Déclaration de M. Gérard Longuet, ministre de la défense et des anciens combattants, sur la présence militaire française en Afghanistan, à l'Assemblée nationale le 11 janvier 2012.

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Circonstance : Audition devant la Commission de la défense nationale et des forces armées de l'Assemblée nationale, le 11 janvier 2012

Texte intégral

Je vous remercie, Mesdames et Messieurs les Membres de la Commission, de me permettre de m’exprimer, comme je l’ai souhaité, devant vous pour évoquer le déplacement que j’ai effectué en Afghanistan et répondre autant que faire se peut à vos interrogations.
Ce déplacement répond à une tradition : c’est le rôle du ministre de la Défense que d’être au côté des combattants et de partager avec eux, pour les comprendre, mais aussi en être compris, un certain nombre de moments, parmi lesquels ces périodes de fin d’année où ils peuvent avoir le sentiment d’être isolés, voire oubliés.
Je remercie votre collègue Christophe Guilloteau, ainsi que le président de la Commission des Affaires étrangères, de la Défense et des Forces armées du Sénat, M. Jean-Louis Carrère, de m’avoir accompagné dans ce déplacement. Leur présence a permis de montrer avec force à nos interlocuteurs militaires, à nos compatriotes ou encore à nos interlocuteurs afghans et aux membres de la coalition à quel point dans notre pays le Parlement est associé à l’engagement de nos forces.
Je confirme, Monsieur le Président, que l’événement qui a endeuillé cette fin d’année doit bien être considéré comme un assassinat.
Nous sommes, en Afghanistan, dans une période de transition. Comme nous l’avions souhaité et demandé, le président Karzaï a intégré le district de Surobi dans la deuxième tranche de transition ; aujourd’hui, 50 % de la population afghane habite des zones dont la sécurité est assurée par l’armée nationale afghane (ANA). Le district de Surobi, dont nous avions la charge, est le dernier district de la province de Kaboul à bénéficier de ce transfert, dont nous engageons aujourd’hui le processus.
Lors de ma visite en Afghanistan, j’ai rencontré d’abord le président de la République, M. Karzaï, qui, vous le savez, sera à Paris le 27 janvier prochain pour la signature du traité bilatéral entre la France et l’Afghanistan, actuellement en cours de négociation.
J’ai aussi rencontré le ministre de la Défense, le général Wardak, dans des conditions évidemment différentes de celles de ma rencontre précédente, où son bureau avait été l’objet, quelques heures auparavant, d’un attentat ; j’ai rencontré un ministre de la Défense mieux installé dans sa fonction.
J’ai rencontré le nouveau commandant de l’ISAF - International Security Assistance Force ou encore Force internationale d’Assistance et de Sécurité - le général Allen, qui, à défaut d’être francophone, est francophile - son épouse descend d’ailleurs du général de Rochambeau.
J’ai également échangé avec notre ambassadeur, M. Bernard Bajolet, qui connaît remarquablement le terrain et a l’habitude des moments difficiles, ainsi qu’avec le général de Bavinchove, Français et chef d’état-major de l’ISAF, dont la vision est d’autant plus intéressante qu’elle s’articule entre celle des Français et celle des alliés.
Ont fait aussi partie de mes interlocuteurs le responsable de l’action civile, un diplomate, M. Lesecq, le général Palasset, qui assume, dans toutes ses dimensions, le commandement de la force La Fayette depuis sa nomination, cet été, après avoir commandé l’opération Licorne à Abidjan dans sa phase finale au début de l’année 2011, et enfin le général Nazar. Ce général afghan commande la troisième brigade de l’ANA ; à ce titre, il est notre principal partenaire : c’est en effet lui qui commande les unités chargées de la relève, en Surobi comme en Kapisa.
Sur le plan militaire, il faut d’abord souligner que, dans le secteur dont nous avons la responsabilité, les forces militaires afghanes sont en première ligne. Pour reprendre le jargon de l’Alliance, nous sommes dans la formule «ANA first», autrement dit l’armée nationale afghane d’abord. Nos troupes interviennent en appui.
