Texte intégral
M. Le Président du Sénat,
Madame la présidente du Club parlementaire de la Table Française, chère Catherine Dumas,
Monsieur le Sénateur, cher Gérard Miquel,
Monsieur le Député-Maire de Beaune, cher Alain Suguenot,
Mesdames et messieurs les députés et les sénateurs,
Chers amis,
C'est un très grand plaisir d'être parmi vous au Salon International de l'Agriculture, pour célébrer l'inscription du « repas gastronomique des Français » sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel mondial de l'UNESCO.
La candidature de la France avez été voulue et annoncée, comme vous le savez, par le Président de la République ici-même, il y a trois ans, le 23 février 2008. Le dossier avait été instruit par les services du ministère de la Culture et de la Communication, en lien avec le ministère de l'Agriculture, de l'alimentation, de la pêche, de la ruralité et de l'aménagement du territoire, et la mission française du patrimoine et des cultures alimentaires présidée par Jean-Robert Pitte. Le 5ème comité intergouvernemental des Etats parties à la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, réuni à Nairobi, au Kenya, nous a fait l'honneur le 16 novembre 2010 de lui donner une issue favorable.
Cette inscription est la reconnaissance d'une pratique sociale, coutumière, destinée à célébrer les moments les plus importants de nos vies, les naissances, les mariages, les anniversaires, les succès, les retrouvailles. Je cite les éléments retenus par l'UNESCO :
« Le repas gastronomique des Français désigne ce repas festif, réunissant des convives qui pratiquent ensemble « l'art de bien manger et de bien boire » ; cette tradition populaire, familière à tous les Français, qui a plusieurs siècles d'existence, et qui évolue néanmoins en permanence. Le vivre ensemble, l'attention à l'autre, le partage autour du plaisir et du goût, l'équilibre entre l'être humain et les productions de la nature, en sont un aspect. Les rites précis selon lesquels ce repas se déroule, en sont un autre : recherche de bons produits, référence aux corpus de recettes codifiées, savoir-faire culinaires, esthétisation de la table, succession des services, mariage des mets et des vins, conversation autour des mets. »
Quand je lis ce descriptif, je ne peux m'empêcher de penser en miroir à la face cachée du rituel culinaire, à sa démesure qui a séduit les grands cinéastes. Je pense à Peter Greenaway et à Richard Bohringer dans Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant ; à La Grande Bouffe, bien sûr, de Marco Ferreri, où le dîner devient le symbole de l'auto-destruction d'une société de l'hyperconsommation. Ce n'est évidemment pas ce qui a été mis en valeur dans notre dossier de candidature à l'UNESCO, pour laquelle les rédacteurs, bien leur en a pris, se sont d'avantage inspirés de Brillat-Savarin et de sa Physiologie du goût, dont l'un des aphorismes nous prévient : « ceux qui s'indigèrent ou qui s'enivrent ne savent ni boire ni manger. »
Sous cet angle, le repas gastronomique des Français désigne un certain type de rapport à l'alimentation, un rapport que j'appellerai proprement « culturel », qui va « de la fourche à la fourchette, et de la table aux arts de la table », pour reprendre une belle expression qui a cours ici, englobant au passage le paysage, le patrimoine bâti, le rythme des saisons et les manières souvent picturales de le décompter et de l'accompagner, la langue et ses expressions, la fabrique d'ustensiles et d'objets... Bref, un condensé de civilisation.
À cet égard, il n'est pas étonnant que des grands lieux de patrimoine aient été marqués par la gastronomie. C'est au château de Chantilly que François Vatel, promu en 1663 « contrôleur général de la Bouche » du Grand Condé se donna la mort lors d'une grande fête donnée au château en l'honneur de Louis XIV dont la réussite venait d'être compromise par un poisson de Boulogne-sur-Mer qui s'était fait trop attendre. C'est au château de Valençay que le célèbre cuisinier Carême préparait les repas du prince de Talleyrand dans des cuisines conservées et ouvertes à la visite. C'est, évidemment, à la manufacture de Sèvres, que beaucoup de plats furent et continuent d'être conçus et produits pour les plus grandes tables de France et du monde. C'est à Limoges qu'on trouve notre merveilleuse porcelaine, dont le dossier est en cours d'instruction pour cette même liste représentative du patrimoine culturel immatériel mondial.
