Texte intégral
Il y a à peine plus dun mois, Marrakech a été touchée en son coeur par lexpression pure de la violence extrême. Des Marocains y ont perdu la vie, des Français aussi. Mes pensées vont en tout premier lieu à leur famille.
Et pourtant, jadhère totalement à lesprit que M. le ministre du Tourisme a souhaité donné à la rencontre qui nous réunit aujourdhui. Cette célébration des dix ans du classement de la Place Jemâa El Fna, à laquelle vous mavez fait lhonneur de me convier, nous montre à tous que la violence nest pas prête à faire taire les valeurs de la mémoire et du dialogue interculturel.
Vous connaissez lattachement de la France à la préservation et à la mise en valeur de son patrimoine. En ce qui concerne la partie de notre patrimoine matériel qui figure à la liste du patrimoine de lHumanité de lUNESCO, nous venons dailleurs de renforcer nos engagements en matière de suivi des dossiers de candidature, de mise en valeur des sites, dans une logique plus appuyée de développement durable.
Pour ce qui est du patrimoine immatériel, je souhaiterais tout dabord rappeler à titre personnel quil sagit dune notion à laquelle je suis très attaché, et laiguillon de la reconnaissance que peut représenter une classification au patrimoine mondial nous donne souvent loccasion douvrir de nouvelles perspectives pour mieux le mettre en valeur je pense par exemple à toute lattention que nous avons dû porter à la constitution du dossier de candidature du Repas gastronomique français, qui a eu lhonneur de bénéficier de cette reconnaissance. M. Francesco Bandarin le sait, nous collaborons au plus près avec les instances de lUNESCO afin de contribuer le mieux possible à la réflexion commune sur les moyens de mieux préserver et de mieux mettre en valeur un patrimoine dont lintangibilité nest pas pour autant une garantie dimmunité contre lérosion et la disparition.
Les autorités marocaines, je le sais, partagent pleinement cette exigence. Et cest précisément parce que nous la partageons qui fait la qualité de notre coopération dans le domaine patrimonial. La France est dailleurs toujours très heureuse, je dirais même enthousiaste en ce qui concerne le Maroc, de pouvoir prêter son expertise lorsquelle est sollicitée par dautres Etats parties de la Convention de 2003 sur le patrimoine immatériel avec le même enthousiasme que celui qui préside, M. le ministre de la Culture, à notre coopération dans le domaine muséal et dans le domaine du patrimoine matériel.
Les engagements internationaux sur le patrimoine immatériel de lhumanité doivent beaucoup à Marrakech. Cest en effet ici-même, lors dune réunion dexperts internationaux en 1997, quil a été décidé de substituer la notion de patrimoine immatériel à celle, plus floue, plus datée, de « culture
traditionnelle et populaire ». Cest à Marrakech quest née cette nouvelle approche qui devait aboutir lannée suivante au lancement du programme de la proclamation des chefs doeuvre du patrimoine oral et immatériel de lhumanité, jusquà la Convention de lUNESCO pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de 2003.
Avant de laisser la parole à Mme Mansouri, qui mieux que quiconque sait limportance du patrimoine oral et immatériel de la Place Jemâa El Fna, je souhaiterais évoquer avec vous, en tant que ministre français de la Culture, que votre ville magnifique est aussi porteuse de la mémoire de toutes les grandes figures de lart et les grands artistes étrangers qui y ont vécu ou qui lont visité je pense à Yves Saint Laurent et à Pierre Bergé, je pense à Alfred Hitchcock qui sest filmé de dos dans LHomme qui en savait trop, en train dobserver le spectacle des acrobates de la Place Jemâa El Fna. Marrakech est devenue de ce point de vue une ville monde, où le patrimoine et la modernité se croisent, où règne lesprit de la rencontre.
