Texte intégral
La veille de l'intervention de Jacques Chirac, vous affirmiez que le climat du pays était "délétère". A-t-il changé ?
Il l'était. Il le demeure. Sauf que la scène de ménage de la cohabitation est venue s'ajouter au déballage des affaires. Nous retombons dans toutes les caricatures du combat camp contre camp, supposée droite contre prétendue gauche. Autrement dit, les vieilles ficelles. On vient de vivre quatre ans de cohabitation, ensemble, dans un climat de connivence. Le temps n'est pas loin où le président de la République vantait les qualités du gouvernement. Mais la saison des élections revient, alors on nous joue le remake de "vous entraînez le pays dans le gouffre". Ces vieilles recettes sont usées. La droite sécuritaire contre la gauche laxiste, par exemple. Ou bien la défense de l'Etat contre la main noire du trotskisme. Je ne reconnais pas la vérité de la France dans ces simplismes.
Jacques Chirac a-t-il lancé la campagne électorale lors de son intervention ?
Il y aura beaucoup d'autres épisodes avant que la campagne ne s'engage véritablement. Mais ce qui est frappant, c'est qu'une fois de plus se révèle la vérité profonde, humaine, de cette cohabitation-poison. Comme une espèce de déchaînement de haine glacée. Cela m'a furieusement rappelé 1986-1988, quand François Mitterrand, président de la République, expliquait que tout était de la faute de Jacques Chirac, son Premier ministre. Et que tous ses déboires étaient la conséquence d'un complot. Ce n'est pas une manière saine de diriger un pays et de responsabiliser les citoyens.
Jacques Chirac souhaite une "tolérance zéro" pour les délinquants alors qu'il revendique pour ses voyages une tolérance totale...
Comme ministre de l'Education nationale, j'ai été en charge de l'éducation civique des jeunes, dont le fond est le lien responsabilité-exemplarité. Plus on exerce de responsabilités, plus il faut réfléchir à l'exemple que l'on donne. Si nous ne sommes pas capables de montrer que la loi est la même pour tous, c'est l'idée même de la loi qui sera mise en cause. C'est pourquoi il faudra clarifier le statut pénal du président de la République, par exemple en garantissant qu'il puisse témoigner si on le lui demande, participant ainsi à la manifestation de la vérité.
Est-il normal que l'ancien maire de Paris se soit servi du reliquat des fonds spéciaux pour se payer des vacances ?
Je n'ai aucune information sur ces affaires et je ne peux donc répondre qu'en termes de principe: s'il s'agit de compléments de rémunération, ils devront, à l'avenir, être réglés de manière transparente, par virement, et déclarés au fisc. Ces fonds ne risquent-ils pas de générer deux types de candidats à l'Elysée : ceux qui en disposent et les autres ? Entre ceux qui sont au pouvoir, les deux sortants, et quelqu'un qui n'y est pas, le désavantage est permanent. Les deux têtes de la cohabitation sont en réalité en campagne quotidiennement. A chacun de leurs déplacements, ils disposent de tous les moyens de l'Etat pour faire campagne. Si de surcroît ces moyens sont occultes, cela ne fait qu'accroître l'injustice. Mais nous sommes en France, où l'idée d'une démocratie plus saine, normalement transparente, semble encore du domaine de l'impossible. Un jour viendra où la volonté d'un changement de système s'imposera.
L'essentiel du propos du Président a consisté à démolir l'action du gouvernement. L'approuvez-vous ?
Bien des aspects de l'action du gouvernement méritent la critique. Mais le Président préside tous les Conseils des ministres. Il voit passer tous les textes. Il a la faculté de demander une deuxième délibération sur toutes les lois votées. Il lui est parfaitement possible de mettre en demeure le gouvernement de remédier à telle ou telle difficulté. Et si ses souhaits ne sont pas suivis d'effet, il peut créer une controverse publique. Et si le pays est vraiment en de mauvaises mains, suit de mauvaises orientations, il peut dissoudre l'Assemblée. Il ne peut pas être un simple spectateur, assistant de l'extérieur à la politique suivie ou au fonctionnement de l'Etat. Il est chef de l'Etat. Il est désastreux que cette logique des institutions soit oubliée de tous. C'est pourquoi, à mes yeux, la fonction présidentielle ne peut pas se confondre avec celle de chef de l'opposition. C'est une dérive que je dénonçais déjà, comme Raymond Barre, du temps de François Mitterrand. C'est le point même où se situe cet abcès de la cohabitation qui ronge la vie publique française. Ce qui me choque dans la cohabitation, ce n'est pas que le Président et le gouvernement ne soient pas de la même sensibilité. Cela peut arriver et cela ne devrait pas empêcher de travailler loyalement ensemble au bien du pays. Ce qui me choque, c'est qu'ils estiment légitime de se livrer une guerre souterraine, minant ainsi quotidiennement l'action démocratique et l'autorité de l'Etat dans notre pays. Si le Président n'est que le représentant d'un camp, alors la fonction présidentielle perd sa légitimité.
