Texte intégral
Q - Les prix des matières premières agricoles ont de tout temps beaucoup fluctué. Pourquoi ce sujet est-il devenu une telle préoccupation ?
R - C'est toute la planète agricole qui se trouve aujourd'hui face à une situation inédite. Jamais jusqu'il y a trois ou quatre ans, on n'avait vu les cours s'inverser aussi rapidement. Jamais non plus on n'avait connu une telle intensité des hausses et des baisses. Désormais, on peut voir des changements radicaux d'une semaine à l'autre, quand ce n'est pas d'un jour à l'autre. Cela peut créer des situations dramatiques. En 2008, 115 millions de personnes de plus ont connu la faim à cause de la hausse stratosphérique des prix agricoles. C'est inacceptable. Il revient aux hommes politiques de prévenir de telles catastrophes.
Q - Y a-t-il un risque de ne plus être en mesure de couvrir les besoins alimentaires du fait de la hausse de la population ?
R - La FAO et la Banque mondiale estiment qu'il faudra augmenter de 70 % la production agricole d'ici à 2050 pour nourrir tous les individus qui peupleront alors la planète. Cela suppose d'augmenter l'offre de 1,5 % par an. Or, avec l'urbanisation, des millions d'hectares de terre ont disparu par rapport à une époque où l'offre progressait de 3 % par an. Le climat a incontestablement changé, si bien qu'il y a de plus en plus d'épisodes graves de sécheresse ou d'inondations gigantesques qu'on ne connaissait pas jusqu'alors. Les agriculteurs utilisent aussi globalement moins d'intrants. Tout cela explique la tension entre l'offre et la demande. On est sur le fil du rasoir et cela fait le lit de la spéculation, qui aggrave encore l'instabilité des prix. On ne dispose plus aujourd'hui d'instruments efficaces pour intervenir. Une nouvelle gouvernance mondiale de l'agriculture s'impose.
Q - Quelles sont vos pistes de travail ?
R - L'une des plus importantes concerne les stocks. Personne aujourd'hui ne peut indiquer précisément le montant des réserves alimentaires mondiales. On n'a pas d'outil statistique réellement fiable. Il serait bon que chacun consente à une plus grande transparence sur le sujet. On devrait aussi pouvoir constituer des stocks de survie, qui évitent les émeutes de la faim. L'idée serait de construire des silos pour abriter ces réserves dans les pays les plus pauvres. Tout cela suppose des investissements énormes. On doit également pouvoir limiter le droit des pays à stopper leurs exportations quand ils redoutent d'être en déficit sur leur propre territoire, comme l'a fait la Russie en stoppant ses ventes de céréales en 2010. Cette décision s'est avérée très excessive. C'est une disposition qu'il faudrait prévoir au profit des plus fragiles dans les règles de l'Organisation mondiale du Commerce. Juridiquement, c'est tout à fait envisageable. Pascal Lamy n'y est pas opposé.
Q - Peut-on limiter la spéculation sur les matières agricoles ?
R - Il le faut. Il est inadmissible que des gens créent artificiellement des pénuries alimentaires en prélevant une quantité de telle ou telle denrée dans le seul but de réaliser des profits, alors que des millions de personnes souffrent de la faim. Un des problèmes auxquels nous sommes nouvellement confrontés est cette financiarisation des marchés. Les investissements financiers sur les marchés agricoles étaient de 13 milliards de dollars fin 2003. Fin 2009, ils ont atteint 260 milliards de dollars ! A la Bourse de Chicago, 85 % des acteurs n'ont rien à voir avec le monde agricole. Ces gens-là prennent des positions sur deux ou trois jours, créent des pénuries et empochent leurs gains. Tous ces chiffres montrent à quel point la situation est nouvelle. On doit pouvoir limiter les prises de position financières uniquement destinées à la réalisation de profits. Les Etats-Unis ont créé cette disposition en votant le Dodd-Frank Act. L'Europe est très en retard sur le sujet.
Q - Pourquoi les pays émergents sont-ils hostiles à un encadrement des marchés des matières premières ?
R - Tous les pays émergents ne sont pas systématiquement hostiles à une forme d'encadrement et de régulation du marché des matières premières. Mais chacun a sa sensibilité propre, plus ou moins aiguë, à certaines questions. Il faut bien se rendre à l'évidence que le débat est complètement nouveau. C'est la première fois que les matières premières occupent ainsi le devant de la scène. Le résultat est que les interlocuteurs n'ont pas forcément l'expérience de la question. On n'est pas du tout dans le cas de figure de la prolifération nucléaire, où les habitudes de discussion sont prises et les interlocuteurs identifiés. Les choses sont d'autant plus compliquées dans le cas des matières premières qu'il y a peu de vrais experts. C'est notamment ce qui explique qu'il y ait une telle polémique avec la Commission européenne sur le rôle de la spéculation dans l'instabilité des prix.
