Entretien de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères et européennes, dans "Mondes, les cahiers du Quai d'Orsay" de juin 2011, sur les orientations et les priorités de la politique arabe de la France.

Prononcé le 1er juin 2011

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Média : Mondes - Les cahiers du Quai d'Orsay

Texte intégral

Q - Vous avez pris vos fonctions en tant que ministre des Affaires étrangères et européennes début mars 2011, alors que le monde arabe était secoué par de nombreuses révolutions. Comment la France doit-elle réagir et agir face à ces évolutions ? Quelle est aujourd’hui la «politique arabe» de la France ?
R - J’ai effectivement pris mes fonctions à un moment passionnant, mais difficile, pour le monde et pour les pays arabes. Le «printemps arabe» est un tournant historique majeur, peut-être comparable à la chute du Mur de Berlin. La France a une ligne d’action claire et déterminée : nous soutenons et nous accompagnons les mouvements démocratiques qui sont nés et qui continuent à naître au Maghreb et au Proche-Orient. L’aspiration des peuples à la liberté est une chance pour tous, qu’il ne faut pas laisser passer. Il y a aujourd’hui de fortes attentes de ces générations qui sont confrontées à des problèmes très concrets, notamment celui de l’emploi. Nous devons, avec nos partenaires européens et internationaux, favoriser les partenariats y compris économiques et culturels ou apporter les expertises appropriées. C’est en ce sens que la France va proposer des initiatives fortes à l’Union européenne.
Tout devra être fait dans un esprit de partenariat et de respect mutuel. Car c’est évidemment aux peuples qui brisent leurs chaînes de choisir leur avenir.
Q - Vous avez été la cheville ouvrière de la résolution 1973 adoptée par le Conseil de sécurité des Nations unies, autorisant une intervention militaire de la communauté internationale en Libye afin de défendre les civils contre les attaques de l’armée libyenne. Pourriez-vous revenir sur ce qui a motivé votre position ? S’agit-il d’une «responsabilité de protéger» qui incombe à la communauté internationale ?
R - C’est vrai, la France a joué un rôle déterminant pour obtenir cette nécessaire autorisation du Conseil de sécurité. Notre action a eu une seule et unique motivation : empêcher les autorités de Tripoli de massacrer le peuple libyen. La communauté internationale devait faire face à ses responsabilités et répondre à une obligation morale et humaine, mais aussi juridique. Je vous rappelle que les chefs d’État et de gouvernement du monde entier ont accepté lors du Sommet mondial de 2005 la notion de responsabilité de protéger les civils. Lorsque les autorités d’un État sont défaillantes ou bien violent ce principe, la communauté internationale a la responsabilité d’agir, y compris par la force. C’est ce que le Conseil de sécurité a fait par les résolutions 1970 et 1973, cette dernière autorisant l’usage de toutes les mesures nécessaires pour protéger les civils.
En intervenant sans tarder après l’adoption de la résolution 1973, nous avons empêché le massacre de milliers de civils à Benghazi où le colonel Kadhafi promettait un bain de sang. Là où Srebrenica a symbolisé notre impuissance, Benghazi marque notre détermination. C’est un premier succès incontestable. Quelque chose a changé dans l’ordre international : nous avons fait reculer ce que défendent tous les dictateurs : le dogme de la non-ingérence en toutes circonstances et le droit à l’indifférence.
Q - Quelle est la ligne de conduite de la France en matière d’opérations militaires extérieures ? Que répondre à ceux qui pourraient nous reprocher un «deux poids, deux mesures» dans le choix de nos interventions ?
R - Chacun des peuples est en train d’écrire sa propre histoire. De nombreux pays gèrent les transitions démocratiques dans le respect de la volonté de leurs concitoyens et sans répression. Je tiens à saluer d’ailleurs les pays, particulièrement en Afrique, qui ont mis en place un système démocratique qui fonctionne.
Dans d’autres circonstances, cette aspiration des peuples à la liberté est violemment réprimée par les gouvernements en place, avec une violation manifeste des droits élémentaires des populations. Quand la situation n’est pas acceptable au regard des droits de l’homme et du citoyen, nous le disons clairement et nous exerçons des pressions avec nos partenaires. En Libye, cas extrême, le dictateur n’a pas hésité à lancer une guerre, avec des armes de guerre, contre le peuple et les forces démocratiques. Quand une intervention est nécessaire pour éviter un tel massacre, la France est prête à prendre ses responsabilités et à agir, dans le cadre légitime d’une autorisation du Conseil de sécurité des Nations unies.
Q - Quelles évolutions la mise en place du Service européen d’action extérieure va-t-elle impliquer pour les diplomaties nationales, et en particulier la diplomatie française ? Le renforcement diplomatique de l’Union européenne ne va-t-il pas s’opérer au détriment des politiques étrangères nationales ?
R - Nous le sentons bien, les grands équilibres mondiaux changent à toute vitesse, les puissances émergentes veulent leur place autour de la table et si nous voulons continuer de peser dans les affaires du monde nous devons grouper nos forces et avoir la capacité d’agir à l’échelon européen. L’Union, qui est la première puissance économique mondiale et qui compte un demi-milliard d’habitants, doit pouvoir jouer un rôle global sur la scène internationale. C’est au niveau européen que nous ferons le poids face à la Chine, à l’Inde, au Brésil. C’est par la mobilisation de tous les instruments de l’action extérieure de l’Union que seront apportées les réponses ambitieuses aux défis posés par les évolutions de notre voisinage méditerranéen.
