Interview de M. Charles Josselin, ministre délégué à la coopération et à la francophonie, à RMC le 11 avril 1999, sur le bilan de l'aide humanitaire au Kosovo, l'assassinat du Président Baré au Niger et la préparation des élections européennes.

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Texte intégral

Q - Charles Josselin, vous êtes particulièrement en situation, puisque chargé de cette action humanitaire, vous êtes autour de Jacques Chirac et Lionel Jospin, avec Hubert Vedrine pour les Affaires étrangères, Alain Richard pour la Défense, le plus au contact de la situation au Kosovo. Et surtout, vous êtes aussi un homme de terrain, puisque vous êtes allé sur place, sur zone comme on dit, en Albanie et en Macédoine. Quelle est votre réaction dhomme après ce que vous avez vu, je ne parle pas, de votre rôle de ministre de la République, ni du politique, mais en tant quhomme tout simplement.
R - Je pense que ma réaction a été celle de tout homme ayant un peu de sensibilité, capable de voir ces milliers de réfugiés, de sentir leurs souffrances et il en découle à la fois un sentiment de tristesse bien sûr, mais aussi de colère. Je suis convaincu que jai trouvé là des raisons de plus de vouloir que nous fassions plier M. Milosevic.
Q - A votre connaissance, est-ce quil y a réellement des charniers ou des vols collectifs qui se seraient produits au Kosovo, de la part des Serbes.
R - Quand vous dites à ma connaissance, la réponse est non, je veux dire que je nai pas dinformations particulières. Jai vu dans un certain nombre dorganes de presse une référence à ces viols collectifs, jai même cru comprendre que les amis de M. Rugovar étaient eux-mêmes porteurs un peu de ces informations. Il nest pas hélas, impossible que lorsque les réfugiés reviendront au Kosovo et avec eux leurs amis, on trouve malheureusement des fosses un peu trop pleines. Cest parce que nous savons ce qui sest déjà passé ailleurs et ce que les mêmes ont fait ailleurs.
Q - Quand vous dites : « je suis très en colère », vous êtes en colère après qui spécifiquement, après Milosevic par exemple.
R - Oui, sachant la part quil a prise directement dans lenchaînement de ces événements qui ont conduit à cette situation. Car sil y avait aussi un doute quant à lélément qui a déclenché cette crise humanitaire, il est évident que ce ne sont pas les bombardements. Que M. Milosevic ait saisi les bombardements pour accélérer le plan quil avait mûrement défini, sans doute. Mais tous les réfugiés nous ont dit que ce nétait pas pour fuir les bombes, très peu au demeurant les ont entendues, encore moins senties. Cétait bien pour fuir la brutalité organisée par larmée et la police.
Q - Alors on va faire le bilan de laide humanitaire, quelques chiffres ?
R - Oui, 500 tonnes déjà transportées à Tirana ou à Skopje, beaucoup de tentes pour abriter, de la nourriture, des vêtements, des couvertures. Ce qui correspond à une première dépense de 50 millions de francs sur un engagement financier global annoncé par le Premier ministre, Lionel Jospin, il y a quelques jours, de 225 millions de francs. Il nous reste de la marge, même si à lintérieur de ces 225 millions il y a déjà une première aide directe à la Macédoine, nous en reparlerons peut-être, parce que ces pays, nous voulons quils accueillent, mais il faut les aider pour le faire.
Q - Cela sajoute à la part européenne, ou cest la part française de laide européenne ?
R - Cest uniquement la part bilatérale. Il faudra y ajouter la part que la France prendra, a déjà prise dans les crédits européens déjà mobilisés et dans les 250 millions deuros qui ont été annoncés jeudi dernier, lors du Conseil des ministres européens à Luxembourg et qui comprend 150 millions deuros daides humanitaires et 100 millions daides économiques aux pays en question.
Q - Vous dites que vous avez une toute petite marge et une certaine marge de manoeuvre définie par Lionel Jospin. Cette marge il vous la faudra parce que si nous sommes partis pour quelques semaines, comme il semble que cela soit vraisemblable, il va falloir un suivi et peut-être même un renforcement de cette aide humanitaire.
R - Il va falloir très certainement, en tout cas se donner les moyens de la faire durer, le moins longtemps possible. On ne peut pas préjuger de la durée de cette aide et avant que les conditions soient recréées pour permettre à ces réfugiés de revenir chez eux, il faudra sans doute un peu de temps.
Mais je voudrais aussi attirer votre attention sur le fait quil va falloir aussi que laide humanitaire se transforme un peu. Dans un premier temps cétait les nourrir, les héberger, il va falloir maintenant les faire vivre. Je veux dire par là, les accueillir autrement, que les enfants retrouvent peut-être le chemin de lécole, que les équipements de santé puissent être capables aussi daccueillir cette population. Cela veut dire de la phase strictement humanitaire que nous connaissons actuellement, il va peut-être, assez vite, falloir passer à une phase développement, car ces pays en ont aussi besoin.