Q - Comment progresser ?
R - La première chose à faire est d'établir un diagnostic précis de la situation et de convaincre les grands pays qu'il est de l'intérêt de tous d'avancer sur la question des matières premières. La Chine est sans doute la plus réticente. Elle abrite 20 % de la population mondiale, mais ne dispose que de 12 % de la surface agricole utile, ce qui la conduit à acheter des terres à l'étranger, notamment en Afrique, pour se créer des greniers. Elle voit donc d'un très mauvais oeil l'idée d'empêcher la prédation des terres agricoles, tout comme le fait qu'on lui demande de communiquer précisément l'état de ses stocks de matières premières agricoles. Pour les Chinois, comme pour les Indiens d'ailleurs, les informations relatives aux stocks relèvent de la plus haute importance stratégique. Cela étant, l'Inde et la Chine comprennent très bien que la transparence en la matière et l'instauration d'un code commun de gestion des stocks sont susceptibles d'introduire de la stabilité dans les prix. Leurs positions sont moins figées désormais.
Q - Au G20, l'unanimité est nécessaire pour toute décision. Un cadre global a-t-il une chance d'être accepté ?
R - Oui, il nous faut l'unanimité, alors que les situations à traiter sont très hétéroclites. C'est pour cela que le traitement de ce dossier relève plus de la diplomatie que de la politique agricole stricto sensu. Il faut prévoir un menu à la carte. Mon objectif n'est pas de vendre un paquet global. Cela ne pourrait pas marcher. Prenons le cas de l'Arabie saoudite. Ce pays a fait le choix de ne pas produire faute de ressources en eau nécessaires. Les Saoudiens estiment à un euro le coût de production d'un grain de blé sur leur territoire. Comme les Indonésiens, ils veulent des contrats d'approvisionnement avec les pays producteurs et refusent de voir les prix s'envoler du jour au lendemain.
Q - Quelle est la position des Etats-Unis ?
R - Ils sont les plus violemment critiqués et pourtant ils sont sans doute les plus ouverts. Ils ont déjà adopté un dispositif qui leur permet de limiter les positions sur les marchés de matières premières, d'encadrer les marchés de gré à gré et de réguler les produits dérivés eux-mêmes. Avec les Etats-Unis, la question relève plutôt du vocabulaire employé et du sens qu'on accorde aux mots.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 février 2011
R - C'est toute la planète agricole qui se trouve aujourd'hui face à une situation inédite. Jamais jusqu'il y a trois ou quatre ans, on n'avait vu les cours s'inverser aussi rapidement. Jamais non plus on n'avait connu une telle intensité des hausses et des baisses. Désormais, on peut voir des changements radicaux d'une semaine à l'autre, quand ce n'est pas d'un jour à l'autre. Cela peut créer des situations dramatiques. En 2008, 115 millions de personnes de plus ont connu la faim à cause de la hausse stratosphérique des prix agricoles. C'est inacceptable. Il revient aux hommes politiques de prévenir de telles catastrophes.
Q - Y a-t-il un risque de ne plus être en mesure de couvrir les besoins alimentaires du fait de la hausse de la population ?
R - La FAO et la Banque mondiale estiment qu'il faudra augmenter de 70 % la production agricole d'ici à 2050 pour nourrir tous les individus qui peupleront alors la planète. Cela suppose d'augmenter l'offre de 1,5 % par an. Or, avec l'urbanisation, des millions d'hectares de terre ont disparu par rapport à une époque où l'offre progressait de 3 % par an. Le climat a incontestablement changé, si bien qu'il y a de plus en plus d'épisodes graves de sécheresse ou d'inondations gigantesques qu'on ne connaissait pas jusqu'alors. Les agriculteurs utilisent aussi globalement moins d'intrants. Tout cela explique la tension entre l'offre et la demande. On est sur le fil du rasoir et cela fait le lit de la spéculation, qui aggrave encore l'instabilité des prix. On ne dispose plus aujourd'hui d'instruments efficaces pour intervenir. Une nouvelle gouvernance mondiale de l'agriculture s'impose.
Q - Quelles sont vos pistes de travail ?
R - L'une des plus importantes concerne les stocks. Personne aujourd'hui ne peut indiquer précisément le montant des réserves alimentaires mondiales. On n'a pas d'outil statistique réellement fiable. Il serait bon que chacun consente à une plus grande transparence sur le sujet. On devrait aussi pouvoir constituer des stocks de survie, qui évitent les émeutes de la faim. L'idée serait de construire des silos pour abriter ces réserves dans les pays les plus pauvres. Tout cela suppose des investissements énormes. On doit également pouvoir limiter le droit des pays à stopper leurs exportations quand ils redoutent d'être en déficit sur leur propre territoire, comme l'a fait la Russie en stoppant ses ventes de céréales en 2010. Cette décision s'est avérée très excessive. C'est une disposition qu'il faudrait prévoir au profit des plus fragiles dans les règles de l'Organisation mondiale du Commerce. Juridiquement, c'est tout à fait envisageable. Pascal Lamy n'y est pas opposé.
