Texte intégral
Bonsoir à tous, le Quai d'Orsay ce n'est pas un salon doré où l'on complote en mangeant des petits fours, c'est le ministère des crises.
L'année 2011 a commencé il y a trois semaines ; il y a déjà eu la crise qui s'aggrave et s'enlise en Côte d'Ivoire, le week-end dernier, c'était la chute de Ben Ali et il y a quinze jours, l'enlèvement et la mort de deux jeunes Français au Sahel.
Bonsoir Mme Michèle Alliot-Marie, vous attendiez-vous à ce que ce soit aussi dur ?
R - J'ai une certaine expérience, notamment par le ministère de la Défense où j'ai eu déjà à gérer un certain nombre de crises. J'ai également l'expérience du ministère de l'Intérieur où c'est pratiquement la crise au quotidien. C'est certainement une bonne préparation, on ne s'improvise pas diplomate ; on ne s'improvise sans doute pas non plus ministre des Affaires étrangères.
Ce qui est certain, c'est que je crois avoir rarement vu autant de crises internationales importantes sur une période aussi courte.
Q - Ce soir Le Caire, demain Amman, a-t-on le temps d'approfondir quoique ce soit lorsque l'on fait autant de choses, pour voir autant de gens en si peu de temps ?
R - Je pense qu'il est très important de ne pas avoir simplement des éléments d'un dossier mais de se rendre compte concrètement. Rencontrer les parents de Gilad Shalit, c'était pour moi important de parler avec eux afin qu'ils m'expliquent comment ils ressentaient les choses. C'est aussi, pour certains de mes interlocuteurs - j'en connaissais certains, pas tous -, une occasion de me faire connaître et de rappeler ce qu'est la position et la volonté de la France en appelant, par exemple, à la reprise des négociations de paix.
Q - Il y a toujours une «peau de banane» que l'on a du mal à imaginer...
R - C'est certainement un voyage extrêmement difficile, dans un contexte qui est très sensible, très complexe et en même temps un voyage indispensable car, si l'on veut pouvoir progresser dans le sens de la stabilité et de la sécurité du monde, il y a aussi des problèmes qu'il faut régler au fur et à mesure.
Par exemple, le dossier iranien, qui est en ce moment-même en train d'être traité à Istanbul, est extrêmement délicat et la France a une position très nette, une position de grande fermeté disant que l'Iran doit remplir ses obligations internationales et qu'il ne saurait être question qu'il fasse du nucléaire militaire. Nous sommes prêts, à la fois à tendre la main si l'Iran remplit ses obligations internationales et, en même temps, à aggraver encore les sanctions s'il ne les remplit pas.
Q - Quand vous rendrez-vous en Tunisie ?
R - J'irai en Tunisie lorsque les autorités se seront installées. Nous constatons avec plaisir et bonheur que les Tunisiens ont choisi la voie de la démocratie et de la liberté. Nous avons vu un certain nombre d'événements qui nous ont profondément attristés. Même après le départ de M. Ben Ali, il est vrai qu'il y a eu une période de grande insécurité qui heureusement à l'air de se calmer.
Q - Etes-vous plutôt rassurée ce soir ?
R - Sur la sécurité, apparemment, de ce que j'en sais, les choses ont l'air de se calmer un peu ; le couvre-feu a été réduit.
Q - Et sur la stabilité politique ?
R - C'est autre chose. Concernant la stabilité politique, ce que nous disons, c'est qu'il est indispensable qu'il y ait des élections dans les meilleurs délais possibles. Mais il est vrai qu'actuellement il y a une période transitoire dont nous souhaitons qu'elle se passe avec le moins de drame possible et avec le plus possible dans le calme. Il est vrai que la situation politique n'est apparemment pas encore stabilisée.
Il y a un gouvernement de transition et, en même temps, d'unité nationale qui a cherché à se constituer. Il a l'air d'avoir quelques difficultés puisqu'il y a eu plusieurs démissions concernant les personnes qui ont été pressenties. Les jours qui viennent seront sans doute importants et nous allons suivre tout cela de façon précise.
Q - Vous restez prudente et on le comprend.
Lorsque vous vous êtes installée au Quai d'Orsay, vous avez expliqué que vous vouliez faire de ce ministère un pôle d'expertise et que cela devait aider le président à prendre une décision ; des décisions ! Il y a du «boulot.»