Q - Demain, les ministres des Affaires étrangères de lOtan vont évoquer cette question ?
R - Je pense que, pour linstant, leurs questions, cest la participation de lOtan à la sécurisation des camps de réfugiés pour les mettre à labri de détournements de trafics dont on peut imaginer quils excitent certaines convoitises. Cela veut dire aussi, cest le cas des militaires français actuellement, participer très directement à laccueil des réfugiés. Je rappelle que le camp de Brada (phon) qui est lui en Macédoine, un peu en dessous de cette fameuse frontière de Blace qui a donné lieu à des scènes tout à fait effrayantes, celles que jai vues dailleurs précisément, a été monté par les militaires français, gérés par eux, en attendant peut-être que des ONG françaises en prennent la relève.
Q - Dans un premier temps, ce sont nos soldats qui distribuent votre aide humanitaire.
R - Il y a cette chaîne là, mais sur laquelle se branchent évidemment les organisations humanitaires elles-mêmes. Je pense à la Croix- Rouge, mais elles sont presque toutes là-bas.
Q - Mais comment travaillez-vous avec elles ? Est-ce que cela se passe bien avec eux, La Croix-Rouge et les ONG ?
R - Je vais prendre un exemple. Vous allez comprendre. Il y a cette opération de colis qui est en cours et qui rencontre - jen suis très heureux - la générosité des Français. Tous les témoignages concordent. Je crois que pour linstant, on parle de 1.000 tonnes de nourriture. Ce qui correspond sans doute à « 200.000 colis » quil va déjà falloir acheminer. La Croix-Rouge et La Poste ont passé un accord. Cest La Poste qui, par exemple, achemine les colis de la Croix-Rouge. Il va falloir, à partir dIstres, que nos Transal les transportent à Tirana ou à Skopje et que de là on les redistribue. Dans certains cas, ce sont nos militaires qui vont distribuer les colis, dans dautres cas, là où les ONG sont sur place, ce sont les organisations humanitaires françaises qui vont sen occuper. Et parmi celles-là, il y a aussi bien le Secours catholique que le Secours populaire ou Médecins sans Frontières ou Médecins du Monde, ou Action contre la faim. Presque toutes les ONG commencent à être sur place. Le problème est dorganiser entre elles ce travail. Dune manière générale, cest la coordination de cette action humanitaire qui a posé beaucoup de problèmes au départ. Elle est en train, je crois, de sorganiser convenablement. Je vais demain à Genève rencontrer Mme Ogata, après avoir rencontré dailleurs Mme Bonino, commissaire européen.
Q - Dites qui est Mme Ogata pour nos auditeurs.
R - Pardonnez-moi, Mme Ogata est la présidente, la directrice générale du Haut commissariat pour les réfugiés, qui est une organisation qui dépend des Nations-Unies et qui a précisément en charge laccueil des réfugiés et les négociations politiques, en particulier avec les pays, pour faciliter laccueil de ces gens.
Q- Mais, Monsieur le ministre, pourquoi travaille t-on dans lurgence dans cette affaire ? Est-ce que cet aspect humanitaire ne pouvait pas être envisagé au moment où a été décidée loffensive ?
R - Cest une question qui a été posée assez souvent. Jai dailleurs eu loccasion dy répondre quand M. Madelin a interrogé le gouvernement à lAssemblée nationale il y a quelques jours. Jai simplement répondu que préjuger à lavance de la brutalité avec laquelle M. Milosevic allait saisir cette occasion pour évacuer le Kosovo nétait pas évident. Mais préparer les camps à lavance, cétait lui dire en quelque sorte : « vous pouvez y aller, nous sommes prêts... »
Q - Une sorte de feu vert quoi !
R - Cétait totalement impossible. Cétait une forme de complicité et nous ne pouvions pas nous y résoudre.
Q - On dit que la France aurait préféré quil y ait cette préparation humanitaire quand même, que les Américains sy seraient opposés. Avez-vous connaissance de ces informations ?
R - Non, je crois que lon pourra reparler des relations entre la France et les Etats-Unis dans le cadre de cette opération. Je ne le pense pas, mais je ne manquerai pas, puisque vous men donnez lidée, dinterroger Mme Ogata pour savoir si la directrice générale du Commissariat aux réfugiés, elle, a peut-être eu connaissance de ces dissensions.
