Interview de M. Alain Juppé, ministre de la défense et des anciens combattants, à France Inter le 24 février 2011, sur la situation politique en Libye et sur la politique étrangère de la France.

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Média : France Inter

Texte intégral

B. Duvic.- Bonjour A. Juppé.
 
Bonjour.
 
L'actualité brûlante. D'abord la Libye, elle est coupée en deux. L'insurrection et sa répression ont fait des centaines de morts. Question concrète. Trois avions militaires ont évacué les ressortissants français ces derniers jours, est-ce qu'il y aura d'autres opérations d'évacuation ? Combien de Français restent encore en Libye ?
 
Nous avons évacué, au moment où je vous parle, entre 500 et 550 personnes, des Français, mais aussi des ressortissants de pays européens. A notre connaissance il en reste 200. Certains volent rester, parce qu'ils vivent en Libye, d'autres sont des touristes, que nous essayons de rassembler, de nouvelles rotations seront faites. Cette évacuation s'est faite dans de bonnes conditions, les services de l'ambassade étant mobilisés et accueillants nos compatriotes à l'aéroport, de Tripoli notamment.
 
La chef de la diplomatie européenne, C. Ashton, parle de 10 000 ressortissants européens encore sur place, est-ce que la France va mobiliser de nouveaux moyens aériens et maritimes pour l'opération européenne d'évacuation ?
 
Nous sommes naturellement solidaires de nos partenaires européens, je vous ai dit ce que nous avons fait s'agissant des ressortissants français, et nous sommes disponibles, bien sûr, pour aider, comme nous le faisons d'ailleurs chaque fois qu'il y a des opérations d'évacuation de ce type.
 
Est-ce que les européens sont d'accord sur des sanctions ? On lit des dépêches disant que oui, les 27 se sont mis d'accord sur le principe de sanctions, c'est toujours un petit peu flou en Europe. Est-ce qu'il y a un calendrier et des mesures concrètes qui déjà peuvent être annoncés ?
 
La France en tout cas a pris une position extrêmement claire. Je souhaite de tout coeur que Kadhafi vive ses derniers moments de chef d'État. Ce qu'il a fait, ce qu'il a décidé de faire, c'est-à-dire tirer à l'arme lourde sur sa population, est naturellement inacceptable. On parle parfois de la non-ingérence dans les affaires des pays à travers la planète, mais il y a un autre devoir, qui a été très clairement adopté par les Nations Unies, c'est la responsabilité de protéger. Lorsqu'un Gouvernement n'est pas capable de protéger sa population, et même lorsqu'il l'agresse, alors la communauté internationale a le devoir d'intervenir. C'est ce qu'a fait le Conseil de sécurité, par une résolution très claire, une déclaration très claire, c'est ce que fait l'Union Européenne, et donc nous sommes en train de travailler aux sanctions, financières, commerciales, politiques également, qui pourront être prises. J'ajoute qu'il y a une Cour pénale internationale aujourd'hui sur la planète, et que les criminels relèvent de cette cour pénale internationale.
 
Devoir d'intervenir, dites-vous. H. Guaino déclarait hier qu'il faudrait aller plus loin que des sanctions économiques. R. Gates, le ministre de la Défense, parle d'exclusion de l'espace aérien. Est-ce qu'aujourd'hui, parmi les options sur la table, il y a une intervention militaire étrangère en Libye ?
 
Non. Il n'y a pas d'intervention militaire, mais le durcissement des sanctions, de tous ordres, qui peuvent être prises, en particulier celle que vous évoquez sur l'espace aérien, mérite d'être étudié.
 
Et R. Gates dit d'ailleurs que la France est la mieux placée pour opérer cette exclusion du ciel.
 
On attend tout de la France, en Méditerranée...
 
Peut-être parce qu'elle a des bases à proximité, c'est l'argument avancé par l'américain.
 
Les américains n'en manquent pas non plus, donc essayons d'agir ensemble plutôt que de nous renvoyer le bébé.
 
Pour l'instant ce n'est pas d'actualité ?
 
