Déclaration de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères et européennes, sur l'engagement et le soutien de la France à la Libye, à la transition politique dans les pays du "printemps arabe" et à la résolution des crises, notamment en Syrie, Tripoli le 15 décembre 2011.

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  • Alain Juppé - Ministre des affaires étrangères et européennes

Circonstance : Voyage d'Alain Juppé en Libye les 14 et 15 décembre 2011 : intervention à l'université de Tripoli le 15

Texte intégral

Monsieur le Recteur,
Mesdames, Messieurs,

Chers Amis Étudiants de l’Université de Tripoli que je suis particulièrement heureux de rencontrer aujourd’hui dans cet auditorium Rachid al Kaabar, l’un des martyrs de la révolution,
C’est avec émotion et espoir que je reviens dans la Libye libérée, trois mois jour pour jour après ma précédente visite, aux côtés du président Sarkozy.
Émotion, parce qu’au cours des derniers mois, le peuple libyen a donné au monde une magnifique leçon d’héroïsme - j’ai une pensée pour tous les martyrs de la Révolution qui ont donné leur vie pour la Libye. Beaucoup d’émotion aussi, parce que ce matin, dans les rues de Tripoli, j’ai rencontré beaucoup de Libyens qui ont témoigné de leur reconnaissance envers la France, et cela m’a fait chaud au coeur.
Espoir, parce qu’aujourd’hui, en Libye, le gouvernement de transition travaille à instaurer un État de droit pleinement démocratique.
Cette Libye nouvelle, c’est vous qui lui avez donné naissance et c’est vous qui la construirez.
Par son courage, sa dignité et sa détermination, le peuple libyen a abattu une dictature vieille de plus de quarante longues années. Il a renversé un régime d’oppression et de terreur. Il a mené un combat exemplaire.
Exemplaire, d’abord, parce que vous vous êtes battus au nom de valeurs universelles que l’humanité a en partage : les droits de l’Homme et la démocratie. En se levant contre le régime de Kadhafi, le peuple libyen s’est inscrit dans une lignée glorieuse, celle des combattants de la liberté.
Exemplaire, aussi, car il a donné espoir à ceux qui subissent chaque jour une répression sanglante. Le «printemps arabe» a montré à tous les peuples que si l’aspiration à la liberté est contagieuse, l’immense courage nécessaire pour affronter les tyrans l’est tout autant.
Exemplaire, enfin, car les Libyens ont apporté un démenti cinglant au préjugé selon lequel les peuples arabes seraient voués à la dictature. Ils ont donné la preuve qu’il n’y a ni fatalité historique, ni culture de l’oppression. Ils ont rappelé au monde que les peuples arabes pouvaient redevenir des moteurs de l’histoire, comme ils l’avaient été par le passé.
Dans ce combat, la jeunesse libyenne a ouvert la voie. Si les murs de cette université ont si souvent été témoins des crimes de Kadhafi, si la jeunesse a été une cible privilégiée de son régime corrompu, violent et arbitraire, si elle a trop longtemps été surveillée, encadrée et trompée, c’est précisément parce qu’elle est richesse, espoir et avenir. C’est parce qu’elle croit aux valeurs de générosité, de liberté et de vérité. Et ce n’est pas un hasard si ce sont les jeunes qui se sont levés à Benghazi lorsqu’un avocat a été emprisonné pour avoir réclamé justice - quel beau symbole que de le voir aujourd’hui ministre de la Jeunesse. Ce n’est pas un hasard si c’est encore la jeunesse libyenne qui a aidé la ville de Misratah dans sa résistance héroïque, qui a poussé le Djebel Nefousa à se soulever et qui a finalement fait tomber les murs de Bab al-Azizia - je ne saurais citer toutes les villes où elle a été aux avant-postes pour organiser des révoltes.
Aujourd’hui, c’est à vous qu’il appartient de bâtir ensemble la nouvelle Libye. Je vois sur vos visages le même enthousiasme, la même énergie et la même volonté qui m’avaient frappé lors de la visite du président Sarkozy à Tripoli, il y a trois mois. Ces qualités sont vos meilleurs atouts pour relever cet immense défi. Elles vous permettront, chacun dans ses fonctions, chacun dans son secteur, de contribuer à l’édification de l’État de droit, de ses institutions et de ses infrastructures. Elles feront de vous l’élan et la force de la Libye de demain.
