Déclaration de M. Frédéric Mitterrand, ministre de la culture et de la communication, sur la préservation et la mise en valeur du patrimoine immatériel, Marrakech le 30 mai 2011.

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Circonstance : 10ème anniversaire de l'inscription de la Place Jemâa el Fna au patrimoine oral et immatériel de l'humanité à Marrakech le 30 mai 2011.

Texte intégral


Il y a à peine plus d’un mois, Marrakech a été touchée en son coeur par l’expression pure de la violence extrême. Des Marocains y ont perdu la vie, des Français aussi. Mes pensées vont en tout premier lieu à leur famille.
Et pourtant, j’adhère totalement à l’esprit que M. le ministre du Tourisme a souhaité donné à la rencontre qui nous réunit aujourd’hui. Cette célébration des dix ans du classement de la Place Jemâa El Fna, à laquelle vous m’avez fait l’honneur de me convier, nous montre à tous que la violence n’est pas prête à faire taire les valeurs de la mémoire et du dialogue interculturel.
Vous connaissez l’attachement de la France à la préservation et à la mise en valeur de son patrimoine. En ce qui concerne la partie de notre patrimoine matériel qui figure à la liste du patrimoine de l’Humanité de l’UNESCO, nous venons d’ailleurs de renforcer nos engagements en matière de suivi des dossiers de candidature, de mise en valeur des sites, dans une logique plus appuyée de développement durable.
Pour ce qui est du patrimoine immatériel, je souhaiterais tout d’abord rappeler à titre personnel qu’il s’agit d’une notion à laquelle je suis très attaché, et l’aiguillon de la reconnaissance que peut représenter une classification au patrimoine mondial nous donne souvent l’occasion d’ouvrir de nouvelles perspectives pour mieux le mettre en valeur – je pense par exemple à toute l’attention que nous avons dû porter à la constitution du dossier de candidature du Repas gastronomique français, qui a eu l’honneur de bénéficier de cette reconnaissance. M. Francesco Bandarin le sait, nous collaborons au plus près avec les instances de l’UNESCO afin de contribuer le mieux possible à la réflexion commune sur les moyens de mieux préserver et de mieux mettre en valeur un patrimoine dont l’intangibilité n’est pas pour autant une garantie d’immunité contre l’érosion et la disparition.
Les autorités marocaines, je le sais, partagent pleinement cette exigence. Et c’est précisément parce que nous la partageons qui fait la qualité de notre coopération dans le domaine patrimonial. La France est d’ailleurs toujours très heureuse, je dirais même enthousiaste en ce qui concerne le Maroc, de pouvoir prêter son expertise lorsqu’elle est sollicitée par d’autres Etats parties de la Convention de 2003 sur le patrimoine immatériel – avec le même enthousiasme que celui qui préside, M. le ministre de la Culture, à notre coopération dans le domaine muséal et dans le domaine du patrimoine matériel.
Les engagements internationaux sur le patrimoine immatériel de l’humanité doivent beaucoup à Marrakech. C’est en effet ici-même, lors d’une réunion d’experts internationaux en 1997, qu’il a été décidé de substituer la notion de patrimoine immatériel à celle, plus floue, plus datée, de « culture
traditionnelle et populaire ». C’est à Marrakech qu’est née cette nouvelle approche qui devait aboutir l’année suivante au lancement du programme de la proclamation des chefs d’oeuvre du patrimoine oral et immatériel de l’humanité, jusqu’à la Convention de l’UNESCO pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel de 2003.
Avant de laisser la parole à Mme Mansouri, qui mieux que quiconque sait l’importance du patrimoine oral et immatériel de la Place Jemâa El Fna, je souhaiterais évoquer avec vous, en tant que ministre français de la Culture, que votre ville magnifique est aussi porteuse de la mémoire de toutes les grandes figures de l’art et les grands artistes étrangers qui y ont vécu ou qui l’ont visité – je pense à Yves Saint Laurent et à Pierre Bergé, je pense à Alfred Hitchcock qui s’est filmé de dos dans L’Homme qui en savait trop, en train d’observer le spectacle des acrobates de la Place Jemâa El Fna. Marrakech est devenue de ce point de vue une ville monde, où le patrimoine et la modernité se croisent, où règne l’esprit de la rencontre.