Q - Vous laurez remarqué, il y a un néologisme qui vient de faire son apparition dans le vocabulaire des ONG, cest le mot « urgentiste « , cela veut tout dire. Quelle est pour vous aujourdhui la faille durgence ? Est-ce quon en est encore à la priorité qui consiste à aller très vite, avant dattaquer la deuxième phase ?
R - Dans certaines régions dAlbanie, en particulier, oui, là où lafflux de réfugiés continue et dans des régions surtout qui reçoivent les réfugiés qui ont déplacé à partir de Macédoine. Il y a là, quelques villes qui posent encore des problèmes durgence où il faut encore très vite organiser laccueil. Mais je fais observer que nos ONG ont une grande flexibilité : elles sont capables de monter un camp, commencer à le faire fonctionner et ensuite passer la main en quelque sorte aux autorités albanaises.
Q - Vous avez vu aussi ce que disent ces ONG. Elles disent « attention, Messieurs et Madame de lOtan, ne nous piquez pas notre job - si vous me permettez lexpression -, vous faites un peu notre travail ». Il y a quelques petites polémiques qui naissent ici et là, cest inévitable ?
R - Non, je sais quil y a ce débat. Il est vrai que nous sommes en face dune crise humanitaire pas tout à fait comme les autres.
Q - Pourquoi ?
R - Parce quil y a dans le même temps une opération de lOtan et quil y a sur place des moyens militaires qui ne sont pas toujours là quand il y a une action humanitaire denvergure. En ce qui concerne la France en particulier, il nous est venu tout naturellement, évidemment à lidée quen attendant larrivé sur place dorganisations non gouvernementales, qui navaient pas encore les moyens dêtre là, les militaires eux létaient, avaient des moyens de transport, une logistique et que lurgence demandait quon utilise très vite ces moyens, y compris militaires. Mais je crois que les choses sont en train de se recaler entre le secrétaire général de lOtan, M. Javier Solana et Mme Ogata, dont je parlais à linstant.
Q - Mais les 8.000 soldats qui sont là, déployés en ce moment en Albanie, dont on dit quils ont une tâche humanitaire. Ont-ils ont réellement une tâche humanitaire, ou est-ce que cela sera une sorte de paravent pour une éventuelle présence terrestre ?
R - Non je crois que cest vraiment avec le souci daméliorer laccueil... Vous savez 300.000 réfugiés qui arrivent dans un pays dont les structures sont particulièrement faibles, je rappelle que si le pouvoir albanais contrôle assez bien la région de Tirana, il nen est pas de même au nord, il nen est pas de même au sud. Si nous voulons éviter que ces camps soient comme on dit, sous influence de telle ou telle faction, il est tout à fait indispensable quil y ait...
Q - Quand vous dites faction, dailleurs cest un euphémisme parfois.
R - Oui, les factions en question sont parfois musclées...
Q - Ont la capacité dêtre très directives.
R - En effet. Et si nous voulons que ces réfugiés puissent recharger en quelque sorte les accus avec le minimum de tranquillité, mais surtout, sassurer, jy insiste, que les sommes considérables qui vont être mobilisées dans le cadre de cette action humanitaire arrivent bien à ceux pour lesquels on les a décidées...
Q - Car il y a des risques de détournement, cest tout de même ce que vous dites ?
R - Bien sûr, il y a des risques de détournement, dès lors que lEtat est faible, il y a des risques que dautres pouvoirs semploient à détourner ces sommes et nous devons absolument lempêcher.
Q - Peut-on parler dans cette action humanitaire de cohésion et de cohérence européennes ?
R - Sur le terrain jobserve déjà quil y a des partenariats féconds des camps qui sont gérés entre Anglais et Français, dautres qui sont gérés entre Français et Allemands, pour prendre cet exemple. Je crois que là aussi jen parlerai avec Mme Bonino, que je vois donc à Bruxelles demain et qui est le commissaire européen chargé de ces questions humanitaires. Je crois vraiment quil y a une conscience européenne qui naît aussi, dans ce domaine humanitaire autour du Kosovo. Jai beaucoup apprécié, cest vrai, que jeudi dernier, pour la première fois depuis le début des frappes aériennes, les quinze ministres européens réunis se soient mis daccord sur une résolution finale qui déclare que lintervention de lOtan est juste et justifiée. Et quils se sont mis daccord aussi pour mobiliser le budget de lEurope pour une action humanitaire coordonnée.
Q - A propos de la mobilisation, comment expliquez-vous celle des opinions et notamment lopinion française qui ne cesse de monter, si jose dire, dans lapprobation de ce qui se passe là-bas côté occidental ?
R - Parce que cest encore, cest sans doute une autre Europe, mais cest lEurope aussi. Je crois, je ne sais pas si les candidats en campagne pour les Européennes ont accordé à ce dossier limportance quil mérite me semble t-il, mais cest une des raisons de la très grande sensibilité de nos opinions à ce drame du Kosovo.