Pour comprendre la difficulté de la tâche, il faut garder à l’esprit la nature de la diplomatie européenne : dans la mesure où chacun de nos pays reste souverain en matière de diplomatie et de défense (les décisions sont prises à l’unanimité), nous devons d’abord dégager une vision commune de notre intérêt collectif, puis agir en faisant travailler ensemble nos diplomaties nationales et les instruments de l’Union. C’est le rôle du Service européen d’action extérieure (SEAE) et de la Haute représentante de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité de nous aider à y parvenir. Le Service européen d’action extérieure n’a pas vocation à devenir une 28e diplomatie, fonctionnant en parallèle ou en concurrence avec nos 27 diplomaties.
Cette aventure sans précédent modifiera sensiblement la façon de travailler de notre diplomatie et présente d’ores et déjà un certain nombre de défis concrets à relever : envoyer nos meilleurs éléments au SEAE (comme nous l’avons déjà fait avec son secrétaire général, Pierre Vimont), réussir à créer dans cette institution une véritable culture diplomatique commune entre personnels issus de pays et d’institutions différentes, nourrir la réflexion du service pour faire émerger, sur chaque grand dossier, un intérêt européen partagé tout en s’assurant que nos intérêts nationaux sont bien pris en compte, etc.
Mais nous devons être lucides vis-à-vis de nous-mêmes : cette nouvelle institution, qui mettra du temps avant de trouver sa vitesse de croisière, ne peut remplacer la volonté politique des Européens ; il s’agit d’un outil devant permettre aux Européens de développer une Europe puissance pour peu qu’ils le veuillent. Cette volonté européenne a parfois encore du mal à exister. La France reste convaincue qu’il faut aller de l’avant dans cette direction, parce que l’Europe doit pouvoir faire entendre sa voix, faire respecter ses intérêts et jouer tout son rôle dans les équilibres du monde.
Q - En tant que ministre des Affaires étrangères et européennes, quels sont vos priorités et les principaux chantiers auxquels vous souhaitez vous consacrer ?
R - J’avais évoqué, à mon arrivée au Quai d’Orsay, au début du mois de mars, cinq grandes priorités pour l’action internationale de la France :
- l’appui à la transition démocratique sur la rive Sud de la Méditerranée et la relance de l’Union pour la Méditerranée, démarche prémonitoire qui prend tout son sens avec le printemps arabe : nous aurons demain des gouvernements démocratiques et pleinement responsables, donnant tout son sens à une logique de vrai partenariat ;
- les progrès de l’intégration européenne, notamment dans le domaine politique ;
- le développement de nos grands partenariats stratégiques (Brésil, Chine, États-Unis, Inde, Russie...) ;
- le renforcement du multilatéralisme pour une gestion commune des grands enjeux économiques, environnementaux ou de développement, notamment dans le cadre de la présidence française du G8 et du G20 ;
- une action renforcée en direction de l’Afrique, continent dans l’avenir duquel je crois.
Depuis lors, l’actualité internationale, marquée par l’urgence, avec le tsunami au Japon puis les crises en Côte d’Ivoire et en Libye, a exigé de ma part une mobilisation de tous les instants. Mais en même temps, je ne perds pas de vue ces priorités, pleinement justifiées par les événements. La catastrophe au Japon a montré l’importance d’une solidarité internationale forte et l’interdépendance de nos pays ; nous protégeons la population et les forces démocratiques en Libye ; nous avons maintenant l’espoir de faire progresser la démocratie en Côte d’Ivoire, après le départ de Laurent Gbagbo.
Au cours de l’année qui vient, l’action internationale de la France se poursuivra dans ces directions. Je constate que notre voix porte dans le monde, parce que notre diplomatie sous l’impulsion du président de la République est capable d’être une force de proposition et d’action. Notre diplomatie doit donc être confiante dans sa capacité d’initiative.
Q - Quelle est votre conception de la place et du rôle de la France sur la scène internationale surtout en cette année de présidence du G8/G20 ?
R - Un mot, je crois, résume et guide toute notre politique : la responsabilité. Responsabilité face aux crises, en Côte d’Ivoire, en Libye ou en Afghanistan. Responsabilité devant les besoins de développement des pays pauvres et devant notre devoir de solidarité avec les plus démunis. Responsabilité pour promouvoir une mondialisation plus équitable, mieux régulée et gouvernée par les organisations multilatérales.
Notre double présidence du G8 et du G20 se comprend dans cet esprit. Nous sommes à l’écoute de tous nos partenaires car nous voulons avancer dans la continuité des sommets précédents et en concertation avec tous. Nous sommes également déterminés à aller de l’avant et le président de la République a pour cela proposé un ordre du jour ambitieux.
Pour le G8, il s’agit du soutien aux transformations démocratiques dans le monde arabe, du partenariat avec l’Afrique, de l’Internet, du renforcement de la sûreté nucléaire et de la solidarité avec le Japon. Pour le G20, la meilleure coordination des politiques macroéconomiques, la réforme du système monétaire international, la lutte contre la volatilité excessive des prix des matières premières. Ce sera aussi le développement, avec les financements innovants, et la réforme de la gouvernance mondiale pour l’adapter aux nécessités du XXème siècle.
Les sommets du G8 à Deauville les 26 et 27 mai et du G20 à Cannes les 3 et 4 novembre 2011 constitueront, j’en suis convaincu, l’occasion de faire des progrès dans tous ces domaines.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 juillet 2011