Texte intégral
Q - Depuis hier, on annonce la fin du régime du colonel Kadhafi. On a vu ce matin pourtant que son fils, Seif Al-Islam, donné prisonnier, refait son apparition. Les fidèles du dictateur occupent encore plusieurs quartiers de Tripoli ; on s'est réjoui trop vite ?
R - J'ai déjà dit hier que la victoire n'était pas complète. Le régime est au bord de l'effondrement mais il y a encore des poches de résistance ; il faut donc maintenir la pression. Nous en sommes convenus d'ailleurs hier au cours d'une conférence audio que nous avons eue avec les Américains, les Britanniques, les Allemands, les Turcs, nos amis arabes, etc. Il faut que l'OTAN reste toujours en alerte pour aller jusqu'au bout de cette opération. Mais enfin, je crois que l'on peut dire aujourd'hui que la chute de Kadhafi approche.
Q - Il n'y a pas de risque de retournement des combats au profit de ses fidèles ?
R - Je ne pense pas. Il peut y avoir encore des résistances, on le voit, mais le Conseil national de transition contrôle la quasi-totalité du pays et une large partie de la ville de Tripoli. On a bien vu qu'à Tripoli, il n'y avait pas de levée en masse de la population pour soutenir Kadhafi, contrairement à ce que l'on nous avait dit. Lorsque la dictature s'effondre, je crois que les peuples respirent.
Q - Quelle doit être la suite pour nos armées : l'OTAN, la présence militaire sur place avec nos partenaires ?
R - La suite, sur le plan militaire, c'est la fin, je l'espère, le plus tôt possible, dès que la victoire sera acquise.
Q - Il faut rester sur place ?
R - Nous ne sommes pas sur place ! Permettez-moi de vous le rappeler, nous sommes dans les airs, c'est donc tout à fait différent de ce qui a pu se passer en Afghanistan par exemple. J'espère que le plus tôt possible, nous pourrons mettre un terme à l'opération de l'OTAN qui s'appelle «Unified Protector».
Maintenant, notre souci, et le travail que je suis en train de faire sous l'impulsion du président de la République et en plein accord avec le Premier ministre, c'est de préparer la paix. Comme vous l'avez dit, la France a pris à nouveau une initiative hier, en proposant de transformer le Groupe de contact, qui était la structure correspondant à la phase militaire de l'opération, en un Groupe des amis de la Libye, pour aider maintenant la Libye à se reconstruire et à bâtir une Libye vraiment démocratique.
J'ai été très intéressé par les analyses très pertinentes d'Alexandre Adler. Je crois que ce qui se passe actuellement est évidemment de même nature. Acceptons la comparaison avec ce qui s'est passé en Europe de l'Est, un phénomène systémique - je n'aime pas beaucoup ce mot mais il est très à la mode - qui ébranle l'ensemble du monde arabe et qui l'ébranle dans le bon sens, c'est-à-dire dans le sens de la démocratie et du développement.
Q - Vous dites : «nous ne sommes pas au sol». Quel a été le rôle exact joué par nos troupes ? En particulier, ont-elles vraiment des instructeurs dans certaines unités rebelles qui aujourd'hui combattent dans Tripoli ?
R - Le rôle de la France, chacun le voit bien, a été déterminant : tout d'abord sur le plan politique, vous vous souvenez que nous sommes montés au créneau au Conseil de sécurité pour obtenir ce qui a tout conditionné, c'est-à-dire la résolution 1973; et puis ensuite, avec nos amis britanniques, nous avons apporté - je ne sais pas si les chiffres sont très précis - entre 75 et 80 % des moyens que l'OTAN a mis en œuvre.
Q - Moyens aériens ?
R - Moyens aériens, bien sûr. Nous ne sommes pas allés au sol, à l'exception de quelques instructeurs qui ont permis d'encadrer et de former les troupes du Conseil national de transition. Je soutiens que nous sommes restés dans le cadre des résolutions pertinentes du Conseil de sécurité.
Q - Via le Qatar, la France a fourni des armes aux rebelles ?
