Extraits de l'entretien de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères et européennes, avec "LCI" le 20 juillet 2011, sur la situation en Libye, en Syrie et en Afghanistan et la crise financière de la zone euro.

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Média : La Chaîne Info

Texte intégral

Q - Alain Juppé, bonjour.
R - Bonjour.
Q - Plus d'argent, plus de carburant, selon les États-Unis Mouammar Kadhafi est à bout de souffle. Avez-vous les mêmes informations ?
R - Le Conseil national de transition et ses troupes progressent, notamment dans la région de Brega, mais aussi à l'ouest de la Libye. L'étau se resserre autour de Tripoli. Donc, les choses avancent, même si il n'y a pas encore de basculement spectaculaire.
Q - Ce matin, Brega est aux mains des rebelles ou pas encore ?
R - Une partie de la ville, le port, mais il est assez difficile de cerner exactement la situation, d'autant que Kadhafi utilise tous les moyens, et y compris les champs de mines qui retardent l'avancée des troupes du Conseil national de transition.
Q - Espérez-vous, escomptez-vous une chute de Tripoli ou est-ce que c'est techniquement, militairement, difficile et peu souhaitable pour les populations ?
R - Il appartient aux forces d'opposition, aux forces de libération de la Libye de mener cette offensive. Donc, c'est l'objectif naturellement. Et, comme je vous l'ai dit, elles marquent des points en ce moment en s'organisant mieux, et elles font preuve de beaucoup de courage face à un adversaire qui a encore des disponibilités et qui est prêt à tout.
Q - Deux hauts responsables des rebelles de Misrata sont reçus ce matin par le président Sarkozy. Dans quel but ? Avoir plus d'armes, plus d'argent, déjà préparer la suite ?
R - Vous savez, nous avons été le premier pays à reconnaître le Conseil national de transition. Aujourd'hui, la communauté internationale dans son ensemble a fait de même. Et donc, nous souhaitons garder avec eux un lien très étroit pour voir comment nous pouvons les aider.
Q - «Le compte à rebours est commencé», c'était l'expression, hier, de Gérard Longuet, le ministre de la Défense. Reprenez-vous à votre compte une telle expression ?
R - J'ai dit à plusieurs reprises que la question n'est plus de savoir si Kadhafi doit ou va partir, mais quand et comment. Et comme je vous l'ai dit, le consensus international là-dessus a beaucoup progressé. L'Union africaine elle-même a pris conscience qu'il fallait un changement à la tête du régime. Et c'est à quoi nous travaillons. Il y a la partie militaire, il y a la partie aussi politique qui avance avec des contacts qui n'ont pas encore abouti mais sont coordonnées par le représentant des Nations unies, M. Al-Khatib.
Q - Espérez-vous un cessez le feu avant le ramadan, début août ?
R - Mais le cessez le feu passe par un engagement formel et clair de Kadhafi de renoncer à ses responsabilités civiles et militaires. J'ai entendu à Istanbul plusieurs responsables de pays arabes musulmans de dire que rien ne s'opposait à ce que les opérations militaires pour protéger les civils se poursuivent pendant la période du ramadan.
Q - Les négociations avec le clan Kadhafi se déroulent-elles en ce moment à Paris ?
R - Non ! Il n'y a pas en ce moment à Paris de contact. Et comme je vous l'ai dit, il peut y en avoir demain, naturellement, nous sommes ouverts à tous les émissaires, à condition qu'il y ait une coordination de ces contacts. Et nous avons décidé dans le cadre du groupe de contacts de faire coordonner toutes ces négociations par le représentant spécial des Nations unies.
Q - Dans ces négociations, la comparution de Kadhafi devant la CPI est-elle une marge de manœuvre ? Peut-on, par exemple, éviter cela en échange d'un départ rapide ?
R - Écoutez, cela, c'est un point qui n'est pas en discussion aujourd'hui.
Q - Pourquoi ? La demande de la CPI est faite, donc cela peut…
R - …Parce qu'il y a des procédures qui doivent être poursuivies, et on verra ensuite dans le cadre des négociations les conséquences qu'il faut en tirer.
Q - Une résidence surveillée de Kadhafi, par exemple, sur le territoire de la Libye, comme on peut le voir avec Moubarak, cela serait-il négociable ?
R - J'entends dire que il ne veut pas quitter la Libye, mais l'une des hypothèses qui est envisagée c'est qu'effectivement qu'il séjourne en Libye à une condition, je le répète, c'est que très clairement il se mette à l'écart de la vie politique libyenne. Et c'est cela que nous attendons avant de déclencher le processus politique du cessez-le-feu, d'une grande convention nationale avec l'ensemble des parties prenantes de la société libyenne puisque c'est aux Libyens de construire la Libye de demain, et pas à nous.
Q - Toute partition du pays est exclue dans votre esprit ?
R - Personne n'en veut ! Ni le Conseil national de transition, ni la communauté internationale. Il faut respecter l'intégrité territoriale de la Libye.
