Texte intégral
Vous examinez aujourd'hui une proposition de loi qui a été débattue et rejetée par l'Assemblée Nationale le 23 novembre dernier.
L'examen de ce texte au sein de la Haute assemblée me donne l'occasion de rappeler combien je suis attaché à la liberté de l'information et aux garanties qui doivent être données aux journalistes d'exercer leur profession dans le cadre de cette liberté fondamentale. Toutefois, pour des raisons très précises que je vais vous présenter, je ne suis pas favorable à l'adoption d'une disposition tendant à reconnaître l'indépendance juridique des rédactions comme le souhaite la proposition de loi que vous nous présentez.
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, des sociétés de rédacteurs ou de journalistes - l'appellation varie et l'on parle aussi parfois de conseil ou comité de rédaction - sont créées, souvent à la demande des journalistes et acceptées par l'éditeur, selon des modalités et avec des compétences diverses, au sein des titres de presse, mais également dans le secteur des médias audiovisuels.
Leur création est souvent due à des divergences de vues entre la rédaction d'un titre de presse, son éditeur ou son propriétaire, ou afin de se prémunir de tentatives de prise de contrôle extérieure. Le rôle des sociétés de journalistes a largement évolué depuis la création de la première société des rédacteurs qui deviendra actionnaire du journal Le Monde en 1951. Aujourd'hui, elles sont un lieu de dialogue et de concertation ; elles sont aussi un lieu de veille quant au respect de l'indépendance du média et au respect de la déontologie journalistique.
Le droit français, à l'image du droit positif de la plupart de nos partenaires européens, ne comporte aujourd'hui aucune obligation de création de société de rédacteurs ou de journalistes au sein des médias d'information. Il n'empêche nullement leur création là où à la fois les journalistes et les éditeurs le souhaitent.
De nombreux titres de presse sont dotés de sociétés de rédacteurs. S'agissant de l'organisation interne des médias d'information, la liberté la plus complète doit d'ailleurs régner. Et il est à mes yeux, absolument légitime qu'ils n'en rendent pas compte aux pouvoirs publics.
Il existe une diversité de modèles adaptés à chaque cas Les sociétés de rédacteurs créées dans les années cinquante ou soixante souhaitaient acquérir des parts sociales ou des actions de la société propriétaire de la publication afin de peser sur la définition de la ligne éditoriale.
L'exemple déjà mentionné du journal Le Monde est à cet égard significatif. Si à l'origine elle détenait un peu moins de 30% du capital, à partir de 1968, elle en possédait 40%. La recapitalisation récente du journal modifie la répartition du capital puisque la société des rédacteurs du Monde, qui reste l'actionnaire historique, n'est plus majoritaire. Les difficultés financières du groupe Le Monde et la crainte d'un dépôt de bilan ont incité la société des rédacteurs à rechercher, dès le début de l'année 2010, des investisseurs prêts à participer à la recapitalisation du titre.
Afin de discuter avec les éventuels investisseurs intéressés, les différents actionnaires historiques - sociétés des rédacteurs, des salariés et des lecteurs - se sont organisés au sein d'un « Pôle d'indépendance du groupe Le Monde, garant des valeurs fondatrices du titre. Depuis quelques semaines, le titre est doté d'un comité d'éthique et de déontologie, chargé de garantir le respect de la charte interne qui définit notamment les droits et les devoirs des actionnaires, des journalistes et des dirigeants du groupe. Si la société des rédacteurs du Monde ne dispose plus d'un droit de veto sur la nomination du président du directoire du groupe, elle a conservé la faculté de s'opposer à la nomination du directeur du titre. En outre, le « Pôle d'indépendance du groupe Le Monde » est obligatoirement consulté sur tout changement d'actionnaires et a alors la possibilité de reprendre le contrôle du groupe ou de trouver un nouvel investisseur.
Pour illustrer mon propos, je voudrais prendre l'exemple du journal Le Parisien / Aujourd'hui en France et de la crainte ressentie par les journalistes à l'annonce de sa mise en vente possible, hypothèse désormais écartée. Cette crainte a incité la société des journalistes à rédiger une charte destinée au futur repreneur. Cette charte devait servir de base de dialogue entre les journalistes et les éventuels candidats au rachat du journal.
