et qui, de ce fait, instrumentalise à tout hasard et à tout-va le passé ». C'est tout le sens du projet pour lequel vous avez décidé de vous engager et pour lequel vous avez décidé de mettre votre énergie et vos compétences - et je sais qu'elles sont grandes. C'est cela l'ambition de la maison de l'histoire de France : c'est une ambition au service de la République, c'est une ambition au service de la citoyenneté, c'est une ambition à l'écoute de la diversité des mémoires, des patrimoines et des cultures dans la France d'aujourd'hui.
Ceux qui voient dans ce projet les traces d'une incurable nostalgie, d'un histoire qui serait une « valeur refuge » font fausse route. Ceux qui disent cela négligent le lien consubstantiel entre le passé et l'avenir. Etre moderne, en effet, ce n'est pas être sans mémoire ! Si nous voulons être les acteurs de notre propre avenir, nous avons d'abord un devoir d'histoire. Ce devoir, vous le faites vôtre aujourd'hui.
Source http://www.culture.gouv.fr, le 14 janvier 2011