R - Je vous rappelle qu'il y a effectivement tout juste deux mois que je suis installée. Nous avons besoin d'avoir une capacité d'expertise et de prospective. Il y a beaucoup de choses qui évoluent très vite et il est important que nous puissions anticiper ces évolutions.
Q - A quoi cela sert-il d'avoir des ambassades dans le monde entier, d'avoir des arabophones par centaines, par dizaines, d'avoir des experts des services secrets et de ne pas être capable de prévoir, de voir ce qui se passe dans un pays de dix millions d'habitants qui est une ancienne colonie.
Comment expliquez-vous que vous ayez été laissée dans une forme d'aveuglement sur ce qui se passait à Tunis ?
R - D'abord, il ne s'agissait pas d'une colonie mais d'un protectorat. Ce que je veux dire, c'est qu'en effet, nous avons vu monter un certain nombre de problèmes. Nous avons vu la frustration d'un certain nombre de jeunes formés parce qu'il y avait beaucoup de diplômés qui ne trouvaient pas d'emploi parce que la société tunisienne, la croissance tunisienne, même forte, ne le permettait pas.
Nous avons vu monter une exaspération contre la captation d'une partie de l'économie par une famille, la famille de la femme du président de l'époque. Nous avons vu monter aussi une exaspération contre l'absence de liberté politique qui avait sans doute été acceptée, durant un certain temps, parce qu'il y avait une croissance économique et qui ne l'était plus à un moment donné.
Ce qui est exact c'est que personne, ni les diplomates, ni les journalistes, ni les experts n'ont pensé...
Q - Vous l'avez déjà dit. Je poserai alors différemment la question : vous avez été ministre de la Défense, comment se fait-il que les services secrets français n'aient pas vu, n'aient pas entendu les préparatifs de la fuite ?Auraient-ils été occupés ailleurs ?
R - Ceci s'est décidé sans doute très rapidement. Je n'ai en effet pas d'explication. J'ai demandé ce qu'il en était en téléphonant en Tunisie ; on m'a parlé de ce qui s'était passé le matin et visiblement il n'y avait aucune indication. J'ai eu l'information au téléphone grâce à l'un de mes amis tunisiens qui se trouvait à Tunis et qui m'informait qu'il y avait des «bruits» ; «on nous dit que M. Ben Ali est parti.»
Q - Est-ce un ami tunisien que vous vous étiez fait au cours des années précédentes mais qui n'est pas une personne faisant partie des Affaires étrangères ?
R - Ce n'est pas un politique du tout. C'est quelqu'un avec qui j'ai de très bonnes relations.
Q - Vous seriez mieux informée par une relation de hasard que par tous vos diplomates ?
R - A quelques minutes près, tout est arrivé en même temps. Mais, si vous voulez, cela prouve aussi le besoin de cette capacité d'anticipation. Je ne dis pas que sur un événement qui tient à la décision d'une personne, on pourrait le savoir systématiquement, mais mieux prévoir un certain nombre de choses et sur plus long terme, cela me parait être un besoin dans ce ministère ; et c'est bien l'une des orientations, l'une de mes priorités.
Q - A Ramallah, avant-hier, des manifestations qui étaient organisées pour fêter la révolution tunisienne ont été interdites par l'Autorité palestinienne. Cela montre à quel point l'effet de contagion inquiète quand même dans cette région. Que dites-vous à vos interlocuteurs que vous venez rencontrer ici, que ce soit Moubarak, que ce soit le président Mahmoud Abbas ? Qu'une dictature cela finit mal, qu'elles sont plus fragiles qu'on ne pourrait le croire, qu'il est temps que la corruption, l'impunité, cela s'arrête ...
R - Je vais d'abord rappeler ce que sont les principes de la France en matière de politique étrangère : certes, la non-ingérence - nous n'allons pas faire des choses chez eux - mais, en même temps, je vais rappeler l'Etat de droit et notre soutien à la démocratie et aux libertés. De ce point de vue, il y a un certain nombre de choses qui sont dites et qui sont à dire.
Q - Vous avez dit, avant-hier, qu'il y a avait un risque imminent sur les Français au Nord-Mali. Vous avez sonné le tocsin. Est-ce que cela veut dire que l'échec de la prise d'otage par les terroristes d'Al Qaïda au Maghreb Islamique, la semaine dernière, qui s'est terminé dramatiquement par la mort de nos deux compatriotes, n'a pas dissuadé AQMI ?