Q - Est-ce quà votre avis cest vraiment un signe de conscience européenne cette mobilisation, ou peut-être plus simplement le choc des images vues à la télévision ?
R - Les images bien sûr expliquent en partie cela, mais il y a eu dautres drames ailleurs, parfois même revendiquant mieux en quelque sorte lappellation de catastrophe humanitaire que celui-ci. On peut parler de crise humanitaire grave, mais lAfrique par exemple, il ny a pas encore longtemps nous a montré...
Q - Encore maintenant.
R - Des foules plus innombrables encore et des victimes plus nombreuses et avec des atrocités probablement encore plus caractérisées. Il y a eu un mouvement de solidarité, on se rappelle encore le mouvement qui avait été créé autour des boat-people par exemple. Mais là, je crois que cest particulier et cest lié au fait que ce soit, si près de nous, à deux heures de Paris. Peut-être que les gens se disent « cela pourrait être nous » quelque part. Comme si les gens sentaient aussi que cette instabilité là des Balkans pouvait, à nouveau, provoquer la nôtre.
Q - On a déjà donné dans le genre, si je puis dire.
R - La mémoire collective y est pour quelque chose.
Q - Tout à fait. Je reviens si vous le voulez bien à Milosevic, est-ce quil nest pas lui-même une sorte de preuve vivante dun certain échec de lEurope, de nous européens. Le fait quil soit là, est-ce quil naurait pas fallu travailler un peu plus en amont... ?
R - Est-ce nous qui lavons créé... ?
Q - Non, mais cest peut-être nous qui ne lavons pas traité depuis 10 ans.
R - Je ne crois pas quil faille poser la question de cette manière...
Q - On la pris à un moment donné pour un modéré....
R - Non la question se pose de savoir si on naurait pas dû intervenir plus-tôt. Lorsque le même avait commencé à témoigner ce dont son nationalisme était capable et on a des exemples, on pense à la Bosnie - plusieurs de vos collègues journalistes de la presse écrite ont montré la difficulté quil y avait à conjuguer démocratie et décision dapplication militaire. Peut-être que les démocrates ont tort dailleurs de penser, a priori, que lopinion est contre. La preuve, quand il y a explication est quil nest pas impossible que lopinion se mobilise et considère quune intervention militaire est juste. Si cest vrai, et je crois quon est en train dassister à ce phénomène là. Je considère que cest un progrès nouveau de la démocratie, parce que la démocratie ne peut pas toujours se satisfaire de la seule non violence par rapport à des situations aussi graves.
Q - Tout à lheure vous disiez que cest un nationaliste, ce nest que cela, Milosevic ?
R - Je crois quen tout cas il illustre bien jusquoù le nationalisme exacerbé peut aller, car cest au nom du nationalisme tout de même quil a entrepris ces combats. Il est probablement plus que cela.
Q - Plus que cela, cest du fascisme !
R - Je crois que cela lui ressemble.
Q - Je voudrais aussi revenir pour bien fixer les idées et, notamment, pour nos auditeurs, au montant global, y compris bilatéral et européen, de notre aide et puis si peut être, je ne vais pas vous demander de lancer un appel, mais est-ce quil faut continuer spontanément de la part des Français de faire les gestes quils font en ce moment ?
R - Bien volontiers, à la première question dabord, je disais 225 millions de francs cétait laide bilatérale que la France avait décidé dengager. La part de la France dans les 250 millions deuros décidée jeudi à Luxembourg, cest 280 millions de francs, cest-à-dire que le total dépasse déjà les 500 millions de francs comme participation de la France dans cette opération. Il faudrait y ajouter, le calcul sera fait, il est un peu plus difficile à faire, tout ce que la générosité des Français est en train dapporter dans cet extraordinaire mouvement que nous constatons. Et la décision vient dêtre prise à la demande du Haut Commissariat aux Réfugiés par lOtan de déployer 8.000 soldats en Albanie pour les tâches que jévoquais tout à lheure.
Q - Monsieur le Ministre, il y a eu aussi une sorte de polémique, ou un début de polémique, sur la question de laccueil des réfugiés en France. On a dit, « si on procède à cet accueil, de façon très organisée, cest une façon dentériner au fond la politique de Milosevic ». Quen pensez-vous, que répondez-vous à cela ?