Une intervention militaire, non.
 
Donc, ces sanctions risquent d'être prises au niveau européen. Vous parliez tout à l'heure de clarté. Est-ce qu'il faut que les européens arrêtent clairement d'acheter du pétrole à la Libye ?
 
Je pense que dans la situation actuelle, d'abord les fournitures de pétrole par la Libye seront vraisemblablement bouleversées, mais je pense que c'est une décision qui mérite d'être regardée. Pour ma part, si elle devait venir sur la table, je la soutiendrai.
 
La France a-t-elle des reproches particuliers à se faire dans son attitude vis-à-vis du régime libyen ces dernières années ?
 
Non. Je le dis clairement, non. Aujourd'hui cette mode, qui consiste à montrer du doigt la diplomatie française, à tous propos et hors de propos, n'est pas acceptable. Il y a eu des erreurs, mais ce sont des erreurs collectives. Quel est le pays européen qui a pris, sur la Tunisie, sur l'Égypte, sur la Libye aujourd'hui, des positions anticipatrices particulièrement clairvoyantes ? Aucun, et les États-Unis pas davantage. Je vous rappelle que l'Union Européenne était en train de négocier un accord cadre économique avec la Libye. Donc voilà. C'est une erreur collective qui a été commise, et je ne pense pas que la France puisse être montrée particulièrement du doigt, ni sur la Tunisie, je l'ai dit, ni sur les autres circonstances que nous sommes en train de vivre.
 
L'une des particularités de la France c'est quand même qu'elle a reçu avec tapis rouge et compagnie, Kadhafi en décembre 2007, et qu'à cette occasion des négociations ont été menées pour la vente de matériel militaire. Certaines ont abouti, pas toutes. Ça fait mauvais genre aujourd'hui.
 
Je vous l'ai dit, tout le monde, à cette époque-là, a rétabli ses relations diplomatiques avec la Libye, y compris les États-Unis, en 2004 si je ne trompe, et l'Union Européenne négociait aussi avec la Libye. Donc la France n'est pas seule à avoir commis ce qu'on peut considérer aujourd'hui comme une erreur d'appréciation. Nous avons sous-estimé, je crois que j'ai été le premier à le dire, l'exaspération des peuples arabes, et non-arabes, je pense à l'Iran, vis-à-vis des régimes policiers qu'ils subissaient, c'est vrai. Parce que, d'une certaine manière, ce qui se passait dans ces pays, arrangeait tout le monde. Je pense à la Tunisie, qui était un pays relativement stable, qui se développait économiquement, où les droits de la femme étaient assez bien respectés. Et nous n'avons pas vu ce rejet, cette aspiration à la liberté. Je pense qu'aujourd'hui c'est une chance formidable. Ça peut être une chance formidable. Si les peuples arabes, et non-arabes, je repense à l'Iran, arrivent à opérer cette transition démocratique, eh bien ce sera, je crois, tout bénéfice pour la planète toute entière, et en particulier pour les pays européens autour de la Méditerranée. Ce n'est pas gagné. Ce n'est pas gagné, parce qu'on voit bien que ce passage à la démocratie va se heurter à des obstacles redoutables.
 
« Cessez d'affaiblir le Quai d'Orsay, cessez de l'affaiblir au point de le rendre, d'ici à quelques années, incapable de remplir ses missions », extrait d'une tribune publiée par A. Juppé et H. Védrine en juillet dernier dans Le Monde. Vous aviez diablement raison, non ?
 