R - Je ne pense pas effectivement qu'AQMI renonce. AQMI a une structure de quelques centaines de personnes qui sont totalement dispersées sur une zone absolument immense.
Q - Et l'emploi de la force, l'emploi très déterminé des forces spéciales à la frontière du Mali et du Niger, ne les a pas dissuadés ?
R - Si vous voulez, cela ne les a pas dissuadés. Je n'en sais rien, d'ailleurs nous allons voir. Nous avons cette alerte depuis plusieurs jours.
Q - Vous savez ce que l'on dit depuis plusieurs jours à Niamey : on dit qu'il y a eu quatre terroristes tués, donc il y aura quatre Français qui seront enlevés. C'est sommaire.
R - C'est très sommaire, parce que ce n'est pas du tout comme cela que cela fonctionne. Simplement, nous avions effectivement une alerte des services du fait d'un renseignement disant que l'on voulait enlever quelqu'un et comme c'est une période où il y a tous les festivals culturels du Nord-Mali, il est évident que c'est un moment sensible. C'est la raison pour laquelle nous avons fait venir, il y a déjà quelques jours, les agences de voyage pour les dissuader d'organiser des voyages, ce qu'elles ont parfaitement organisé. Mais vous avez toujours des gens qui vont à titre individuel et qui parfois ne se rendent pas compte du risque qu'ils prennent.
Q - Je voudrais revenir sur ce qui s'est passé parce que c'est très important ce qui est arrivé aux otages. Ce n'était pas une opération «rescue», une opération de sauvetage, c'était ce que les militaires appellent en général un combat de rencontres. Les otages n'avaient pratiquement aucune chance d'y survivre.
R - Non ce n'est pas du tout comme cela que l'on peut présenter les choses parce que ce n'est pas comme cela que cela s'est passé. Je crois que le ministre de la Défense, Alain Juppé, l'a très bien expliqué à l'Assemblée nationale. Nous avions deux de nos compatriotes qui dinaient dans un restaurant, qui ont été effectivement pris en otage par un groupe d'hommes armés. L'armée nigérienne, la gendarmerie nigérienne d'abord, a immédiatement lancé la poursuite derrière eux. C'est comme cela que les choses se sont faites. Les Nigériens nous ont prévenus et nous ont demandé de les assister, et surtout ils nous ont demandé d'essayer d'empêcher une rencontre qui pouvait se faire entre des gens d'AQMI, venant apparemment du Nord, et puis cette voiture. Il y a eu plusieurs accrochages. Il y a eu deux accrochages avec les Nigériens où il y a d'ailleurs eu des morts du côté de la gendarmerie nigérienne. C'est au moment où on a voulu empêcher cela qu'il y a eu l'accrochage. Ceci dit, nos otages, pour l'un d'entre eux, on le sait d'une façon assurée, a été exécuté.
Q - Assassiné ?
R - Assassiné, bien sûr, d'une balle dans la tête. Pour l'autre, c'est probable, on le suppose mais je ne veux pas trop en parler, c'est l'enquête judiciaire qui nous le dira avec précision. Il a sans doute été victime d'une rafale de kalachnikov. Ce que les Nigériens essayaient, et nous derrière eux, c'est d'empêcher qu'ils ne soient emmenés dans un endroit où on ne pourrait pas les récupérer.
Q - Est-ce que c'est vrai qu'une conversation a été interceptée entre preneurs d'otage où ils parlaient de nos deux compatriotes comme des chiens.
R - C'est ce que j'ai entendu. Je ne peux pas vous en dire plus. Ecoutez, ce n'est pas moi qui ai eu cela. Encore une fois, bien entendu j'ai été informée, ce qui est tout à fait normal, mais je ne peux pas vous en dire davantage. Et encore une fois, c'est souvent très difficile de savoir immédiatement. Attendons l'enquête judiciaire, je pense qu'elle permettra d'avoir toute la lumière sur cette affaire. Je crois que nous le devons aux familles, d'abord, auxquelles je pense en particulier. Nous le devons d'ailleurs à l'ensemble des Français et le président de la République a décidé qu'effectivement, les choses seraient dites totalement et très clairement.