R - Vous savez le choix que la France a fait, en tout cas la priorité que la France a retenu est une priorité que nous avons fait partager à nos collègues européens, puisque pour revenir à la même réunion de Luxembourg jeudi, sagissant de laccueil des réfugiés, laccent, la priorité a été donnée à laccueil dans les pays proches du Kosovo, de façon à faciliter leur retour dans leur pays. Ce qui ne doit pas sopposer, encore moins exclure, lautre solution qui est un accueil chez nous. Les Allemands ont fait ce choix pour partie, ils ont appelé à partager laccueil chez eux, sachant que cest vers lAllemagne que spontanément, à cause dune présence importante de la communauté kosovare en Allemagne, que que les demandes daccueil pouvaient se diriger. La France, de son côté, se donne les moyens de préparer cet accueil dès lors que des Kosovars voudraient, surtout ceux qui ont des liens particuliers avec la France, des raisons familiales ou qui auraient des problèmes spécifiques de venir. Jobserve quil ny a pas un très grand engouement à ce déplacement vers lEurope et que la majorité des réfugiés déclarent vouloir rester, certains même presque trop près, puisque vous lavez vu comme moi, certains voudraient rester au plus près de la frontière pour rentrer chez eux tout de suite. Ce qui nest pas le plus facile pour leur accueil, cest le cas du côté de Kukes en particulier.
Q - Une question politiquement non correcte si vous me le permettez. Cest le jour de la Pâque orthodoxe aujourdhui. Est-ce que vous avez aussi une pensée pour les Serbes bombardés et est-ce quils sont tous à mettre dans le même sac, cest-à-dire le sac de leur dirigeant ?
R - Comment dire, peut-être que le crime le plus grave que M. Milosevic est en train de commettre, cest vis à vis des Serbes eux-mêmes, en dégradant totalement lidée, quon se fait de ce peuple, alors que la France a, avec lui, des relations très anciennes. Je voudrais faire référence à ce que disait un un écrivain serbe qui sappelle David Albari, ne pas confondre avec M. Kadare, qui est lécrivain emblématique dAlbanie. Il sagit dun Serbe, Albari - je cite son nom -, qui disait quil était partagé entre la honte et la fierté, la honte à cause de ce qui se fait au nom du nationalisme serbe et la fierté dappartenir à ce peuple qui a une grande histoire. Je voudrais dire aux Serbes que ce nest pas contre eux que nous faisons cette guerre, mais contre une politique menée par un homme et peut-être léquipe qui laccompagne. Nous espérons bien que, très vite, nous pourrons reprendre avec la Serbie des relations damitié et, pourquoi pas, demain, les aider aussi dans leur propre développement, car nous savons quils auront aussi des problèmes de ce type.
Q - Si leur image nest pas dégradée, trop dégradée pour longtemps.
R - Enfin cest la responsabilité que M. Milosevic porte aujourdhui et elle est, me semble t-il, très grave.
Q - Puisquon en est aux précisions si on parlait de lUCK, comment il faut les appeler aujourdhui. Est-ce quil faut les appeler des terroristes, des rebelles, des résistants, je parle des forces du Kosovo ? Ce ne sont pas des enfants de coeur non plus !
R - Je pense quà Belgrade, on ne les appelle pas de la même manière quà Tirana.
Q - Non mais à Paris, comment est-ce quon les appelle ?
R - A Paris, je crois que là encore, selon les sensibilités quils suscitent, ici où là, les termes sont différents. Je connais même une communauté serbe à Paris qui nest pas forcément prête à leur donner lappellation la plus flatteuse. En ce qui nous concerne, là, je vous renvoie à ce que le ministre de la Défense, Alain Richard, a déclaré tout au court de cette période : il nest pas question pour linstant dimaginer une aide militaire à lUCK. La question qui peut se poser par rapport à ce mouvement, cest la question dune éventuelle aide alimentaire que certains ont évoquée, qui na pas été décidée. Pour linstant, ce nest pas à lordre du jour, mais la question pourrait se poser, car il est évident quils sont dans des zones coupées de leur base.
Q - Il ne faut pas leur livrer darmes en tout cas !
R - La question nest pas à lordre du jour.
Q - Non, mais vous, vous pensez quil ne faut pas le faire.
R - La question de ce que je pense est en loccurrence tout à fait secondaire. La question est de savoir ce que la France veut faire et dautres sont plus directement chargés de cela que moi. Cest le président de la République, cest le Premier ministre, cest le ministre de la Défense qui, en effet, ont réponse à cette question. Vous comprendrez que je leur laisse cette responsabilité.
Q - Alors justement une question franco-française pour clore ce chapitre, comment se passe la cohabitation vis à vis de cette guerre à propos du Kosovo, comment cela fonctionne, est-ce que cest harmonieux ? Certains vont jusquà dire, ou même écrire, je caricature un peu, mais : « ah que la guerre est jolie pour la cohabitation « .