Jacques Chirac ne s'est pas suffisamment opposé à Lionel Jospin ?
Ce qui me frappe, c'est qu'on n'est pas dans le langage-vérité. Et cela interdit de traiter les problèmes de manière simple et claire. On est dans la surenchère perpétuelle ou dans la démission collective, pour ne pas perdre des voix. Exemple: les rave-parties. Dans n'importe quel village, il faut une déclaration pour organiser un bal avec deux accordéons. Regardez comme on ennuie - le mot est faible - les associations qui veulent tenir une buvette lors d'un match ou d'une fête. Et pour les rave-parties, où les drogues dures sont en vente libre et où deux jeunes sont morts ces derniers jours, démission générale! Surenchère: le "couvre-feu" pour mineurs de 13 ans. Il me semble que lorsqu'on voit traîner un enfant la nuit, ce devrait être une règle de bon sens de le ramener chez lui. Mais pourquoi limiter cela à certains quartiers, comme une mesure d'exception ? Ce sont des sujets assez graves pour qu'on les sorte de l'affrontement partisan, abêtissant et inefficace.
A partir du moment où Jacques Chirac se représente, comment peut-il éviter d'être l'homme d'un clan ?
J'ai une autre conception de la fonction présidentielle. Elu directement par le peuple, il n'est pas et ne doit pas être l'homme d'un clan. Il lui revient de rassembler les Français et non pas de combattre une moitié d'entre eux. C'est ainsi qu'il doit porter une vision pour le pays et non pas l'intérêt d'un parti ou d'un camp.
Jacques Chirac dispose-t-il d'un bilan?
Il a accepté cinq années de cohabitation. Le bilan n'est donc pas le sien. Mais est-on jamais élu sur un bilan ? Les questions de 2002 seront les deux questions de l'avenir: doit-on garder les mêmes, les deux sortants Chirac et Jospin et leurs équipes? Et quelle route choisir pour la France?.
(Source http://www.udf.org, le 26 juillet 2001)
Il l'était. Il le demeure. Sauf que la scène de ménage de la cohabitation est venue s'ajouter au déballage des affaires. Nous retombons dans toutes les caricatures du combat camp contre camp, supposée droite contre prétendue gauche. Autrement dit, les vieilles ficelles. On vient de vivre quatre ans de cohabitation, ensemble, dans un climat de connivence. Le temps n'est pas loin où le président de la République vantait les qualités du gouvernement. Mais la saison des élections revient, alors on nous joue le remake de "vous entraînez le pays dans le gouffre". Ces vieilles recettes sont usées. La droite sécuritaire contre la gauche laxiste, par exemple. Ou bien la défense de l'Etat contre la main noire du trotskisme. Je ne reconnais pas la vérité de la France dans ces simplismes.
Jacques Chirac a-t-il lancé la campagne électorale lors de son intervention ?
Il y aura beaucoup d'autres épisodes avant que la campagne ne s'engage véritablement. Mais ce qui est frappant, c'est qu'une fois de plus se révèle la vérité profonde, humaine, de cette cohabitation-poison. Comme une espèce de déchaînement de haine glacée. Cela m'a furieusement rappelé 1986-1988, quand François Mitterrand, président de la République, expliquait que tout était de la faute de Jacques Chirac, son Premier ministre. Et que tous ses déboires étaient la conséquence d'un complot. Ce n'est pas une manière saine de diriger un pays et de responsabiliser les citoyens.
Jacques Chirac souhaite une "tolérance zéro" pour les délinquants alors qu'il revendique pour ses voyages une tolérance totale...
Comme ministre de l'Education nationale, j'ai été en charge de l'éducation civique des jeunes, dont le fond est le lien responsabilité-exemplarité. Plus on exerce de responsabilités, plus il faut réfléchir à l'exemple que l'on donne. Si nous ne sommes pas capables de montrer que la loi est la même pour tous, c'est l'idée même de la loi qui sera mise en cause. C'est pourquoi il faudra clarifier le statut pénal du président de la République, par exemple en garantissant qu'il puisse témoigner si on le lui demande, participant ainsi à la manifestation de la vérité.
Est-il normal que l'ancien maire de Paris se soit servi du reliquat des fonds spéciaux pour se payer des vacances ?
