Texte intégral
« L'art du XXe siècle a trouvé son autonomie ; j'ai la conviction que l'art d'aujourd'hui, tout au contraire, doit être dépensé dans le monde, dans la société ». Ces propos visionnaires, cher Michelangelo Pistoletto, ce sont les vôtres. Si l'art est devenu plus que jamais une pratique sociale, élargissant son champ des possibles, en prise avec la participation des citoyens, avec la réalité urbaine, il le doit beaucoup à des artistes comme vous. Alain Juppé ne s'y est pas trompé en vous proposant une carte blanche pour cette nouvelle édition d'Evento.
Au début de votre parcours esthétique, vous vous opposez à la réification marchande de l'œuvre d'art, qui réduirait les œuvres d'art au seul statut de biens échangeables. Le miroir devient vite votre marque de fabrique : neutre, irrécupérable, identique à lui-même, le miroir est en effet le seul objet qui, précisément, ne peut être échangé. Vous produisez aussi des « objets en moins », qui visent à réduire la prolifération des choses. Dans les années 1990, dans la lignée de l'artiste Joseph Beuys qui avait créé un parti politique et une université, vous élargissez la notion d'œuvre d'art à la transmission des savoirs et vous fondez la « Cittadelarte », en vous inscrivant dans la lignée des humanistes de la Renaissance : à l'instar du commissaire Harald Szeemann, vous considérez que les « attitudes doivent devenir des formes ».
Nul mieux placé que vous, le « provocateur de comportements » comme vous le dites si bien, pour prendre la tête de cette formidable expérimentation urbaine et artistique bordelaise que représente Evento. Je ne peut que féliciter Alain Juppé pour son choix : avec Michelangelo Pistoletto, avec Evento, ses artistes invités, tous les établissements culturels et le très riche réseau des associations qui s'y investissent, c'est la ville elle-même qui devient une plateforme esthétique, avec la participation des citoyens et des citadins en valeur partagée. Evento vient nous rappeler en somme un principe simple : l'utopie, cela se travaille, au cœur même du tissu urbain, avec la participation de tous, au-delà des seuls espaces consacrés.
C'est bel et bien cet esprit qui anime aujourd'hui la place André-Meunier. Le Théâtre évolutif de Ooze, venu de Rotterdam, l'architecte slovène Marjetica Potr? et le collectif français « Bureau d'Etudes » nous offrent un projet pluridisciplinaire, atypique, ouvert sur tous les publics. Les ruches, le compost et les jardins collaboratifs, une épicerie solidaire s'invitent dans l'espace urbain, en nous montrant que chacun peut créer ses propres utopies urbaines. Une création contemporaine en prise avec le réel, avec le risque de l'expérimentation.
Cet esprit qui revisite et réinvente l'espace public, on le retrouve dans les expositions « Racines », qui nous offrent une formidable occasion de mieux comprendre les enjeux du fait urbain. C'est le Van Abbemuseum d'Eindhoven, invité dans la nef du CAPC musée d'art contemporain de Bordeaux, sous la direction éclairée de Charlotte Laubard, qui nous invite à repenser le voisinage et toutes les négociations qu'il implique. C'est le Musée d'Aquitaine, qui invite William Kentridge, Pascale Marthine Tayou, Marzia Migliora, Michael Blum ou encore Wael Shawky à repenser les racines historiques de la ville ; ce sont aussi les graphistes et les représentants de la très talentueuse scène bordelaise de la bande dessinée avec Stealth, Emil Jurcan et le centre d'architecture Arc en rêve, structure unique en France associée une fois de plus à Evento, qui, à l'Abattoir, travaillent à une fresque ouverte sur nos racines urbaines.
Avec ses trois opérations de médiation proposées dans le cadre d'Evento 2011, « ville mobile », le « chantier des savoirs partagés » et le « chantier mobile » animé par des artistes français et néerlandais, qui viendra irriguer toute l'agglomération pour cette expérimentation ouverte à tous les publics, avec l'implication de tous les grands établissements culturels bordelais, avec Le Rocher de Palmer, l'Ecole des Beaux-Arts, ou encore le Conservatoire, Bordeaux nous montre ce qu'« investir l'espace public » veut dire.
Transdisciplinaire, gratuit, Evento entre particulièrement en résonance avec la réflexion que mon ministère a mené ces derniers mois sur la culture partagée. C'était donc l'occasion idéale pour Alain Juppé et moi-même de signer la convention cadre en faveur de la démocratisation culturelle entre l'Etat et la ville de Bordeaux : ces outils précieux que sont les conventions territoriales de développement culturel nous engagent en effet à fédérer les efforts de l'Etat, des collectivités territoriales et des associations, afin de donner aux projets de démocratisation culturelle la cohérence et la visibilité quils méritent.
La relance de ces conventions de développement culturel nous donne en effet l'occasion de repenser notamment les projets de commandes publiques au-delà du cadre du 1% dit « décoratif » : aujourd'hui, en épousant l'évolution du champ de l'art, nous avons les moyens d'évoluer vers des commandes publiques d'œuvres d'art plus réfléchies, en prise avec la réalité urbaine, avec les citoyens, qui peuvent déboucher sur des équipements et des manifestations dont l'impact ne se noie pas dans l'éphémère. Nous en avons particulièrement besoin pour nos politiques urbaines et culturelles. C'est dans cette optique que je soutiens activement le projet du 1% Grand Paris, qui viendra inscrire cette nouvelle dynamique dans le cadre du réaménagement majeur que la capitale va connaître dans les prochaines années. En cela, Bordeaux et Evento, précisément, constituent un remarquable laboratoire, et je tiens à remercier très chaleureusement tous les artistes et les acteurs culturels qui ont investi toute leur énergie dans la réalisation de cette magnifique opération au service de l'esprit d'expérimentation, en plaçant le désir d'utopie au service de tous.
Source http://www.culture.gouv.fr, le 10 octobre 2011