R - Je peux observer que, dune manière générale, la politique extérieure de la France, depuis bientôt deux ans est marquée par une bonne cohabitation et que sur dautres conflits, la France a pu sexprimer dune seule voix, à cause de cette cohabitation ou de cette bonne compréhension. Faut-il rappeler que sur lIraq, il ny a pas si longtemps, si la France a pu avancer un certain nombre de solutions diplomatiques - toutes nont pas abouti comme nous lespérions - mais si la France a pu peser sur le cours des choses, cest parce que la France sexprimait dune seule voix et ça cela renvoie directement en effet à la bonne relation qui existe en matière de politique étrangère entre lElysée et Matignon, cest incontestable.
Sagissant de ce dossier là, vous aurez pu observer la parfaite concordance entre lintervention, lallocution du chef de lEtat et lintervention du Premier ministre. Je crois quil faut sen féliciter, car on imagine mal que, sur un dossier aussi grave, il puisse y avoir dissensions ou débats, ou alors la France disparaîtrait en quelque sorte du débat au sein de lOtan, mais aux Nations unies aussi.
Q - Un dernier mot sur le Kosovo, si vous le voulez bien. Est quil y a encore une chance pour la diplomatie ? Est-ce quil y a au fond, au-delà de tout cela, une porte de sortie ?
R - Hubert Vedrine ne cesse de sy employer. Les contacts quil a, presque quotidiennement avec ses collègues européens, avec Mme Albright, avec les Russes, le fait aussi que Kofi Annan et nous en sommes très satisfaits, ait fait le choix de rentrer en quelque sorte davantage dans la partie, nous rappellent que lobjectif cest quand même bien darrêter cette guerre, à condition que ce soit aux conditions de la démocratie et pas à celles que M. Milosevic voudrait imposer.
Q - Il nest pas un peu tard pour lONU dentrer dans le jeu, mais pour faire bien dans le paysage, cest utile ?
R - Non, je ne le crois pas.
Q - Cela parait un peu tard.
R - Je ne crois pas. Les conditions nétaient peut-être pas réunies au moment de lentrée en guerre, appelons les choses par leur nom. Mais lorsquil sagit de sortir de cette guerre et de créer les conditions de la paix, dune paix durable, il me parait indispensable que lONU sen préoccupe et que dautres acteurs soient associés, on pense aux Russes bien entendu.
Q - Mais est-ce quon peut faire confiance aux Russes justement avec un Boris Eltsine pour le moins bizarre, dans ses déclarations de vendredi par exemple ?
R - Oui, je sais. Mais, je crois que néanmoins il y a Eltsine, il y a lEtat russe, malgré la situation difficile quest la sienne. Ils ne peuvent pas être oubliés dans cette affaire. Cest en tout cas le point de vue de la France.
Q - Alors changement complet de chapitre pour un autre domaine de votre champ ministériel, parlons un peu de la coopération en Afrique. Ce qui vient de se passer au Niger, avec lassassinat du président Baré qui, si je ne mabuse, avait le soutien de la France, ne constitue pas une sorte déchec ?
R - Le président Bare avait dautant plus le soutien de la France quil sétait engagé dans un processus démocratique, notamment dans lorganisation délections locales.
Q - Quil avait truquées à la fin !
R - Qui justifiait que nous laidions. Je crois que le trucage renvoie davantage aux élections présidentielles qui lavaient fait élire. Mais sagissant des élections locales, cest bien lannulation dailleurs dune partie de ces élections locales qui a été sans doute lélément déclencheur, parce que cette décision a révélé aussi la faiblesse relative du président Baré par rapport à son entourage. Bref, vendredi dernier il y a eu ce que son Premier ministre a appelé « un accident malencontreux » : les officiers de la garde présidentielle ont tourné leurs armes vers le président et lont assassiné.
Q - Un accident est très vite arrivé là-bas !
R - La France suit de très près cette situation, lAssemblée a donc été dissoute. Limage dun coup détat vient évidemment tout de suite à lesprit mais, dans le même temps, nous savons que le dialogue continue entre le Premier ministre, le chef détat-major des armées et les principaux leaders de lopposition, ce qui devrait, enfin nous incite à attendre avant de porter un justement définitif sur cette situation et dattendre surtout, pour savoir quelle attitude, la France, dans sa coopération avec ce pays, va décider.
Je voudrais simplement dire que cest le pays qui ma fait connaître un peu lAfrique, puisque javais jumelé le département des Côtes dArmor, que je présidais à lépoque, avec le département dAgadès. Cela fait dix ans que je suis de près ce pays. Je suis évidemment plus désireux encore quun autre de le voir enfin entrer dans une phase et de démocratie et de développement.
Q - Autre événement cette semaine : premièrement les élections en Algérie, seront-elles, à votre avis, vraiment transparentes ? Deuxièmement, comment vous expliquez le fait que les Algériens en France ne se pressent pas, semble t-il,pour voter ?