R - Il y a eu, à un moment donné, des fournitures d'armes permettant la défense des populations qui étaient agressées. Je crois qu'il ne faut pas non plus renverser la charge de la preuve, les victimes sont le fait du comportement d'une extrême brutalité du régime. Vous avez vu qu'à de rarissimes et regrettables exceptions près, il n'y a pas eu de dommages collatéraux, parce que l'OTAN a fait très attention à cibler des objectifs militaires.
Q - Revenons sur Kadhafi : que savent les autorités françaises de la situation exacte du dictateur ?
R - Je sais quelle est l'impatience médiatique, il faut être informé au jour le jour...
Q - On pose des questions...
R - Eh bien, je vais vous faire une confidence, je n'en sais pas plus que vous. Nous sommes à l'écoute. Nous ne savons pas s'il est encore dans son bunker de Tripoli ou s'il s'est échappé.
Q - Et vous négociez avec lui ?
R - Certainement pas ! Il y a eu des contacts dans la période précédente, certaines bonnes volontés se sont manifestées...
Q - Dominique de Villepin, vous lui avez confié une mission ?
R - J'étais en étroite relation avec lui. Il m'a informé des initiatives qu'il prenait, elles pouvaient être utiles. Aujourd'hui, nous avons dépassé ce stade. Nous avons dit à plusieurs reprises que nous étions prêts à faire en sorte que le colonel Kadhafi quitte le pouvoir, c'est déjà cela l'objectif. Pour le reste, qu'il soit traité comme les Libyens voudront le traiter. Je pense que nous sommes aujourd'hui à un autre stade. Il s'est entêté dans cette répression sauvage et il va appartenir maintenant aux Libyens de décider de son sort.
Q - Que souhaite la France, que le colonel Kadhafi s'exile ou qu'il soit arrêté ?
R - La France souhaite qu'il quitte le pouvoir, point ! Et rien d'autre. Nous ne voulons pas sa mort, il appartient aux Libyens de décider de son sort. Ce que nous voulons surtout, c'est qu'une réconciliation nationale se concrétise en Libye entre toutes les factions en présence. Comme l'a dit Alexandre Adler, la situation est très différente de celle de la Syrie, mais il faut ce mouvement de réconciliation et, ensuite, tout un processus politique qui permettra d'adopter une Constitution démocratique et d'aller vers des élections permettant aux Libyens de choisir le pouvoir ; c'est cela aujourd'hui notre objectif avec, également, l'accompagnement du développement économique de la Libye. La Libye est un pays riche, elle a des ressources potentielles considérables, il va donc falloir lui permettre d'en tirer le meilleur parti possible pour le peuple libyen ; c'est cela notre objectif.
Q - On a parlé du bourbier libyen, cela n'a pas l'air d'être tout à fait le cas mais est-ce que aujourd'hui...
R - On a parlé du bourbier libyen. Au bout de cinq mois, on disait que l'on s'enlisait... mais cela fait vingt ans que l'on est au Sud-Liban et dix ans que l'on est en Afghanistan.
Q - Précisément, est-ce qu'aujourd'hui...
R - Je trouve donc qu'une opération qui se dénoue en six mois n'est pas un bourbier.
Q - Je viens de prendre acte du fait que cela ne semblait pas être le cas. En revanche, est-ce que le Conseil national de transition - que vous citiez - a les moyens d'éviter le chaos ? Est-ce que, par exemple, le risque islamiste est là ?
R - Je pense que le Conseil national de transition, qui doit s'organiser bien entendu, a les moyens de le faire. Vous avez peut-être observé que dans les villes dont il a pris progressivement le contrôle, les choses se sont relativement bien passées. Le président Jibril a appelé à écarter toute idée de vengeance ou de revanche. Cela va être difficile, c'est la raison pour laquelle la communauté internationale, sous l'égide des Nations unies, est prête, non pas à se substituer à eux, mais à les aider.
Q - La Chine, ce matin, qui est très présente et a beaucoup travaillé en Libye, dit : ok, on respecte le choix du peuple libyen, mais on demande aux Occidentaux de nettoyer le désordre qu'ils ont mis là-bas, c'est dans la presse chinoise de ce matin.