Q - Reconnaissez-vous que nous avons outrepassé les résolutions de l'ONU ?
R - Non ! Nous avons été jusqu'à l'extrême limite de ces résolutions, et je le rappelle, il y a, je ne vais pas rentrer dans le détail des résolutions, il y en a deux - vous le savez -, la possibilité pour la protection des populations civiles de faire exception à l'embargo sur les fournitures d'armes.
Q - Oui, mais demander le départ du pouvoir civil et militaire de Kadhafi, cela, c'est au-delà quand même.
R - Ah, cela, c'est autre chose, c'est au-delà, mais personne n'interdit à un État ou à un groupement d'États, ou aux groupes de contacts, ou à la communauté internationale d'aller au-delà, sur ce plan, de ce qui est inscrit dans les résolutions du Conseil de sécurité. Ca, c'est une attitude politique, cela n'est pas une autorisation d'utiliser la force ou de ne pas l'utiliser.
Q - Certains sont gênés par la présence du côté CNT d'anciens piliers du régime Kadhafi. Que leur répondez-vous ?
R - Oui, écoutez, cela, cela me fait toujours sourire. On n'a jamais vu de révolution dans laquelle du côté des révolutionnaires il n'y ait pas d'anciens du régime antérieur. Regardez ce qui s'est passé après la chute du mur de Berlin.
Q - La future Libye devra-t-elle rembourser aux Occidentaux, et notamment aux Français, le coût de la guerre ?
R - Écoutez, c'est une question qui n'a pas été abordée et pas posée.
Q - Mais il faudra la poser à un moment donné parce qu'on a dépensé beaucoup d'argent pour eux pour les libérer.
R - On l'a défendue aussi pour défendre nos propres intérêts et nos propres valeurs. La Libye est un pays riche. La Libye lorsqu'elle aura retrouvé la paix et l'équilibre bénéficiera de recettes pétrolières très importantes et nous aurons des possibilités de coopération non négligeables avec ce pays.
Q - En fournissant des armes aux rebelles n'a-t-on pas pris le risque de retrouver ces armes un jour tournés contre la France, notamment si Al Qaïda au Maghreb islamique en récupère ?
R - Nous sommes préoccupés par les transferts d'armes possibles, pas d'ailleurs celles que nous avons fournies, qui sont des armes d'autodéfense, mais celles du régime de Kadhafi lui-même. Et c'est la raison pour laquelle nous souhaitons que les pays du Sahel, l'Algérie, la Mauritanie, le Niger, le Mali, se coordonnent mieux pour lutter contre Al Qaïda. C'est ce qui est en cours d'ailleurs.
Q - Cela sera le prochain terrain où nous investirons militairement des forces ?
R - Il n'est pas question que la France envoie de forces au Sahel. C'est aux pays du Sahel de se défendre contre le terrorisme. Nous pouvons les y aider par de la formation, par du renseignement - c'est ce que nous faisons aujourd'hui - mais pas par des troupes au sol.
Q - En Syrie, pendant ce temps-là, on laisse faire le régime, on ne trouve pas de solution pour l'empêcher d'écraser le peuple ?
R - Alors, vous dites «on», il s'agit de savoir qui est «on».
Q - La communauté internationale ?
R - Oui, exactement !
Q - Ceux qui sont engagés en Libye ?
R - Oui, mais il vaut mieux le dire. Il vaut mieux le dire puisque la France, elle, a pris une position extrêmement claire, elle n'a pas une politique de deux poids et deux mesures pour la Libye et la Syrie. Nous avons condamné la répression contre le peuple syrien. Nous avons pris d'ailleurs entre Européens des mesures importantes, des sanctions qui commencent à produire des effets. En revanche, au Conseil de sécurité, il y a aujourd'hui un blocage pour des raisons que tout le monde connaît, c'est que la Chine, et surtout la Russie, ne veulent pas entendre parler d'une résolution. Et je trouve que c'est tout à fait regrettable. Le Conseil de sécurité n'est pas à la hauteur de ses responsabilités. Il est inacceptable qu'il ne se prononce pas sur ce qui est une vraie pression sauvage d'un peuple qui veut conquérir sa liberté et la démocratie.
Q - Êtes-vous toujours inquiet pour les résidents français, l'ambassade qui avait été prise à partie ?
R - Nous sommes toujours évidemment très vigilants, mais je pense que le régime syrien a bien compris qu'il devait assurer la protection de nos ressortissants et de notre ambassade elle-même.
Q - Intellectuellement, la France travaille-t-elle sur un éventuel retrait plus rapide de ses soldats d'Afghanistan ? Discute-t-on avec nos alliés de cette possibilité ?
R - Le président a fixé à la fois la mesure de ce retrait, un millier d'hommes d'ici 2011-2012. Il en a fixé aussi le calendrier. Et vous savez, dans ce genre de situations, ce qui compte c'est le sang-froid.
