Texte intégral
Vous avez mis en exergue de cette célébration la phrase si juste de Jérôme Lindon : avec la loi sur le prix unique du livre, « il ne sagit pas là seulement dune question économique, ni non plus juridique : cest vraiment une affaire de civilisation ».
Civilisation, le mot est bien choisi tant laffaire qui nous réunit met en jeu, par delà sa réalité indiscutablement économique, une certaine conception de la société et des conditions concrètes sans lesquelles la liberté daccès au uvres et à la création tend à devenir une abstraction.
Je nai pas besoin de rappeler longuement combien le bilan de la régulation introduite à linitiative de Jack Lang, à qui je tiens évidemment à rendre hommage, est positif.
Garante de la diversité culturelle et de la créativité éditoriale, cette régulation a accompagné la croissance quasi continue du marché du livre français depuis trente ans, tant en valeur, qu'en volume, et en diversité de titres publiés et achetés : une étude a récemment montré que les 20 titres les plus vendus représentaient 1,7% des ventes en volume dans le secteur du livre, contre 20% dans le secteur du DVD.
Cette loi de développement durable de la filière a permis à tous les réseaux de vente au détail de coexister, en premier lieu les 3500 libraires indépendantes, qui assument un rôle si essentiel de médiateur culturel, mais aussi les grandes surfaces et désormais le e-commerce, sans qu'aucun ne devienne dominant.
Le prix fixe du livre - je crois utile de le rappeler dans le contexte actuel - est favorable au consommateur, que je préfère pour ma part appeler lecteur. Disposer dune offre riche et variée, et non dun choix standardisé, réduit à quelques best sellers, voilà lintérêt du lecteur. Dautant que la loi na pas eu deffets inflationnistes et sest révélée compatible avec une large gamme de tarifs le prix dun livre de poche est en moyenne de 6 euros.
Par-delà son bilan très concret et très positif, la loi sur le prix unique du livre numérique, fondée sur le refus de considérer le livre comme un produit marchand banalisé, soumis aux seules exigences de la rentabilité immédiate, constitue une loi fondatrice pour la régulation des industries culturelles, qui a inspiré près de la moitié des pays de lUnion européenne. Une loi consacrant des pratiques commerciales anciennes, mais qui na pas toujours été consensuelle. Une loi quil a fallu défendre en son temps, notamment face aux doctrinaires de lultra-concurrence, mais une loi qui, depuis 1981, na cessé de recueillir ladhésion des gouvernements successifs, bénéficiant dun soutien politique unique en son genre, ainsi que lont encore récemment illustré les débats sur la loi de modernisation de léconomie.
Notre responsabilité collective est à présent de faire vivre cette loi de civilisation à lheure numérique. Permettez moi de partager avec vous quelques brèves remarques sur le sujet.
Je reviens dun déplacement aux Etats-Unis riche de bien des enseignements sur la formidable transformation dans laquelle nous sommes engagés.
Jen retiens notamment les effets dévastateurs dune concurrence par les prix du livre numérique, illustrée à loccasion de la guerre des prix exacerbée que se sont livrés les principaux réseaux de ventes de livre numérique aux Etats-Unis en 2009-2010. Cette dernière a conduit certains opérateurs à pratiquer de considérables rabais voire des ventes à pertes sur les meilleures ventes, au détriment des équilibres de lensemble de la chaîne du livre.
Mais leffort de régulation, de structuration du marché entrepris récemment aux Etats-Unis mérite aussi dêtre souligné. Comme vous le savez, en 2010, cinq des plus grands éditeurs américains sont parvenus à imposer aux revendeurs de ce pays le passage au système du contrat d'agence où l'éditeur contrôle son prix, avec lappui notable de Google et dApple. Contrairement aux prédictions alarmistes, ce changement de modèle économique n'a entrainé aucun fléchissement du marché, qui, bien au contraire, a continué sa croissance soutenue.
Il est urgent quà notre tour, et à notre manière, nous définissions un cadre de régulation approprié pour accompagner la chaîne du livre dans un processus de transformation sans précédent depuis linvention de limprimerie par Gutenberg il y a cinq siècles.
Parce que les principes vertueux de la loi Lang doivent aussi profiter au marché du livre numérique, parce que lobjectif consistant à préserver la diversité éditoriale, en prenant appui sur un riche réseau de détaillants, reste pleinement dactualité à lheure numérique, la proposition de loi que je soutiens concernant le prix unique du livre numérique constitue à mes yeux un pilier important de cette régulation.