Cet appui est d’abord l’appui-feu. C’était la mission confiée aux deux sous-officiers du 2e REG, qui travaillaient à consolider une position d’appui-feu dominant l’axe Vermont et permettant par des tirs soit de tireurs d’élite, soit de mortier, de soutenir les troupes nationales afghanes en mission de contrôle des itinéraires et du territoire de la vallée.
Nous appuyons aussi l’armée afghane en matière d’évacuation sanitaire : notre système, assez remarquable et qui nous a été présenté, est étendu aux éventuels blessés de celle-ci.
Nous appuyons également l’armée afghane en matière de connaissance et de renseignement, ainsi que, in fine, dans l’organisation des opérations, même si celles-ci sont désormais proposées par l’ANA elle-même.
La situation en Surobi est désormais une situation de transition. Ce district contrôle l’itinéraire routier majeur qui assure la liaison entre Kaboul et le Pakistan, plus exactement la ville de Peschawar.
Alors qu’il aurait été imaginable que cet itinéraire fasse l’objet d’embuscades et de contrôles, il peut, pour des raisons complexes et vraiment révélatrices du théâtre afghan, être parcouru sans attentats, ni blocages ; autrement dit, chacune des parties, insurgées ou non, trouve son compte dans cette situation.
La Surobi est stratégique aussi du fait de son usine hydroélectrique, qui assure la quasi-totalité de l’alimentation non thermique de Kaboul, et des activités minières qui y sont implantées.
Au Nord de ce district, la province de Kapisa, que nous contrôlons également, représente environ, en surface, l’équivalent d’un petit département français ; c’est un désert de montagnes de cailloux parsemé de quelques oasis à la population très dense. Ces caractéristiques rendent son contrôle extrêmement difficile. Elle comporte trois districts où l’armée française n’intervient quasiment pas, et où nous sommes de fait dans une situation de transition, et deux autres extrêmement difficiles, ceux de Tagab et Alasay, où a lieu l’essentiel de nos accrochages : ils constituent en effet un point de rencontre entre deux vallées provenant de l’Est, qui servent de point de ralliement pour les talibans.
La situation des talibans dans l’Est, dont nous avons la charge, est assez comparable à celle qui est la leur dans l’ensemble du pays ; ils n’y sont pas en mesure de menacer dans un rapport de force les forces militaires de la coalition. Quant à l’axe Vermont, axe routier dont nous avons la responsabilité et qui permet de contourner Kaboul et d’accéder, par la base de Bagram, au nord de l’Afghanistan, c’est-à-dire à la partie tadjike - essentielle du fait qu’elle s’ouvre sur les républiques musulmanes de l’ancienne URSS, notamment l’Ouzbékistan et le Tadjikistan - nous le contrôlons. Il reste que la sécurité y demande un effort de tous les instants ; alors qu’au printemps dernier, je pensais que la circulation y était rétablie, force est aujourd’hui de reconnaître que la pression des talibans y est forte. La sécurité n’y est pas aussi assurée que sur la route principale n° 7, entre Kaboul et le Pakistan.
Nous y disposons de trois bases, Nijrab au nord, siège de la brigade et située dans un district maîtrisé, Tagab au centre, dans un district exposé, et Surobi ou Tora au sud, en cours de transition. Les actions des unités présentes à Tagab sont désormais menées en tant qu’appui à des actions de l’ANA et non plus en tant qu’actions de l’armée française avec participation éventuelle de l’ANA.
À cet égard, le contact avec le général Nazar, qui est un Tadjik, et dont l’un des fils a été tué par les talibans, a été assez rassurant quant à la volonté de la troisième brigade, dont les effectifs ont été portés à 4.000 hommes, d’être un partenaire fiable. Le général Nazar a ainsi tenu à être présent lors des hommages rendus à nos deux légionnaires et à présenter les regrets et les excuses de ses troupes.