R - Je ne sais pas ce qui fait dire quils ne se pressent pas pour voter. Si on compare le taux de participation avec celui de 95, il est évidemment plus faible. En 95, il y avait deux jours délection, cette fois six jours. Et cest bien parce que les Algériens, en 95, avaient trouvé que le temps de vote était trop limité, que les autorités algériennes ont elles-mêmes accepté que la période électorale soit beaucoup plus longue. Alors je crois que cest seulement quand ces 6 jours seront écoulés quon pourra porter un jugement sur le taux de participation. Je le souhaite le plus élevé possible et je souhaite, cest vrai, que ces élections présidentielles soient aussi une étape vers une démocratie enfin apaisée. Même si nous savons bien que ce nest pas simplement lélection qui va permettre du jour au lendemain de régler la situation, je crois que cest une étape tout à fait essentielle et nous espérons, je le répète, que les élections permettront aux Algériens, massivement, dexprimer ce quils veulent.
Q - Alors transition facilitée par vous, nous avons nous aussi très bientôt des élections, le 13 juin. Cest quand même un paradoxe, il y a des effets indirects et un peu collatéraux de la guerre qui a tendance à fortement masquer la campagne des Européennes, alors même quon est au coeur des enjeux européens avec le Kosovo, puisquil sagit de la présence de lEurope en Europe aussi.
R - Oui dune part et le Kosovo est aussi révélateur de ce qui reste à faire, pour avoir une Europe pleine et entière, je veux dire, capable aussi de sa puissance et de sa sécurité. Il est clair quau lendemain de cette histoire du Kosovo qui est loin dêtre terminée, mais on peut quand même penser que demain, on pourra commencer à lanalyser. Il faut que les Européens se donnent les moyens dêtre davantage capables dassurer leur sécurité et leur défense, cest un beau sujet de débat.
Q - Il faut plus dEurope !
R - Il faut plus dEurope. Cest peut-être dailleurs en essayant - je crois que cest Kadaré dailleurs qui le souhaite -, quon européanise les Balkans. Je suis convaincu quà terme cette fragmentation qui caractérise cette région - cest la définition de la balkanisation - ne sera gérable quà la condition que ce soit dans un cadre élargi dune union réussie, peut-être dabord un pacte de stabilité. Cest ce que les pays européens proposent à cette région du monde ; cest ce que nous avons décidé là aussi jeudi dernier, quils les habituent à vivre déjà entre eux, et puis resserrer le lien entre, ce quils veulent dailleurs, entre lEurope et cette autre Europe. La Francophonie peut peut-être dailleurs y contribuer, je noublie pas que lAlbanie et la Macédoine sont observateurs : ils ont vocation à entrer dans la Francophonie, la Roumanie y est déjà, la Moldavie aussi. Je pense que nous avons là, certainement, nous, Français, une carte particulière à jouer.
Q - Estimez-vous quà loccasion de ces élections, que le débat est vraiment posé. Quand on voit par exemple sur la liste socialiste le numéro 3, visiblement pas daccord sur la guerre du Kosovo et pas tout à fait non plus sans doute sur les objectifs européens, participer à la même liste que M. Hollande, et on pourrait trouver dautres exemples dans dautres parties du paysage politique.
R -Je connais bien M. Sami Nair, parce que nous avons eu à travailler ensemble sur ce quon appelle le codéveloppement, en particulier, parce quil en était chargé, dans le cas dune structure interministérielle. Je voudrais dabord faire observer que sur lanalyse des responsabilités et, en particulier, celle de Slobodan Milosevic, il ny a pas débat, il ny a pas opposition au sein même de la gauche plurielle.
Q - Il y a opposition sur la méthode.
R - Il y a réserve sur les moyens employés pour le faire plier, il y a eu débat. Jobserve aussi que M. Chevenement se rend, si je puis dire, à la loi majoritaire en loccurrence et je trouve quil est normal quil agisse ainsi.
Q - On a un peu limpression que cest à contre coeur tout de même !
R - Sans doute, mais je connais même quelques socialistes qui ont été un peu aussi à contre coeur et qui, aujourdhui, là aussi je crois se rendent compte comme lopinion, quil ny avait pas dautres alternatives. Les Français, nous le disions à linstant, se sont tellement impliqués vers la solution diplomatique quils ont des raisons en plus de simpliquer dans une autre solution, dès lors que tous les efforts ont été faits et que cest M. Milosevic qui a refusé cette solution diplomatique. Sagissant de lEurope, pour revenir à lEurope, je connais bien le débat. Jai pendant 10 ans présidé la délégation de lAssemblée nationale pour lUnion européenne. Le débat nest pas tellement sur lobjectif européen, il est sur le contenu de lEurope que nous voulons demain. Certains voudraient une Europe plus sociale où la régulation publique soit plus forte...