Oui, mais on mélange tout. Qu'est-ce que nous avons dit dans cette tribune, nous avons dit que depuis 10 ans, ce n'est pas depuis les événements de Tunisie, depuis 10 ans les gouvernements successifs, de gauche comme de droite, et peut-être même ceux auxquels j'ai appartenu, n'ont cessé de diminuer les moyens du Quai d'Orsay, en particulier tous les moyens affectés à la politique culturelle, de rayonnement culturel de la France, qui est un de nos atouts formidables. C'est ça que nous avons dénoncé. Aujourd'hui, la crise de la diplomatie française c'est autre chose. Je ne pense qu'elle ait failli. Je pense que le Quai d'Orsay reste une administration de grande qualité, avec des hommes et des femmes qui ont le sens de l'État, et qui sont parfaitement dévoués au service des intérêts de la nation. Alors, il y a eu des erreurs qui ont été faites, mais ne confondons pas les maladresses de telle ou telle personnalité politique, et le fonctionnement de la diplomatie française qui, je crois, n'a pas grand-chose à se reprocher dans la conduite des événements depuis quelques semaines.
 
Et le Quai d'Orsay, en tout cas certains de ses représentants, se plaignent de la politique menée à l'Élysée. Vous avez vu cette autre tribune dans Le Monde, écrite par des diplomates, de droite, de gauche, retraités, actifs...
 
C'était la même, non, je crois ?
 
On, ce n'était pas la même.  
 
Bon !
 
On n'écoute pas assez les diplomates...
 
Ah oui, ils citaient la nôtre, voilà, c'est ça... entre les deux.
 
Voilà, ils mentionnaient la vôtre. Ils parlent d'impulsivité, de préoccupations médiatiques à court terme, d'amateurisme dans la politique étrangère de l Élysée.
 
Écoutez, ça fait sourire par moment. Qu'est-ce qu'on a reproché à N. Sarkozy dans l'affaire tunisienne, c'est de prendre son temps, de ne pas réagir assez vite, de prendre trop de recul. Et voici que maintenant on lui reproche d'improviser. Alors, il y a des modes comme ça, on se déchaîne, ça passera.
 
On ne peut pas reconnaître, ce matin, qu'il y a manifestement un malaise chez les diplomates, qu'ils ne se sentent pas écoutés ?
 
Oui, ça c'est vrai. Ça c'est vrai. Je crois qu'il faut leur redonner confiance, leur redire que le pouvoir politique a confiance en eux, qu'ils font bien leur travail. il y en a des bons, il y en a des moins bons. Ils sont parfois dans des circonstances difficiles. Certains n'ont pas vu venir ce qui s'est passé, mais on ne peut pas leur reprocher parce que, qui l'a vu venir ?
 
Est-ce que l'action diplomatique est trop centralisée à l'Élysée, A. Juppé ? Est-ce qu'elle est entre les mains de quelques conseillers qui n'auraient pas de liens avec le terrain ?
 
Le président de la République, dans les institutions de la cinquième République, a toujours été en charge des grandes orientations de la politique étrangère - je ne vais pas vous les citer les uns après les autres, depuis le Général de Gaulle - donc il y a là quelque chose qui est parfaitement dans l'esprit de nos institutions. Ensuite, les relais existent, et je peux vous dire qu'en tant que ministre de la Défense, j'ai tout à fait voix au chapitre, j'exprime mes points de vue, j'en discute avec le président de la République, et les décisions sont élaborées collectivement entre le président, le Premier ministre et les ministres.
 
Parce que là est l'argument de ces diplomates qui publient leur tribune dans Le Monde, « on n'écoute pas assez le terrain. Si on avait écouté le terrain... »
 
Écoutez, je vous ai dit tout le respect que j'avais pour les diplomates. Il y a aussi, parfois, de temps en temps, un peu de corporatisme, et c'est vrai qu'on ne leur a peut-être pas manifesté suffisamment la considération à laquelle ils ont droit, ce qui peut expliquer leur énervement d'aujourd'hui. Mais je suis persuadé qu'ils le surmonteront.
 
J'ai un peu le sentiment que le A. Juppé qui avait une belle liberté de parole l'été dernier, notamment sur France Inter, est un peu plus bridé maintenant qu'il est au gouvernement.
 
Non, je ne me sens pas du tout bridé, je vous rassure. Je dis ce que j'ai envie de dire. Regardez, dans le débat sur l'islam, j'ai dit ce que je pensais.
 Source : Premier ministre, Service d'Information du Gouvernement, le 4 mars 2011