Sil est probable et normal que larrivée du numérique saccompagne de transferts de valeurs à lavantage dacteurs nouveaux, il convient de veiller à ce que cette transformation naboutisse pas à une baisse globale de la valeur produite comme ce fut le cas pour la musique. Il convient déviterque des acteurs en position de force nimposent des conditions défavorables à toute la chaîne du livre.
Dans ces conditions, une régulation quil nous faut naturellement adapter à la réalité de ce nouveau marché, est plus que jamais nécessaire. Et son intervention à un stade précoce est la meilleure garantie que le développement du marché seffectue dans des conditions harmonieuses, sans captation de la valeur par des acteurs dominants.
Jajoute que de mon point de vue, la régulation que nous défendons, consistant à confier la détermination du prix de vente final à léditeur, doit sappliquer à lensemble des ventes de livres numériques effectuées en France, quel que soit le lieu dimplantation des opérateurs. Il est normal quil y ait un débat sur la meilleure stratégie à retenir pour atteindre cet objectif, et en dernier ressort, cest le Parlement qui tranchera.
Soyez en tout cas assurés de ma détermination à porter un tel objectif. La préservation de la diversité culturelle, consacrée par la convention de lUNESCO, mais aussi par le droit et la jurisprudence européenne, est un principe cardinal auquel il nous faut donner toute sa portée à lheure numérique.
Cest en ces termes, et avec résolution, que jentends poursuivre, au cours des prochaines semaines le dialogue engagé avec les institutions européennes.
Sans me prononcer sur le fond de la procédure denquête récemment engagée par la commission, je ne manquerai pas, dans le cadre ce de dialogue, de souligner, à tout le moins, mon étonnement devant la disproportion des moyens employés, alors que le marché du livre numérique est tout juste naissant. Cette initiative a pu être perçue comme une manifestation dhostilité sans précédent à légard dacteurs majeurs du monde culturel, une forme de répression symbolique. Je comprends ce sentiment. Les acteurs culturels visés méritent plus dégard, je pense bien sûr à la maison Gallimard, qui fête son centenaire, et représente un pan de lhistoire mondiale de la littérature, mais cela vaut pour lensemble de la profession.
Par delà ces circonstances, il nous faut prendre de la hauteur et nous interroger sur le rôle que lEurope entend jouer dans le combat pour la diversité culturelle à lheure numérique. Le débat est légitime.
Pour ma part, je défendrai avec force lidée que dans lunivers physique comme sur internet, le livre demeure un objet culturel singulier, irréductible à sa seule dimension commerciale, « la plus sacrée, la plus inattaquable et la plus personnelle de toutes les propriétés », pour reprendre les mots de Beaumarchais.
Noublions pas que le socle de la civilisation européenne, cest dabord lécrit et le génie de la diversité.
Je naccepte donc pas lidée que les grands supermarchés numériques, étrangers à toute préoccupation de diversité éditoriale, et de rémunération de la création, soient le seul visage du marché intérieur culturel.
Dans ce soit disant paradis du consommateur, qui découvrira, qui fera partager les Julien Gracq de demain ? Noublions pas que les découvertes sont le plus souvent le fait de libraires indépendants, les grands réseaux, y compris numériques, ne faisant quamplifier le mouvement une fois quil est lancé.
Cette construction civilisée du marché du livre numérique que jappelle de mes vux est incompatible avec la surenchère du « discount » et de l « hyperconcurrence ». On ne peut aborder léconomie du livre comme on envisage celle du paquet de céréales ou de la lessive dans la grande distribution.
Pour être efficace, lapproche quil nous faut imaginer doit être développée à léchelle européenne. Au marché « dérégulé » qui, au nom dune vision très abstraite de lintérêt du consommateur, fait le jeu de certains acteurs à prétentions hégémoniques, pour lesquels le livre nest quun produit dappel, lEurope doit préférer le développement équilibré de lécosystème des industries créatives, et le soutien à la compétitivité des acteurs industriels européens, ce qui passe aussi par une TVA à taux réduit pour le livre numérique.
À limage du consensus que recueille aujourdhui la loi Lang, je sais pouvoir mappuyer, dans cette entreprise de conviction politique, sur la capacité de lensemble de la filière, auteur, éditeurs, libraires à se retrouver sur ce qui va dans le sens dun bien commun.
Longue vie à la loi Lang et à sa descendance.
Source http://www.culture.gouv.fr, le 18 mars 2011