Dès le départ, nous avions dit que notre objectif c'était de transférer au gouvernement afghan, aux troupes afghanes, que nous avons nous mêmes formées - l'armée afghane, la police afghane - la responsabilité d'assurer la sécurité de leur pays, et c'est en cours.
Q - Seront-elles jamais à la hauteur ? Ne vont-elles pas se faire balayer ? Elles sont noyautées par les insurgés.
R - Non, mais cela c'est une vision pessimiste des choses. Nous continuons à les former et elles se battent et elles ont elles aussi beaucoup de victimes. Permettez-moi de penser à la cérémonie d'hier, aux Invalides, qui a été extrêmement poignante et au cours de laquelle le président de la République a su trouver les paroles à l'intention des familles de ceux qui ont payé de leur vie leur service de la France.
Q - Sommet européen demain, très important. Angela Merkel a prévenu, pas d'avancée spectaculaire à attendre. Êtes-vous déçu par cette attitude des Allemands ?
R - Tout passe par une étroite entente entre la France et l'Allemagne, et je suis convaincu qu'on trouvera un accord. Le président de la République fait preuve d'une énergie et d'une détermination très grandes. Vous savez qu'il sera à Berlin ce soir pour parler avec la Chancelière. On trouvera des solutions. Il y a les aspects techniques, dans le détail desquels je n'entrerai pas, la participation du secteur privé, les modalités d'aide à la Grèce qui doit par ailleurs continuer à faire les efforts qu'on lui demande de faire, mais derrière tout cela il y a un enjeu politique. L'effondrement de l'euro qui ferait l'affaire de quelques spéculateurs sur les marchés, signifierait tout simplement l'effondrement de la construction européenne. Et il n'y a aucun responsable politique aujourd'hui en Europe qui est prêt à prendre ce risque.
Q - Mais il y a une crise de la solidarité quand même ?
R - Non ! Il y a des modalités techniques difficiles, il y a des lenteurs dans le processus de décision, mais sur l'objectif je crois qu'il y a un large accord. Regardez en France, il y a un consensus politique entre les grands partis de gouvernement, et en Allemagne beaucoup de responsables politiques rappellent que ce que nous avons bâti depuis cinquante ans est un bien absolument précieux qu'il ne faut pas dilapider.
Q - Vous avez toujours été très européen dans une famille politique qui ne l'a pas toujours été autant que vous. Pensez-vous que la Banque centrale doit aujourd'hui racheter les dettes des États, européaniser la dette ?
R - Je ne veux pas rentrer dans ces modalités techniques. Je suis, certes, le ministre des Affaires étrangères et européennes, mais il y a des ministres des Finances qui discutent de ces problèmes. Ce que je sais c'est qu'aujourd'hui nous avons un choix, je sais que le mot est galvaudé, historique : ou bien on revient en arrière, c'est-à-dire qu'on laisse s'effondrer ce que nous avons construit, et c'est une catastrophe absolue pour chacun de nos pays ; ou bien on va un coup plus loin. Et je pense qu'il faut aller un coup plus loin dans l'intégration de la zone euro…
Q - …presque du fédéralisme ?
R - Du fédéralisme, je n'ai pas peur du mot et je l'ai déjà prononcé. Et d'ailleurs, on est sur cette voie. Regardez ce qui se passe aujourd'hui, le Conseil des chefs d'État et de gouvernement de la zone euro, les dix-sept, était inenvisageable il y a deux ans. Tout le monde disait, il faut que cela se passe à vingt-sept. Aujourd'hui, nous avons fait accepter l'idée d'un gouvernement économique de la zone euro. Nous avons fait accepter l'idée d'une coordination des politiques budgétaires, il faut faire la même chose en matière fiscale. Je pense que la seule voie d'avenir c'est d'aller plus loin et non pas de s'arrêter.
(…)
Q - Au sujet des soldats morts en Afghanistan ?
R - Le président de la République a bien fait de répondre «vous n'êtes pas morts pour rien», «vous n'êtes pas morts pour rien, vous êtes battus pour des valeurs, vous vous êtes battus pour les intérêts de la France». C'est cela le sens de l'État.
Q - Les passagers du bateau français qui était en route vers Gaza sont en instance de libération. Regrettez-vous quand même l'attitude d'Israël ?
R - Nous avons appelé Israël à la mesure. Nous avions dit aussi aux passagers de ces bateaux que cette provocation n'était pas opportune. En revanche, nous suivons évidemment leur situation. Ils ont trouvé un accord, vous l'avez vu, avec les autorités israéliennes qui va leur permettre de rentrer. Ils ont bénéficié de la protection consulaire de nos diplomates. Et je voudrais rappeler la position constante de la France sur le blocus de Gaza, nous demandons la levée de ce blocus. Il faut que l'aide humanitaire, l'aide internationale puisse arriver à Gaza, que tous les efforts de développement et de reconstruction de ce territoire puissent se prolonger, et donc il faut lever ce blocus.
Q - Alain Juppé, merci et bonne journée.
R – Merci.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 juillet 2011