Elle devait s'articuler autour de quatre points :
- le journal est et doit rester un grand quotidien populaire et généraliste de qualité,
- il doit conserver son caractère à la fois national et régional,
- il doit préserver sa ligne éditoriale faite de neutralité politique et de proximité avec son lectorat,
- enfin, il doit maintenir ses effectifs, garants de sa qualité éditoriale.
D'une manière générale, force est de constater que c'est en période de crise, soit interne au journal pour cause de divergences de conception, de choix éditoriaux, de licenciement d'un collaborateur, soit externe liée à un changement de direction effectif ou redouté que ces sociétés sont créées. Aux côtés des organisations représentatives des personnels, elles jouent à la foi un rôle de vigie et de garant.
Il n'y donc pas de modèle unique et il est difficile d'en connaître précisément leur nombre. C'est cette souplesse et cette capacité d'adaptation aux circonstances individuelles qui font leur force. Organiser de manière uniforme ces réalités, c'est non seulement trahir leur esprit, c'est aussi affaiblir leur capacité d'adaptation. Dans le domaine de l'éthique professionnelle, il s'agit de faire du sur-mesure et d'agir au cas pour cas.
Il s'agit donc, Mesdames et messieurs les sénateurs, de préserver la spécificité de chaque média.
C'est cette souplesse qui fait leur force. Elle disparaîtrait si ces structures étaient organisées par les textes, de manière quasi uniforme quel que soit le média, sans considération de ses spécificités, de son histoire, d'un équilibre obtenus après de nombreuses années.
Il me semble évident que selon la nature du titre de presse ou de sa périodicité, les besoins sont différents. Je note d'ailleurs que la plupart du temps, lorsque j'entends parler d'une société de journalistes, il s'agit d'un titre d'information politique et générale, où la définition de la ligne éditoriale est essentielle. Pour la presse spécialisée, si la ligne éditoriale a une importance évidente, elle n'est pas aussi prégnante que dans un média d'information générale.
La pratique a vu naître un certain nombre de mécanismes internes qui tendent à garantir l'indépendance rédactionnelle des journalistes. Ces mécanismes s'articulent autour de quatre moyens qui ne sont pas exclusifs l'un de l'autre :
- l'institution de sociétés de rédacteurs ;
- la participation des journalistes au capital social de l'entreprise de presse ;
- l'élaboration de chartes déontologiques ;
- des dispositions contractuelles dans les statuts de l'entreprise ou qui les accompagnent (pactes d'actionnaires, fondations).
Pour les journalistes financiers, un dispositif particulier a été mis en place, sur le fondement de la loi du 26 juillet 2005 pour la confiance et la modernisation de l'économie : conformément à la directive européenne de 2003 sur les recommandations d'investissement, ce dispositif d'autorégulation prévoit la création d'une association professionnelle dédiée. Les organes de presse qui adhèrent à cette association s'engagent à respecter un code de bonne conduite élaboré par ladite association et échappent, en conséquence, à la réglementation de droit commun de l'Autorité des marchés financiers.
Je cite cet exemple pour vous montrer que de nombreuses voies sont susceptibles d'être explorées pour garantir l'honnêteté et l'indépendance de l'information. C'est précisément cette diversité de modes d'intervention qui me semble la plus à même de garantir des solutions adaptées à chaque cas.
A l'étranger, le plus souvent, ce sont également des formules souples qui sont retenues et, lorsque des dispositions contraignantes sont prévues, elles sont le fruit de l'Histoire, comme c'est le cas au Portugal.
Le droit actuel préserve l'indépendance des journalistes grâce à un statut exorbitant.
L'honnêteté et l'indépendance de la presse ne résident pas uniquement dans celles de sa direction mais aussi dans la conscience du journaliste qui conserve sa liberté de jugement et de décision à l'égard du journal auquel il collabore.