Q - Peut-on limiter la spéculation sur les matières agricoles ?
R - Il le faut. Il est inadmissible que des gens créent artificiellement des pénuries alimentaires en prélevant une quantité de telle ou telle denrée dans le seul but de réaliser des profits, alors que des millions de personnes souffrent de la faim. Un des problèmes auxquels nous sommes nouvellement confrontés est cette financiarisation des marchés. Les investissements financiers sur les marchés agricoles étaient de 13 milliards de dollars fin 2003. Fin 2009, ils ont atteint 260 milliards de dollars ! A la Bourse de Chicago, 85 % des acteurs n'ont rien à voir avec le monde agricole. Ces gens-là prennent des positions sur deux ou trois jours, créent des pénuries et empochent leurs gains. Tous ces chiffres montrent à quel point la situation est nouvelle. On doit pouvoir limiter les prises de position financières uniquement destinées à la réalisation de profits. Les Etats-Unis ont créé cette disposition en votant le Dodd-Frank Act. L'Europe est très en retard sur le sujet.
Q - Pourquoi les pays émergents sont-ils hostiles à un encadrement des marchés des matières premières ?
R - Tous les pays émergents ne sont pas systématiquement hostiles à une forme d'encadrement et de régulation du marché des matières premières. Mais chacun a sa sensibilité propre, plus ou moins aiguë, à certaines questions. Il faut bien se rendre à l'évidence que le débat est complètement nouveau. C'est la première fois que les matières premières occupent ainsi le devant de la scène. Le résultat est que les interlocuteurs n'ont pas forcément l'expérience de la question. On n'est pas du tout dans le cas de figure de la prolifération nucléaire, où les habitudes de discussion sont prises et les interlocuteurs identifiés. Les choses sont d'autant plus compliquées dans le cas des matières premières qu'il y a peu de vrais experts. C'est notamment ce qui explique qu'il y ait une telle polémique avec la Commission européenne sur le rôle de la spéculation dans l'instabilité des prix.
Q - Comment progresser ?
R - La première chose à faire est d'établir un diagnostic précis de la situation et de convaincre les grands pays qu'il est de l'intérêt de tous d'avancer sur la question des matières premières. La Chine est sans doute la plus réticente. Elle abrite 20 % de la population mondiale, mais ne dispose que de 12 % de la surface agricole utile, ce qui la conduit à acheter des terres à l'étranger, notamment en Afrique, pour se créer des greniers. Elle voit donc d'un très mauvais oeil l'idée d'empêcher la prédation des terres agricoles, tout comme le fait qu'on lui demande de communiquer précisément l'état de ses stocks de matières premières agricoles. Pour les Chinois, comme pour les Indiens d'ailleurs, les informations relatives aux stocks relèvent de la plus haute importance stratégique. Cela étant, l'Inde et la Chine comprennent très bien que la transparence en la matière et l'instauration d'un code commun de gestion des stocks sont susceptibles d'introduire de la stabilité dans les prix. Leurs positions sont moins figées désormais.
Q - Au G20, l'unanimité est nécessaire pour toute décision. Un cadre global a-t-il une chance d'être accepté ?
R - Oui, il nous faut l'unanimité, alors que les situations à traiter sont très hétéroclites. C'est pour cela que le traitement de ce dossier relève plus de la diplomatie que de la politique agricole stricto sensu. Il faut prévoir un menu à la carte. Mon objectif n'est pas de vendre un paquet global. Cela ne pourrait pas marcher. Prenons le cas de l'Arabie saoudite. Ce pays a fait le choix de ne pas produire faute de ressources en eau nécessaires. Les Saoudiens estiment à un euro le coût de production d'un grain de blé sur leur territoire. Comme les Indonésiens, ils veulent des contrats d'approvisionnement avec les pays producteurs et refusent de voir les prix s'envoler du jour au lendemain.
Q - Quelle est la position des Etats-Unis ?
R - Ils sont les plus violemment critiqués et pourtant ils sont sans doute les plus ouverts. Ils ont déjà adopté un dispositif qui leur permet de limiter les positions sur les marchés de matières premières, d'encadrer les marchés de gré à gré et de réguler les produits dérivés eux-mêmes. Avec les Etats-Unis, la question relève plutôt du vocabulaire employé et du sens qu'on accorde aux mots.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 21 février 2011