En cette date anniversaire, je souhaiterais mappuyer sur les mots mêmes de celui qui fit tant pour le patrimoine de Marrakech, en sa mémoire aussi, je veux parler de Juan Goytisolo, qui a su pénétrer lesprit dune place unique au monde, dun lieu marqué depuis sa création, il y a presque un millénaire, du sceau de la rencontre et de léchange : « Cet univers de fripiers et de porteurs deau, dartisans et de gueux, de maquignons et de voyous, de filous aux mains soyeuses, de simples desprit, de femmes de petite vertu, de forts en gueule, de garnements, de débrouillards, de charlatans, de cartomanciens, de tartufes, de docteurs à la science infuse, tout ce monde haut en couleur, ouvert et insouciant, qui donna sa force vitale aux sociétés chrétienne et islamique beaucoup moins différenciées quon pourrait le croire -, à lépoque de larchiprêtre de Hita, a été supprimé peu à peu, ou de façon radicale, par la bourgeoisie naissante et lEtat quadrilleur de villes et de vies ( ) Seule une ville conserve le privilège dabriter le défunt patrimoine oral de lhumanité, qualifié par beaucoup avec mépris de tiers-mondiste. Je veux parler de Marrakech, et de la place Jemaa-el-Fna, aux abords de laquelle, depuis plus de vingt ans et à intervalles réguliers, jécris, je déambule et jhabite.
À Jemaa-el-Fna, les jongleurs, les saltimbanques, les clowns, les conteurs sont presque aussi nombreux, et dune qualité tout aussi grande que lorsque je suis arrivé à Marrakech, ou quand Elias Canetti y fit une visite qui laisserait une trace si féconde, ou encore à lépoque où les frères Jérôme et Jean Tharaud écrivirent leur récit de voyage, cest-à-dire soixante ans plus tôt. Si lon compare son aspect actuel avec les photos prises au début du protectorat, on y découvre bien peu de différences : quelques immeubles plus compacts, quoique discrets ; une augmentation du trafic ; la prolifération vertigineuse des bicyclettes. Mais ce sont les mêmes remous, les mêmes fiacres ; les groupes de maquignons se mêlent toujours aux cercles qui se forment autour des conteurs, dans la fumée vagabonde et accueillante des cuisines ; le minaret de la Koutoubia protège, immuable, le royaume des morts et lexistence affairée des vivants.
Jemaa-el- Fna résiste aux assauts conjugués du temps et dune modernité dégradante et bornée. Les halcas continuent de prospérer, de nouveaux talents se révèlent, et un public toujours aussi friand dhistoires fait cercle autour des jongleurs et des artistes. Grâce à son incroyable vitalité et à ses capacités digestives, elle agglutine les éléments les plus divers, elle abolit momentanément les différences de classes et les hiérarchies. Les autobus chargés de touristes qui viennent échouer là comme des cétacés sont immédiatement pris dans sa fine toile daraignée, et neutralisés par ses sucs gastriques. Cette année, pendant les nuits du ramadan, la place a attiré des dizaines de milliers de personnes autour de ses cuisines ambulantes, parmi les cris des vendeurs de chaussures, de vêtements, de friandises et de jouets. A la lueur des lampes à pétrole, jai cru remarquer la présence de Rabelais, de larchiprêtre de Hita, de Chaucer, dIbn Zaïd, dAl Hariri, et de nombreux derviches. Dans cet espace encore préservé, on ne voit pas de ces idiots bécotant leur téléphone portatif. Léclat et lincandescence du verbe prolongent miraculeusement son règne. Mais je tremble parfois en pensant combien elle est vulnérable, et je sens monter à mes lèvres cette question qui résume toutes mes craintes : jusquà quand ? »
Ces mots, Juan Goytisolo les a prononcé en 1997. Ils nont rien perdu de sa portée, tant la magie de Jemâa El Fna existe toujours ; tant son appel, aussi, à la vigilance pour la préservation de ce qui fait son caractère unique, reste actuel.
Je vous remercie.
Source http://www.culture.gouv.fr, le 31 mai 2011