Q - Merci Madame la Ministre d'Etat et bon voyage.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 janvier 2011
L'année 2011 a commencé il y a trois semaines ; il y a déjà eu la crise qui s'aggrave et s'enlise en Côte d'Ivoire, le week-end dernier, c'était la chute de Ben Ali et il y a quinze jours, l'enlèvement et la mort de deux jeunes Français au Sahel.
Bonsoir Mme Michèle Alliot-Marie, vous attendiez-vous à ce que ce soit aussi dur ?
R - J'ai une certaine expérience, notamment par le ministère de la Défense où j'ai eu déjà à gérer un certain nombre de crises. J'ai également l'expérience du ministère de l'Intérieur où c'est pratiquement la crise au quotidien. C'est certainement une bonne préparation, on ne s'improvise pas diplomate ; on ne s'improvise sans doute pas non plus ministre des Affaires étrangères.
Ce qui est certain, c'est que je crois avoir rarement vu autant de crises internationales importantes sur une période aussi courte.
Q - Ce soir Le Caire, demain Amman, a-t-on le temps d'approfondir quoique ce soit lorsque l'on fait autant de choses, pour voir autant de gens en si peu de temps ?
R - Je pense qu'il est très important de ne pas avoir simplement des éléments d'un dossier mais de se rendre compte concrètement. Rencontrer les parents de Gilad Shalit, c'était pour moi important de parler avec eux afin qu'ils m'expliquent comment ils ressentaient les choses. C'est aussi, pour certains de mes interlocuteurs - j'en connaissais certains, pas tous -, une occasion de me faire connaître et de rappeler ce qu'est la position et la volonté de la France en appelant, par exemple, à la reprise des négociations de paix.
Q - Il y a toujours une «peau de banane» que l'on a du mal à imaginer...
R - C'est certainement un voyage extrêmement difficile, dans un contexte qui est très sensible, très complexe et en même temps un voyage indispensable car, si l'on veut pouvoir progresser dans le sens de la stabilité et de la sécurité du monde, il y a aussi des problèmes qu'il faut régler au fur et à mesure.
Par exemple, le dossier iranien, qui est en ce moment-même en train d'être traité à Istanbul, est extrêmement délicat et la France a une position très nette, une position de grande fermeté disant que l'Iran doit remplir ses obligations internationales et qu'il ne saurait être question qu'il fasse du nucléaire militaire. Nous sommes prêts, à la fois à tendre la main si l'Iran remplit ses obligations internationales et, en même temps, à aggraver encore les sanctions s'il ne les remplit pas.
Q - Quand vous rendrez-vous en Tunisie ?
R - J'irai en Tunisie lorsque les autorités se seront installées. Nous constatons avec plaisir et bonheur que les Tunisiens ont choisi la voie de la démocratie et de la liberté. Nous avons vu un certain nombre d'événements qui nous ont profondément attristés. Même après le départ de M. Ben Ali, il est vrai qu'il y a eu une période de grande insécurité qui heureusement à l'air de se calmer.
Q - Etes-vous plutôt rassurée ce soir ?
R - Sur la sécurité, apparemment, de ce que j'en sais, les choses ont l'air de se calmer un peu ; le couvre-feu a été réduit.
Q - Et sur la stabilité politique ?
R - C'est autre chose. Concernant la stabilité politique, ce que nous disons, c'est qu'il est indispensable qu'il y ait des élections dans les meilleurs délais possibles. Mais il est vrai qu'actuellement il y a une période transitoire dont nous souhaitons qu'elle se passe avec le moins de drame possible et avec le plus possible dans le calme. Il est vrai que la situation politique n'est apparemment pas encore stabilisée.
Il y a un gouvernement de transition et, en même temps, d'unité nationale qui a cherché à se constituer. Il a l'air d'avoir quelques difficultés puisqu'il y a eu plusieurs démissions concernant les personnes qui ont été pressenties. Les jours qui viennent seront sans doute importants et nous allons suivre tout cela de façon précise.
Q - Vous restez prudente et on le comprend.
Lorsque vous vous êtes installée au Quai d'Orsay, vous avez expliqué que vous vouliez faire de ce ministère un pôle d'expertise et que cela devait aider le président à prendre une décision ; des décisions ! Il y a du «boulot.»