Q - Cest vous notamment hein ?
R - Oui, je suis assez partisan de cela, et beaucoup de socialistes sont sur cette logique. Certains craignent que lEurope, dès lors quelle va continuer à saccomplir sur le plan politique, va dissoudre en quelque sorte lidentité nationale, cest un débat. Le choix qui a été fait en tout cas dune Europe des Nations est de nature à rassembler très largement et jobserve que cest le cas, en tous cas, entre socialistes.
Q - Et les communistes, cela se passe comment avec eux, sur ce dossier, estimez-vous quils ont évolué ?
R - Je pourrais faire observer que sur ce dossier - vous parlez du Kosovo - il ny a pas toujours entre communistes le même discours et au sein même des communistes et certains communistes tiennent sur le dossier Kosovo un discours qui peut être différent de celui de tel ou tel responsable de ce parti. Je crois quil est donc difficile de considérer que les communistes, globalement, brutalement en quelque sorte auraient une position différente. Je sais quils souhaitent, mais nous aussi, mais le font entendre de manière peut-être plus forte, quun cessez le feu puisse intervenir plus tôt. Ils disent, mais nous aussi, mais ils le disent peut-être plus fortement quil faudrait que la Russie soit impliquée dans la recherche dune solution. Cest là, à mon avis quil y a des différences, mais ce sont plus des différences que des oppositions.
Q - Est-ce que les clivages au fond, entre les pro-européens et les souverainistes comme on dit maintenant, ne traversent pas un peu toutes les familles politiques en France ?
R - Oui. Et il nest pas impossible quau travers du Kosovo ce soit une sorte aussi dune autre citoyenneté européenne qui soit en train de se créer. Je pense que ce conflit du Kosovo va tout de même éclairer, de manière un peu singulière, cette campagne des européennes.
Q - Peut-être même en renforcer la participation, avoir un impact positif ?
R - Je le souhaite en tout cas. Je souhaite que les Français trouvent davantage de raisons encore de sintéresser à lEurope, donc à la campagne des Européennes, parce que la crise du Kosovo aura montré tout ce qui reste à faire pour que lEurope soit vraiment accomplie.
Q - Mais si tout le monde vous écoute et va être peu ou prou-européen, quel va être lenjeu des élections européennes, cela va être un enjeu purement intérieur, droite-gauche, majorité-opposition ?
R - Jespère bien quon parlera aussi de vrais dossiers comme lEurope sociale, comme la relation de lEurope avec lOrganisation mondiale du commerce, lutilisation que leuro doit permettre pour promouvoir lemploi, enfin toutes ces grandes questions. Ce nest pas cela qui va mobiliser les plateaux de télévision, ni les foules vraisemblablement. Je ne désespère pas complètement, de la capacité quont les médias à mobiliser les Français sur lEurope. Je me permets tout simplement de vous renvoyer cette balle, si je puis dire.
Q - Merci, nous la reprenons. Nous avons limpression, nous les observateurs, que de temps à autre il sagit quand même dune sorte de combat de chefs et, quau fond, cest un tour de chauffe, comme on dit familièrement, avant 2002 et avant lélection présidentielle. Est-ce que vous avez, vous aussi, cette impression ?
R - Toute élection, quils sagissent délections européennes, délections locales ou départementales, est nécessairement un moment important dans la vie dune démocratie, parce que cela va être révélateur de certains équilibres. Cest un sondage en vraie grandeur. Il y aura dautres échéances en effet, peut-être plus importantes. On peut considérer que léchéance présidentielle, législative, tout cela rentre dans cette préparation là sans doute. Mais chaque élection a sa singularité et lélection européenne, pour lavoir conduite moi-même quand je fus candidat en 79, je le sais, est quand même un peu singulière.
Je voudrais dire juste un mot, vous parliez de lAfrique tout à lheure : lEurope cest aussi Lomé, cest aussi une relation singulière avec lensemble des pays en développement. Je voudrais tout simplement rappeler le rôle que la France joue pour resserrer le lien entre lEurope et lAfrique et emmener, en quelque sorte, lEurope avec nous pour aider les pays africains, en particulier à se développer.
Q - On a limpression, et ce sera ma dernière question pour parler un peu de vous, que vous avez un bon job et que vous laimez bien ?
R - Jai beaucoup de chance à avoir à gérer des dossiers aussi passionnants, un métier qui moblige à mouvrir sur désormais lensemble du monde depuis que la réforme de la coopération a désenclavé, en quelque sorte, lAfrique francophone. Je crois que japprécie beaucoup ce que je fais et jespère le faire bien.
(Source http ://www.diplomatie.gouv.fr, le 13 avril 1999 )