Je n'ai aucune information sur ces affaires et je ne peux donc répondre qu'en termes de principe: s'il s'agit de compléments de rémunération, ils devront, à l'avenir, être réglés de manière transparente, par virement, et déclarés au fisc. Ces fonds ne risquent-ils pas de générer deux types de candidats à l'Elysée : ceux qui en disposent et les autres ? Entre ceux qui sont au pouvoir, les deux sortants, et quelqu'un qui n'y est pas, le désavantage est permanent. Les deux têtes de la cohabitation sont en réalité en campagne quotidiennement. A chacun de leurs déplacements, ils disposent de tous les moyens de l'Etat pour faire campagne. Si de surcroît ces moyens sont occultes, cela ne fait qu'accroître l'injustice. Mais nous sommes en France, où l'idée d'une démocratie plus saine, normalement transparente, semble encore du domaine de l'impossible. Un jour viendra où la volonté d'un changement de système s'imposera.
L'essentiel du propos du Président a consisté à démolir l'action du gouvernement. L'approuvez-vous ?
Bien des aspects de l'action du gouvernement méritent la critique. Mais le Président préside tous les Conseils des ministres. Il voit passer tous les textes. Il a la faculté de demander une deuxième délibération sur toutes les lois votées. Il lui est parfaitement possible de mettre en demeure le gouvernement de remédier à telle ou telle difficulté. Et si ses souhaits ne sont pas suivis d'effet, il peut créer une controverse publique. Et si le pays est vraiment en de mauvaises mains, suit de mauvaises orientations, il peut dissoudre l'Assemblée. Il ne peut pas être un simple spectateur, assistant de l'extérieur à la politique suivie ou au fonctionnement de l'Etat. Il est chef de l'Etat. Il est désastreux que cette logique des institutions soit oubliée de tous. C'est pourquoi, à mes yeux, la fonction présidentielle ne peut pas se confondre avec celle de chef de l'opposition. C'est une dérive que je dénonçais déjà, comme Raymond Barre, du temps de François Mitterrand. C'est le point même où se situe cet abcès de la cohabitation qui ronge la vie publique française. Ce qui me choque dans la cohabitation, ce n'est pas que le Président et le gouvernement ne soient pas de la même sensibilité. Cela peut arriver et cela ne devrait pas empêcher de travailler loyalement ensemble au bien du pays. Ce qui me choque, c'est qu'ils estiment légitime de se livrer une guerre souterraine, minant ainsi quotidiennement l'action démocratique et l'autorité de l'Etat dans notre pays. Si le Président n'est que le représentant d'un camp, alors la fonction présidentielle perd sa légitimité.
Jacques Chirac ne s'est pas suffisamment opposé à Lionel Jospin ?
Ce qui me frappe, c'est qu'on n'est pas dans le langage-vérité. Et cela interdit de traiter les problèmes de manière simple et claire. On est dans la surenchère perpétuelle ou dans la démission collective, pour ne pas perdre des voix. Exemple: les rave-parties. Dans n'importe quel village, il faut une déclaration pour organiser un bal avec deux accordéons. Regardez comme on ennuie - le mot est faible - les associations qui veulent tenir une buvette lors d'un match ou d'une fête. Et pour les rave-parties, où les drogues dures sont en vente libre et où deux jeunes sont morts ces derniers jours, démission générale! Surenchère: le "couvre-feu" pour mineurs de 13 ans. Il me semble que lorsqu'on voit traîner un enfant la nuit, ce devrait être une règle de bon sens de le ramener chez lui. Mais pourquoi limiter cela à certains quartiers, comme une mesure d'exception ? Ce sont des sujets assez graves pour qu'on les sorte de l'affrontement partisan, abêtissant et inefficace.
A partir du moment où Jacques Chirac se représente, comment peut-il éviter d'être l'homme d'un clan ?
J'ai une autre conception de la fonction présidentielle. Elu directement par le peuple, il n'est pas et ne doit pas être l'homme d'un clan. Il lui revient de rassembler les Français et non pas de combattre une moitié d'entre eux. C'est ainsi qu'il doit porter une vision pour le pays et non pas l'intérêt d'un parti ou d'un camp.
Jacques Chirac dispose-t-il d'un bilan?
Il a accepté cinq années de cohabitation. Le bilan n'est donc pas le sien. Mais est-on jamais élu sur un bilan ? Les questions de 2002 seront les deux questions de l'avenir: doit-on garder les mêmes, les deux sortants Chirac et Jospin et leurs équipes? Et quelle route choisir pour la France?.
(Source http://www.udf.org, le 26 juillet 2001)