Les caves de Roquefort, les murs à pêche de Montreuil sont classés. Tout comme la jurande de Saint-Emilion, de surcroît inscrite sur la liste du patrimoine mondial. L'usine LU à Nantes est également classée, ainsi que la chocolaterie Meunier de Noisiel. Beaucoup de commerces de bouche font l'objet d'une protection spéciale de la part des monuments historiques, des boulangeries, des pâtisseries, des boucheries, des poissonneries, des épiceries... Le Palais Royal, qui abrita au début du XIXe siècles les premiers restaurants gastronomiques de Paris, est classé. Le Grand Véfour de Guy Martin en porte encore témoignage aujourd'hui. Le restaurant Drouant, qui allie patrimoine gastronomique et création littéraire autour du prix Goncourt est classé, tout comme les brasseries et bouillons « art nouveau » : Bofinger, Julien, Vagenende, le Bouillon Racine... Et s'il fallait rajouter à cet inventaire les innombrables peintures de nature morte que comptent nos musées, scènes de la vie rurale et agricole, reliefs de table ou étals de poissonniers, comme la Raie de Chardin, les costumes des traditions populaires, les films autour de la nourriture, comme le célèbre Festin de Babette où un village danois se retrouve autour de la cuisine parisienne le temps d'un dîner, sans doute s'apercevrait-on qu'une partie considérable de notre culture est en prise directe avec la gastronomie.
Les chefs d'Euro-toques, qui nous font le plaisir et l'honneur d'être en cuisine ce soir, rendent aujourd'hui un très bel hommage à un fait social qui touche à l'agriculture, à l'industrie et au tourisme, aux questions de santé publique aussi - il y a des rats en cuisine dans le Ratatouille de Pixar -, et qui est éminemment une affaire de culture.
Ce fait culturel avait été sanctionné par la création du Conseil national des arts culinaires en 1989 qui a été à l'initiative de nombreuses manifestations, comme la semaine du goût ou l'inventaire des sites remarquables du goût. Mon ministère, en lien avec les ministère de l'Agriculture et de l'Education, s'est engagé auprès de l'UNESCO a poursuivre ces actions de sauvegarde du patrimoine lié à la gastronomie, en particulier l'éducation au goût dans les écoles et les centres de loisir, en lien avec la cuisine familiale, la cuisine de ménage, la cuisine modeste, qui est au coeur de l'apprentissage du goût ; le développement de la documentation et de la recherche sur l'alimentation et les rituels alimentaires - je pense à l'histoire du goût et de la gastronomie, qu'on enseigne déjà à Tours, et au recensement des représentations orales ou festives de la cuisine - et enfin, la sensibilisation et l'information du public à la gastronomie, en invitant notamment les acteurs des journées du patrimoine à songer à cet aspect de leur participation. La mission française du patrimoine et des cultures alimentaires de Jean-Robert Pitte avait proposé de porter un certain nombre de ces mesures. Je la soutiendrai évidemment, avec mes collègues du gouvernement. Bénéficier de la reconnaissance internationale que l'UNESCO a bien voulu donner au repas gastronomique français, c'est aussi se tenir à la hauteur de ces engagements.
Je n'oublie pas, enfin, que mon ministère a également une responsabilité vis-à-vis de la création, qui est le patrimoine de demain. J'ai pris connaissance avec beaucoup d'intérêt de la déclaration du Collège culinaire de France dont j'aurai beaucoup de plaisir à recevoir les représentants. Je suis notamment très sensible au projet de résidences de jeunes talents de la gastronomie qu'ils ont conçu. Comme dans la mode, comme dans le design, comme dans les métiers d'art, on sait, au fond, que c'est en formant les grands créateurs de demain que le patrimoine que nous défendons demeurera vivant. On ne peut d'ailleurs que se féliciter de voir aujourd'hui l'art contemporain s'intéresser de plus en plus à la cuisine. J'en veux pour preuve le restaurant sur le toit du Palais de Tokyo, les événements organisés par le Fooding ou encore le projet de centre d'art culinaire à Nègrepelisse. Je veux tout mettre en oeuvre pour encourager ces créateurs et les promouvoir, aux côtés du Plan National de l'Alimentation de Bruno Le Maire, du plan Export de Pierre Lellouche ou de la Fête de la gastronomie de Frédéric Lefebvre, afin qu'on puisse continuer de se flatter encore dans de nombreuses années d'avoir une gastronomie française qui n'est pas, comme le dit Catherine Dumas, la meilleure du monde, mais qui est bien « unique ». Souvenons-nous de la célèbre formule de Brillat-Savarin : « la destinée des nations dépend de la manière dont elles se nourrissent. »
Je vous remercie.
Source http://www.culture.gouv.fr, le 23 février 2011