Le statut du journaliste lui permet de ne plus collaborer avec un média d'information dont il ne partage plus les vues. Lors du rachat d'un titre de presse, il peut faire jouer sa clause de cession. S'il estime qu'il y a eu un changement notable dans le caractère ou l'orientation du journal, il peut faire jouer sa clause de conscience. Je mesure les difficultés de faire jouer dans la pratique cette dernière. Elle ne doit s'appliquer qu'à des changements politiques dans la ligne éditoriale du journal. En 1996, le Conseil d'Etat a pourtant reconnu que tout changement notable dans l'orientation du journal créait une situation de nature à porter atteinte aux intérêts moraux des journalistes.
C'est cette volonté de garantir l'indépendance du journaliste qui a conduit le Législateur à instaurer un statut très éloigné du droit commun en 1935. Lorsqu'un journaliste demande à bénéficier soit de sa clause de cession, soit de la clause de conscience, il bénéficie d'un régime similaire à celui d'un licenciement, notamment pour le versement de l'indemnité de départ.
Il a échappé à ses rédacteurs qu'en associant l'équipe rédactionnelle à la responsabilité de l'orientation éditoriale de l'entreprise, la proposition de loi anéantit du même coup l'un des fondements du statut des journalistes français. Comment en effet imaginer dans ces conditions qu'un journaliste puisse avoir recours au régime protecteur et dérogatoire de la clause de conscience, tout en étant impliquée directement dans l'élaboration collective de la ligne éditoriale ?
Cette proposition de loi restrictive ne prend pas en compte la réalité des entreprises et peut les conduire dans une impasse.
Alors qu'elle prétend garantir l'indépendance des médias, principe de valeur constitutionnelle, cette proposition de loi pourrait justement restreindre cette indépendance, en imposant un modèle unique au lieu de laisser chaque média choisir les modes de gouvernance les plus adaptés, en fonction de son histoire, de son actionnariat, de son positionnement éditorial.
Le texte que vous nous présentez aujourd'hui propose au contraire de déposséder chaque média de sa spécificité, de ses principes, de son histoire. Chaque média d'information dispose d'un ADN spécifique constitué d'une histoire, d'une culture, d'un rapport à ses lecteurs unique et inimitable qu'il a pour devoir de préserver. Dans le jargon journalistique, on appelle cela le « contrat de lecture ». Ce n'est pas simplement un mot ou une formule de circonstance, c'est au contraire ce qui fait l'identité et la spécificité de tous les médias. C'est ce que le public sanctionne lorsqu'il accorde ou retire sa confiance à ceux qui respectent ou au contraire négligent le contrat. Je suis persuadé que cette contrainte positive, ce rapport intime et permanent entre le journaliste et son public est au coeur de la créativité de la presse et des médias en général. Il propose de généraliser à toutes les entreprises média ce qui ressort du domaine de la responsabilité interne et individuelle de chaque directeur de publication, à savoir la conformité de la rédaction avec la charte éditoriale de son journal.
Le texte que vous proposez conduit, en somme, à une double impasse :
- D'abord, une impasse éthique et professionnelle dans la mesure où il ne s'agit rien moins que de confisquer de manière autoritaire le dialogue permanent entre une rédaction et son public. La confiscation de cette liberté au profit d'une équipe rédactionnelle instaurée d'autorité pourrait être dans notre pays à l'origine du déclin ; tout du moins l'affaiblissement d'une certaine presse d'opinion fondée sur la conversation et l'écoute de son public. Si l'exigence du débat s'impose, ce dernier doit s'inscrire dans le cadre des structures individuelles de chaque média, dans le respect de son histoire, de ses traditions, de sa culture.
- Ensuite, j'y vois une impasse économique et juridique avec la confisaction de la responsabilité de l'éditeur. Aux yeux de la loi et du public, c'est le directeur de la publication qui est responsable. Organiser au sein de l'entreprise un contre-pouvoir doté de responsabilité, ce serait rendre illégitime l'exercice de cette responsabilité qui implique des devoirs mais aussi des droits. Sans assumer la prise de risque caractérisée par la participation financière à l'économie de l'entreprise, l'équipe rédactionnelle ainsi légalisée bénéficierait d'un poids démesuré sur les orientations opérationnelles et stratégiques de l'entreprise.