R - Je vous rappelle qu'il y a effectivement tout juste deux mois que je suis installée. Nous avons besoin d'avoir une capacité d'expertise et de prospective. Il y a beaucoup de choses qui évoluent très vite et il est important que nous puissions anticiper ces évolutions.
Q - A quoi cela sert-il d'avoir des ambassades dans le monde entier, d'avoir des arabophones par centaines, par dizaines, d'avoir des experts des services secrets et de ne pas être capable de prévoir, de voir ce qui se passe dans un pays de dix millions d'habitants qui est une ancienne colonie.
Comment expliquez-vous que vous ayez été laissée dans une forme d'aveuglement sur ce qui se passait à Tunis ?
R - D'abord, il ne s'agissait pas d'une colonie mais d'un protectorat. Ce que je veux dire, c'est qu'en effet, nous avons vu monter un certain nombre de problèmes. Nous avons vu la frustration d'un certain nombre de jeunes formés parce qu'il y avait beaucoup de diplômés qui ne trouvaient pas d'emploi parce que la société tunisienne, la croissance tunisienne, même forte, ne le permettait pas.
Nous avons vu monter une exaspération contre la captation d'une partie de l'économie par une famille, la famille de la femme du président de l'époque. Nous avons vu monter aussi une exaspération contre l'absence de liberté politique qui avait sans doute été acceptée, durant un certain temps, parce qu'il y avait une croissance économique et qui ne l'était plus à un moment donné.
Ce qui est exact c'est que personne, ni les diplomates, ni les journalistes, ni les experts n'ont pensé...
Q - Vous l'avez déjà dit. Je poserai alors différemment la question : vous avez été ministre de la Défense, comment se fait-il que les services secrets français n'aient pas vu, n'aient pas entendu les préparatifs de la fuite ?Auraient-ils été occupés ailleurs ?
R - Ceci s'est décidé sans doute très rapidement. Je n'ai en effet pas d'explication. J'ai demandé ce qu'il en était en téléphonant en Tunisie ; on m'a parlé de ce qui s'était passé le matin et visiblement il n'y avait aucune indication. J'ai eu l'information au téléphone grâce à l'un de mes amis tunisiens qui se trouvait à Tunis et qui m'informait qu'il y avait des «bruits» ; «on nous dit que M. Ben Ali est parti.»
Q - Est-ce un ami tunisien que vous vous étiez fait au cours des années précédentes mais qui n'est pas une personne faisant partie des Affaires étrangères ?
R - Ce n'est pas un politique du tout. C'est quelqu'un avec qui j'ai de très bonnes relations.
Q - Vous seriez mieux informée par une relation de hasard que par tous vos diplomates ?
R - A quelques minutes près, tout est arrivé en même temps. Mais, si vous voulez, cela prouve aussi le besoin de cette capacité d'anticipation. Je ne dis pas que sur un événement qui tient à la décision d'une personne, on pourrait le savoir systématiquement, mais mieux prévoir un certain nombre de choses et sur plus long terme, cela me parait être un besoin dans ce ministère ; et c'est bien l'une des orientations, l'une de mes priorités.
Q - A Ramallah, avant-hier, des manifestations qui étaient organisées pour fêter la révolution tunisienne ont été interdites par l'Autorité palestinienne. Cela montre à quel point l'effet de contagion inquiète quand même dans cette région. Que dites-vous à vos interlocuteurs que vous venez rencontrer ici, que ce soit Moubarak, que ce soit le président Mahmoud Abbas ? Qu'une dictature cela finit mal, qu'elles sont plus fragiles qu'on ne pourrait le croire, qu'il est temps que la corruption, l'impunité, cela s'arrête ...
R - Je vais d'abord rappeler ce que sont les principes de la France en matière de politique étrangère : certes, la non-ingérence - nous n'allons pas faire des choses chez eux - mais, en même temps, je vais rappeler l'Etat de droit et notre soutien à la démocratie et aux libertés. De ce point de vue, il y a un certain nombre de choses qui sont dites et qui sont à dire.
Q - Vous avez dit, avant-hier, qu'il y a avait un risque imminent sur les Français au Nord-Mali. Vous avez sonné le tocsin. Est-ce que cela veut dire que l'échec de la prise d'otage par les terroristes d'Al Qaïda au Maghreb Islamique, la semaine dernière, qui s'est terminé dramatiquement par la mort de nos deux compatriotes, n'a pas dissuadé AQMI ?