R - C'est une vision chinoise qui n'est pas la mienne. Nous n'avons pas mis le désordre, nous avons permis à un peuple de se libérer d'une dictature et je crois que c'est à mettre au crédit de l'action de la France et de l'action de l'ensemble de nos alliés.
Q - Quels sont les enseignements, notamment diplomatiques, que l'on peut tirer d'ores-et-déjà de ce conflit ? C'est que l'avenir de l'influence internationale de la France se joue au Proche-Orient, dans le monde arabe aujourd'hui ?
R - Vous savez, le président de la République a eu cette intuition il y a déjà plusieurs années.
Q - Plus que jamais...
R - Ce qui se passe autour de la Méditerranée est vital pour nous : sur tous les plans, sur le plan de la sécurité, sur le plan de la stabilité des mouvements de population, sur le plan économique.
Q - Mais comment faire en Syrie, on ne peut pas agir de la même façon ?
R - Bien sûr que non, la Syrie n'est pas la Libye, cela a été dit tout à l'heure. Sur la Syrie, la France a été aussi extrêmement claire depuis le départ. J'ai dit, il y a deux mois, que Bachar n'avait plus beaucoup d'espérance de vie politique et je constate qu'aujourd'hui tout le monde le dit. Simplement - et cela aussi est un point important -, il faut savoir qui occupera le pouvoir. L'alternative politique, dans ce cas, est difficile à anticiper.
Q - Comment peut-on en sortir en Syrie ?
R - Ce qui se passe en Libye et, je l'espère, demain en Syrie, sans effusion de sang, est très important pour la conduite de la diplomatie française. Nous avons maintenant une ligne précise que le président de la République a rappelée de façon très claire. Nous avons bien pris conscience que les dictatures n'ont plus d'avenir dans le monde tel qu'il est aujourd'hui. Cela prendra parfois du temps dans certains pays si les dirigeants ne tiennent pas compte de l'aspiration de leurs populations à des réformes et à une libre expression, chacun à sa manière et dans le cadre de ses traditions nationales.
Q - Comment ?
R - Cela ne durera pas et je me réjouis que les dictatures ne durent pas
Q - Comment peut-on en sortir en Syrie ?
R - En accentuant la pression ; on voit bien que l'on ne peut pas résister, d'une part aux aspirations du peuple, et d'autre part à la pression internationale. Cette pression est en train de s'accentuer, les sanctions sont renforcées. Vous avez vu que les Américains et l'ensemble de la communauté internationale ont pris une position très claire. Cela prendra sans doute du temps mais je pense que, là aussi, la direction est clairement tracée.
Q - Cette victoire de vos choix, de ceux du président de la République, si elle s'avère...
R - Je n'aime pas beaucoup que l'on parle d'une victoire de la France ; ce n'est pas une victoire de la France. Nous avons aidé un processus, c'est une victoire du peuple libyen.
Q - C'est un atout que vous utiliserez, que vous exploiterez dans la future campagne présidentielle ?
R - Je n'ai pas fait cela pour les élections. Nous avons fait cela, je vous le répète, pour aider le peuple libyen à se libérer.
Q - Certes...
R - Si cela peut être utile et si les Français prennent conscience qu'il y a vraiment, sous l'impulsion du président de la République et sous la conduite du gouvernement, une politique étrangère de la France dont la voix est entendue et écoutée, eh bien tant mieux.
Q - Vous avez dit hier soir que le président de la République irait bientôt, sans doute, en Libye. Le déplacement est prévu pour son retour de Nouvelle-Calédonie par exemple ?
R - Je ne peux pas vous donner de date, tout va dépendre de l'évolution sur le terrain, de la stabilisation de la situation à Tripoli, mais je pense que ce voyage est nécessaire et qu'il aura lieu.
Q - La visite du fantasque colonel à Paris, sa tente dans le Palais Marigny, tout cela, la page est tournée, c'est oublié ?
R - Autre temps, autres mœurs ; vous savez, les pages ont été tournées aussi en Egypte et ailleurs. Il faut évoluer en même temps que la situation et tenir compte de ce qui se passe d'abord sur le terrain. Je le répète, nous ne sommes pas allés nous substituer au peuple libyen, c'est le peuple libyen qui s'est révolté.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 août 2011