L'indépendance et la liberté d'expression des journalistes sont au coeur de notre pacte républicain ; c'est une valeur cardinale, un principe à valeur constitutionnelle. Face à l'explosion des contenus et au bombardement visuel qui accompagnent l'ère numérique, ces principes sont plus que jamais actuels : le public a besoin de repères clairs, il a besoin d'une parole indépendante, crédible et professionnelle.
Je me dois par ailleurs d'évoquer la loi de 1881, adoptée à l'époque de la « République conquérante », celle de Gambetta, celle de Jules Ferry. Elle prévoit un régime de responsabilité en cascade en cas de délit de presse. Le directeur de la publication étant considéré comme auteur principal, c'est sa responsabilité pénale, voire civile, qui sera la première engagée. A défaut, la responsabilité incombe à l'auteur de l'article et en troisième lieu à celle de l'imprimeur. Ce régime de responsabilité est également applicable à l'audiovisuel.
Il relève de la responsabilité du directeur de la publication d'infléchir la ligne éditoriale du média qu'il dirige. Lui seul peut décider, en accord avec les journalistes de sa rédaction, de créer une société des journalistes. Sauf à faire évoluer ce régime de responsabilité, il n'appartient pas au législateur de lui imposer l'obligation de partager la définition de la ligne éditoriale. Alors même qu'il supportera seul les risques encourus, notamment au pénal, cela relèverait d'une logique peu acceptable du « deux poids, deux mesures ».
Enfin, puisque vous revenez sur ce point dans votre exposé des motifs, je rappelle que la loi a prévu en France des mécanismes à même de garantir le pluralisme de la presse. Les dispositions de droit commun du contrôle des concentrations s'appliquent au secteur des médias. L'Autorité de la concurrence assure le contrôle des opérations concentratives. Tel a notamment été le cas lors du rachat du titre « Les Echos » par le groupe LVMH. Par ailleurs, la loi du 1er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse et la loi du 30 septembre 1986 pour l'audiovisuel comportent des règles spécifiques qui limitent la concentration.
Pour toutes les raisons que j'ai évoquées, le Gouvernement ne peut pas être favorable à une proposition de loi qui vise à créer de nouvelles obligations à la charge des éditeurs, même si je mesure bien la volonté qui la sous-tend.
Je voudrais évoquer le volet de la proposition visant à instaurer des obligations accrues de transparence, notamment de l'actionnariat, des entreprises de presse.
Ce point avait été proposé par le Président de la République, dans son discours de clôture des Etats généraux de la presse écrite le 23 janvier 2009 : il souhaitait que soit améliorée la transparence de l'actionnariat des entreprises de presse afin de renforcer la confiance du lecteur.
Le Gouvernement est donc tout à fait favorable à cette proposition. Toutefois, dans la mesure où l'Assemblée nationale a introduit de telles dispositions dans la proposition de loi de simplification et d'amélioration de la qualité du droit présentée par le président de la commission des lois, M. Jean-Luc WARSMANN, je ne peux que demander son rejet également.
Je tiens à affirmer très clairement que c'est la seule raison qui m'incite à me prononcer défavorablement sur ce volet de la proposition de loi. Nous ne pouvons pas nous permettre d'avoir des dispositions de portée similaire qui cheminent parallèlement dans deux textes en cours d'examen.
Je voudrais conclure devant vous, en soulignant que le débat légitime sur l'indépendance et le pluralisme des médias ne peut nous conduire vers des écueils. Comme j'ai tenté de le démontrer, à trop vouloir légiférer, encadrer, réglementer, on conduit à l'effet opposé à l'objectif initialement fixé. L'indépendance des médias et des journalistes est un héritage historiquement conquis, une valeur constitutionnellement garantie, une éthique moralement définie : elle doit être protégée et garantie - c'est tout le sens de l'aide publique aux entreprises et groupes de presse - elle ne doit pas être corsetée et disciplinée. Telle est la conception du journalisme et des médias qu'entend défendre le Gouvernement. Elle repose sur trois principes : la liberté de l'éditeur, la responsabilité individuelle du journaliste, le respect du dialogue singulier entre ce dernier et son public. En d'autres termes, nous continuons de croire à l'exigence d'une « éthique » pour chaque journaliste, celle de la responsabilité » (Max Weber).
Je vous remercie.
Source http://www.culture.gouv.fr, le 28 janvier 2011