En cette date anniversaire, je souhaiterais m’appuyer sur les mots mêmes de celui qui fit tant pour le patrimoine de Marrakech, en sa mémoire aussi, je veux parler de Juan Goytisolo, qui a su pénétrer l’esprit d’une place unique au monde, d’un lieu marqué depuis sa création, il y a presque un millénaire, du sceau de la rencontre et de l’échange : « Cet univers de fripiers et de porteurs d’eau, d’artisans et de gueux, de maquignons et de voyous, de filous aux mains soyeuses, de simples d’esprit, de femmes de petite vertu, de forts en gueule, de garnements, de débrouillards, de charlatans, de cartomanciens, de tartufes, de docteurs à la science infuse, tout ce monde haut en couleur, ouvert et insouciant, qui donna sa force vitale aux sociétés chrétienne et islamique – beaucoup moins différenciées qu’on pourrait le croire -, à l’époque de l’archiprêtre de Hita, a été supprimé peu à peu, ou de façon radicale, par la bourgeoisie naissante et l’Etat quadrilleur de villes et de vies (…) Seule une ville conserve le privilège d’abriter le défunt patrimoine oral de l’humanité, qualifié par beaucoup avec mépris de tiers-mondiste. Je veux parler de Marrakech, et de la place Jemaa-el-Fna, aux abords de laquelle, depuis plus de vingt ans et à intervalles réguliers, j’écris, je déambule et j’habite.
À Jemaa-el-Fna, les jongleurs, les saltimbanques, les clowns, les conteurs sont presque aussi nombreux, et d’une qualité tout aussi grande que lorsque je suis arrivé à Marrakech, ou quand Elias Canetti y fit une visite qui laisserait une trace si féconde, ou encore à l’époque où les frères Jérôme et Jean Tharaud écrivirent leur récit de voyage, c’est-à-dire soixante ans plus tôt. Si l’on compare son aspect actuel avec les photos prises au début du protectorat, on y découvre bien peu de différences : quelques immeubles plus compacts, quoique discrets ; une augmentation du trafic ; la prolifération vertigineuse des bicyclettes. Mais ce sont les mêmes remous, les mêmes fiacres ; les groupes de maquignons se mêlent toujours aux cercles qui se forment autour des conteurs, dans la fumée vagabonde et accueillante des cuisines ; le minaret de la Koutoubia protège, immuable, le royaume des morts et l’existence affairée des vivants.
Jemaa-el- Fna résiste aux assauts conjugués du temps et d’une modernité dégradante et bornée. Les halcas continuent de prospérer, de nouveaux talents se révèlent, et un public toujours aussi friand d’histoires fait cercle autour des jongleurs et des artistes. Grâce à son incroyable vitalité et à ses capacités digestives, elle agglutine les éléments les plus divers, elle abolit momentanément les différences de classes et les hiérarchies. Les autobus chargés de touristes qui viennent échouer là comme des cétacés sont immédiatement pris dans sa fine toile d’araignée, et neutralisés par ses sucs gastriques. Cette année, pendant les nuits du ramadan, la place a attiré des dizaines de milliers de personnes autour de ses cuisines ambulantes, parmi les cris des vendeurs de chaussures, de vêtements, de friandises et de jouets. A la lueur des lampes à pétrole, j’ai cru remarquer la présence de Rabelais, de l’archiprêtre de Hita, de Chaucer, d’Ibn Zaïd, d’Al Hariri, et de nombreux derviches. Dans cet espace encore préservé, on ne voit pas de ces idiots bécotant leur téléphone portatif. L’éclat et l’incandescence du verbe prolongent miraculeusement son règne. Mais je tremble parfois en pensant combien elle est vulnérable, et je sens monter à mes lèvres cette question qui résume toutes mes craintes : jusqu’à quand ? »
Ces mots, Juan Goytisolo les a prononcé en 1997. Ils n’ont rien perdu de sa portée, tant la magie de Jemâa El Fna existe toujours ; tant son appel, aussi, à la vigilance pour la préservation de ce qui fait son caractère unique, reste actuel.
Je vous remercie.
Source http://www.culture.gouv.fr, le 31 mai 2011