Je ne sous-estime pas les difficultés de la tâche, comme par exemple le désarmement des milices. Nous savons tous que la construction d’une société politique fondée sur les principes démocratiques demandera des discussions et des compromis complexes. Énoncer ces difficultés, ce n’est pas être pessimiste. C’est lancer un appel à l’esprit de responsabilité de tous ceux qui ont participé à la libération de la Libye pour qu’ils sachent s’unir et accepter les gestes de confiance qui s’imposent, confiance en eux-mêmes et en la nation qu’ils forment.
Dans cette aventure exaltante, vous ne serez pas seuls. Dès les premiers jours du soulèvement, la France a été à vos côtés. Nous avons été les premiers à reconnaître la légitimité de vos revendications. Nous avons été les premiers à appeler au départ de Kadhafi. Nous avons été en première ligne de l’action de la communauté internationale pour vous protéger et vous soutenir dans votre combat pour la liberté. Je suis fier du rôle que mon pays a joué dans cette période cruciale. Avec la communauté internationale, avec la légitimité donnée par le Conseil de sécurité, nous avons fait ce qui était juste. Nous avons fait notre devoir.
Dans la fraternité des armes, dans les moments où l’issue pouvait parfois paraître incertaine, nos deux pays ont développé une amitié sincère, fondée sur une profonde confiance. Cette amitié nous engage. Demain comme hier, la France restera mobilisée pour vous accompagner dans la voie que vous avez choisie. Elle restera mobilisée pour répondre à vos demandes et vous aider à concrétiser vos rêves. C’est à vous et à vous seuls de construire la Libye de demain.
Sachez que notre volonté est de construire avec la Libye un partenariat global.
L’éducation sera une priorité de ce partenariat. Si la victoire militaire et la chute du régime ont ouvert la porte à la transition, celle-ci ne sera en effet achevée que lorsque les Libyens seront pleinement libres. Et un homme ne saurait être tout à fait libre sans éducation, sans savoir, sans compétence, sans travail.
Nous sommes déterminés à travailler avec vous dans un esprit d’échange et d’enrichissement mutuel entre nos savoirs et nos cultures.
Je souhaite que de nombreux jeunes de l’Université de Tripoli puissent venir étudier dans nos universités. C’est la tradition française que d’accueillir des étudiants étrangers. Dans le pays des Lumières et des droits de l’Homme, ils savent pouvoir trouver des formations d’excellences à la hauteur de leurs attentes, mais aussi une expérience de vie et d’apprentissage unique. Nous vous attendons. En concertation avec les autorités libyennes, nous avons décidé de doubler le nombre d’étudiants boursiers originaires de votre pays dans le système universitaire français.
Nous avons également décidé de travailler à la généralisation de l’enseignement du français en Libye dans le primaire et le secondaire. Parce que nous sommes convaincus qu’un élève maîtrisant le français aura encore plus de chances de réussir à l’université.
C’est dans le même esprit d’échange et de dialogue qu’à Tripoli, l’Institut français vient de rouvrir ses portes et que l’École français fera très prochainement de même. À Benghazi, nous ouvrirons bientôt un centre culturel tourné vers les jeunes, afin de leur permettre de découvrir la culture française dans toute sa diversité et sa richesse. Contrairement à la plupart de nos instituts culturels, cet établissement ne portera pas le nom d’un écrivain ou d’une personnalité historique. Il sera appelé «la maison de la liberté» - beït al-horeiya - en hommage à votre combat, au combat de la jeunesse libyenne tout entière.
Outre l’éducation, nous sommes également à votre disposition pour répondre à tous vos besoins en matière de santé. La France dispose d’une solide expertise dans ce domaine. Elle n’a pas ménagé ses efforts pour apporter les soins nécessaires aux blessés de la Révolution, chez nous, en France, mais aussi ici, en Libye. Je pense bien sûr au Benghazi Medical Center, qui incarne aujourd’hui la coopération franco-libyenne en matière de santé. Je souhaite désormais qu’au-delà de cet établissement, notre coopération s’étende et se diffuse de l’administration aux hôpitaux.
Enfin, parce que la mise en place de forces de sécurité efficaces et unies est un enjeu majeur pour la Libye de demain, nous sommes prêts à contribuer à leur formation et à leur équipement. À travers notre coopération en matière de sécurité, nous voulons aider la Libye à vivre en paix et à devenir un élément de stabilité dans un environnement régional complexe.