R - Je ne pense pas effectivement qu'AQMI renonce. AQMI a une structure de quelques centaines de personnes qui sont totalement dispersées sur une zone absolument immense.
Q - Et l'emploi de la force, l'emploi très déterminé des forces spéciales à la frontière du Mali et du Niger, ne les a pas dissuadés ?
R - Si vous voulez, cela ne les a pas dissuadés. Je n'en sais rien, d'ailleurs nous allons voir. Nous avons cette alerte depuis plusieurs jours.
Q - Vous savez ce que l'on dit depuis plusieurs jours à Niamey : on dit qu'il y a eu quatre terroristes tués, donc il y aura quatre Français qui seront enlevés. C'est sommaire.
R - C'est très sommaire, parce que ce n'est pas du tout comme cela que cela fonctionne. Simplement, nous avions effectivement une alerte des services du fait d'un renseignement disant que l'on voulait enlever quelqu'un et comme c'est une période où il y a tous les festivals culturels du Nord-Mali, il est évident que c'est un moment sensible. C'est la raison pour laquelle nous avons fait venir, il y a déjà quelques jours, les agences de voyage pour les dissuader d'organiser des voyages, ce qu'elles ont parfaitement organisé. Mais vous avez toujours des gens qui vont à titre individuel et qui parfois ne se rendent pas compte du risque qu'ils prennent.
Q - Je voudrais revenir sur ce qui s'est passé parce que c'est très important ce qui est arrivé aux otages. Ce n'était pas une opération «rescue», une opération de sauvetage, c'était ce que les militaires appellent en général un combat de rencontres. Les otages n'avaient pratiquement aucune chance d'y survivre.
R - Non ce n'est pas du tout comme cela que l'on peut présenter les choses parce que ce n'est pas comme cela que cela s'est passé. Je crois que le ministre de la Défense, Alain Juppé, l'a très bien expliqué à l'Assemblée nationale. Nous avions deux de nos compatriotes qui dinaient dans un restaurant, qui ont été effectivement pris en otage par un groupe d'hommes armés. L'armée nigérienne, la gendarmerie nigérienne d'abord, a immédiatement lancé la poursuite derrière eux. C'est comme cela que les choses se sont faites. Les Nigériens nous ont prévenus et nous ont demandé de les assister, et surtout ils nous ont demandé d'essayer d'empêcher une rencontre qui pouvait se faire entre des gens d'AQMI, venant apparemment du Nord, et puis cette voiture. Il y a eu plusieurs accrochages. Il y a eu deux accrochages avec les Nigériens où il y a d'ailleurs eu des morts du côté de la gendarmerie nigérienne. C'est au moment où on a voulu empêcher cela qu'il y a eu l'accrochage. Ceci dit, nos otages, pour l'un d'entre eux, on le sait d'une façon assurée, a été exécuté.
Q - Assassiné ?
R - Assassiné, bien sûr, d'une balle dans la tête. Pour l'autre, c'est probable, on le suppose mais je ne veux pas trop en parler, c'est l'enquête judiciaire qui nous le dira avec précision. Il a sans doute été victime d'une rafale de kalachnikov. Ce que les Nigériens essayaient, et nous derrière eux, c'est d'empêcher qu'ils ne soient emmenés dans un endroit où on ne pourrait pas les récupérer.
Q - Est-ce que c'est vrai qu'une conversation a été interceptée entre preneurs d'otage où ils parlaient de nos deux compatriotes comme des chiens.
R - C'est ce que j'ai entendu. Je ne peux pas vous en dire plus. Ecoutez, ce n'est pas moi qui ai eu cela. Encore une fois, bien entendu j'ai été informée, ce qui est tout à fait normal, mais je ne peux pas vous en dire davantage. Et encore une fois, c'est souvent très difficile de savoir immédiatement. Attendons l'enquête judiciaire, je pense qu'elle permettra d'avoir toute la lumière sur cette affaire. Je crois que nous le devons aux familles, d'abord, auxquelles je pense en particulier. Nous le devons d'ailleurs à l'ensemble des Français et le président de la République a décidé qu'effectivement, les choses seraient dites totalement et très clairement.
Q - Merci Madame la Ministre d'Etat et bon voyage.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 27 janvier 2011