Nous sommes en effet plus déterminés que jamais à soutenir le «printemps arabe» et à encourager l’émergence d’un vaste espace démocratique, stable et prospère au sud de la Méditerranée.
Notre première priorité - je l’avais souligné en avril dernier, à l’occasion d’un colloque organisé à mon initiative à l’Institut du monde arabe, à Paris, en présence d’acteurs des révolutions tunisienne, égyptienne et, bien sûr, libyenne - c’est la victoire de la démocratie et le respect de la dignité et des droits de l’homme et de la femme.
C’est la raison pour laquelle nous avons eu à coeur de nouer des contacts et de dialoguer avec tous les acteurs du «printemps arabe» sans exclusion, à condition qu’ils respectent les règles du jeu démocratique, au premier rang desquelles le renoncement à la violence, les droits de l’homme et de la femme, le respect des minorités.
C’est aussi la raison pour laquelle nous avons salué le lancement des processus de révision constitutionnelle. Ils permettront des transitions en douceur et éviteront les convulsions dont la population fait toujours les frais.
C’est enfin dans cet esprit que nous nous sommes réjouis de la tenue d’élections libres en Tunisie, puis au Maroc et en Égypte. Nous sommes heureux qu’il en soit bientôt de même en Libye.
Il faut l’avouer, dans mon pays, ces processus suscitent beaucoup d’interrogations. Certains se demandent si les valeurs au nom desquelles les peuples se sont soulevés constitueront bien la référence des futurs régimes. D’autres craignent un retour aux errements du passé.
À ceux-là, je réponds que ces élections tournent la page de plusieurs décennies d’oppression et que nous ne pouvons refuser à des peuples qui ont été si longtemps condamnés au silence le droit d’exprimer leurs choix. Je réponds qu’il faut se garder des procès d’intention et laisser le temps aux nouveaux responsables de faire leurs preuves. Ils ont été élus pour donner corps aux aspirations des peuples. Je refuse d’accepter l’idée selon laquelle Islam et démocratie seraient incompatibles ou selon laquelle les peuples arabes devraient choisir entre dictature ou régime fondamentaliste. C’est une idée étrangère à l’universalité des valeurs de dignité humaine au nom desquelles vous avez fait votre révolution.
Cette transition prendra nécessairement du temps. Je sais que la jeunesse est impatiente - c’est sa principale qualité. Mais je sais aussi que l’art de gouverner est un art difficile, dont on ne recueille pas immédiatement les fruits. La patience, ce n’est pas le renoncement à vos valeurs : si vous avez le sentiment que le cap fixé par vos gouvernants reste fidèle aux idéaux pour lesquels vous vous êtes battus, cette patience sera une vertu indispensable pour parachever avec succès votre révolution. En France, entre le moment où nous avons fait notre révolution et le moment ou nous sommes devenus une démocratie de plein exercice, il a fallu 80 ans. Je souhaite que ce soit plus rapide pour vous.
Notre deuxième priorité, c’est de renforcer nos liens avec les pays de la rive sud de la Méditerranée pour encourager leur développement économique et social. La première condition d’une démocratie durable, c’est de ne pas décevoir les attentes qui se sont exprimées. C’est d’offrir à la jeunesse des perspectives à la hauteur de ses talents et de ses ambitions.
C’est l’objectif du partenariat de Deauville, lancé à l’initiative de Nicolas Sarkozy lorsqu’il présidait le G8, qui vise à soutenir les pays arabes qui ont engagé des réformes politiques et économiques profondes. Après la Tunisie, l’Égypte, la Jordanie et le Maroc, la Libye a rejoint ce partenariat. Ce sera pour vous un atout supplémentaire pour réussir votre transition.
C’est aussi l’objectif de l’Union pour la Méditerranée, qui vise à multiplier les projets communs autour de notre mer commune. Je salue l’entrée récente de la Libye dans l’Union pour la Méditerranée. Beaucoup peut être fait dans cette enceinte pour renforcer notre solidarité.
C’est enfin le rôle du secteur privé. J’encourage des entreprises françaises à venir s’installer en Libye. Pour les Libyens, c’est l’opportunité de bénéficier de l’expertise et des savoir-faire français. C’est aussi l’occasion de créer de nouveaux emplois dans leur pays. Et je sais que l’emploi est l’une de vos premières préoccupations, à vous tous, jeunes étudiants.
Au-delà de ces priorités, nous ne relâchons pas nos efforts pour résoudre les crises qui menacent la stabilité de la région toute entière. Je citerai deux exemples.
La Syrie, d’abord, où la situation devient chaque jour plus dramatique et plus intolérable. Depuis neuf mois, le peuple syrien crie avec courage son aspiration à la liberté. Depuis neuf mois, Bachar al-Assad reste sourd à ces revendications légitimes, refuse les réformes et n’apporte aux manifestants pacifiques que la torture, les massacres et la barbarie en guise de réponse.
Face à cette fuite en avant sauvage et meurtrière, la communauté internationale ne peut rester silencieuse. Plus de 4.000 morts, trois millions de Syriens affectés par la répression sanglante, d’innombrables exactions et crimes contre l’humanité quotidiens : combien de victimes faudra-t-il encore pour que le monde comprenne que Bachar al-Assad doit partir ? Les Syriens ont droit à une transition démocratique pacifique, dont le Conseil national syrien a vocation à être l’acteur privilégié.
La Ligue arabe a pris ses responsabilités, tout comme l’Union européenne et la Turquie, en imposant des sanctions et en renforçant la pression internationale sur le régime syrien, dont l’isolement va croissant. Tôt ou tard, le Conseil de sécurité devra aussi se prononcer. Son silence est un scandale. Vous savez mieux que quiconque que la communauté internationale a le devoir de protéger les peuples. Comme elle l’a fait depuis le début de la crise syrienne, la France continuera à travailler dans toutes les enceintes internationales en vue d’une transition politique et démocratique.
Résoudre les crises, c’est aussi redoubler d’efforts pour ranimer le processus de paix au Proche-Orient.
Dix-huit ans après les accords d’Oslo, le statu quo n’est plus tenable. Il est urgent d’avancer vers un règlement définitif et de créer un État palestinien indépendant, souverain et viable, vivant en paix et en sécurité aux côtés d’Israël.
Pour avancer vers cet objectif, nous avons tous un rôle à jouer : les États arabes, qui ont proposé en 2002 l’Initiative arabe de paix, mais aussi l’Europe, qui promeut un cadre de référence clair et équilibré pour une solution juste et durable. Une méthode plus collective est en effet indispensable si nous voulons relancer les négociations directes entre Israéliens et Palestiniens, seule voie possible pour mettre un terme au conflit.
Face au blocage actuel du processus de paix, la France refuse l’immobilisme.
Nous avons voté en faveur d’une adhésion de la Palestine à l’UNESCO, organisation de culture et de paix au sein de laquelle les Palestiniens ont toute leur place.
À travers le discours du président de la République devant l’Assemblée générale des Nations unies, nous avons été les premiers à proposer que la Palestine devienne un État observateur au sein des Nations unies, ce qui constituerait une étape très importante sur la voie d’une admission pleine et entière.
Avec nos partenaires européens et internationaux, nous continuerons à tout mettre en œuvre pour que l’État de Palestine devienne une réalité sur le terrain.
Mesdames, Messieurs,
Rarement l’histoire ne se sera écrite aussi vite qu’en 2011. Avec les Tunisiens et les Égyptiens, le peuple libyen a fait le «printemps arabe». Il a réussi ce que personne n’aurait cru possible il y a seulement un an et ce qui constitue l’un des plus profonds bouleversements de ces dernières décennies.
Au prix de nombreuses vies, souvent brisées dans la fleur de la jeunesse, vous avez chèrement conquis votre liberté. Vous avez offert au monde le témoignage de votre courage, de votre détermination et de votre esprit de responsabilité. Aux yeux de tous, vous êtes un exemple.
Le «printemps arabe» est un formidable pari sur l’avenir. Comme tous les paris, il comporte des incertitudes et des risques. Pour le bonheur du peuple libyen comme pour la paix dans la région, sachons unir nos efforts pour que les risques se transforment en chances et les défis en succès. Nous allons continuer à travailler ensemble, vous qui êtes l’avenir de ce pays, et qui avez la lourde responsabilité de faire en sorte que ceux qui sont tombés ne soient pas morts pour rien, et nous, qui sommes fermement déterminés à vous soutenir dans cette voie.
Bonne chance, choukran, vive l’amitié entre la France et la Libye.

Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 16 décembre 2011