Au cours de l’année 2011, dix attentats de soldats infiltrés ont eu lieu ; l’attentat contre le général Wardar au sein de son ministère a ainsi été conduit par un taliban revêtu de l’uniforme de l’armée nationale afghane. Si ces dix attentats sont tous de trop et insupportables, il faut en comparer le nombre avec les 280.000 soldats de l’ANA, hors forces de sécurité. Leur raison d’être est liée à une nouvelle tactique des talibans. Ceux-ci, s’ils ne peuvent développer de contrôle massif du territoire, n’en sont pas moins imaginatifs, réactifs et pourvus d’un réel sens de la communication. Ils utilisent ces actions d’éclat comme supports de leur action politique. Ils se mettent ainsi en devoir d’instiller le doute sur la coopération entre les forces de la coalition et l’ANA. Il reste que ce type d’action reste marginal. Notre partenariat avec la troisième brigade est relativement prometteur.
Présenter la Kapisa à la transition en juin 2012 est notre objectif. Je reste néanmoins prudent. La réalisation de ce projet dépendra en effet de la montée en puissance de l’ANA et du climat des six prochains mois. Si la demande est présentée - dans ce cas, elle sera favorablement examinée du fait des bonnes relations entre les armées afghane et française - il nous faut souhaiter qu’aucun élément extérieur, et notamment aucun déplacement d’unités de talibans chassées du Sud et de l’Ouest du pays - où le ressaut américain a été particulièrement fort, alors qu’il n’en a pas été conduit dans les provinces de l’Est dont nous avons la charge - ne vienne la contrarier. Pour autant nous présentons cette demande, qui s’inscrit dans la perspective que nous voulons construire pour 2014.
En termes politiques, le président Karzaï affronte le début de l’année 2012 dans une situation plus solide que celle de l’an dernier à la même période. Certes, des échecs ont été rencontrés : l’assassinat de Burhanuddin Rabbani a certainement ralenti les tentatives de conciliation internes entre le gouvernement et les éléments qui pouvaient être ralliés. Cependant, en matière de dialogue politique, Le président Karzaï a réussi à réunir à Kaboul une assemblée traditionnelle de 1.200 à 1.500 notables locaux - qui, s’ils doublent l’Assemblée nationale, représentent la vérité du réseau social local - pendant près de trois jours sans que les talibans aient été en mesure d’empêcher les réunions de celle-ci ou de leur porter de graves atteintes : seuls deux tirs de roquettes, dont les auteurs ont été identifiés et arrêtés, ont eu lieu.
De plus, le président Karzaï a aussi accepté que s’ouvre à Doha, au Qatar, une sorte de lieu de rencontre entre les talibans et ceux qui veulent les rencontrer. Il n’était pourtant pas favorable à ce projet ; il se positionne en effet dans une sorte d’attitude nationaliste où il se présente comme pris entre les talibans qu’il combat et la coalition qu’il subit. Le président Karzaï voue une admiration à une forme de tradition nationale tiers-mondiste - avec des références au général de Gaulle, qu’il aime bien citer et dont il a lu les œuvres - ainsi que pour le régime turc de l’actuel Premier ministre Erdogan. Cependant, même s’il pensait que le dispositif d’ouverture à Doha était contrôlé par les États-Unis, il l’a accepté dans l’idée qu’il y avait peut-être là l’occasion de diviser le monde taliban entre ses trois principaux réseaux, qui ne présentent pas le même niveau de dépendance envers le Pakistan.
La visite du président Karzaï à Paris le 27 janvier prochain a pour objet la conclusion et la signature d’un traité d’amitié et de coopération avec la France. Ce traité sera le premier à être conclu entre un partenaire de premier plan de la coalition et l’Afghanistan.
L’idée des deux parties est de préparer une coopération de long terme, comportant certes un volet consacré à la défense, mais aussi d’autres consacrés à la coopération culturelle, politique et économique. Il reconnaîtra l’indépendance de l’Afghanistan, consacrera l’engagement de la France à participer à la défense internationale de ce pays - sur le plan politique - et permettra un soutien en termes de formation à l’émergence d’une armée afghane dont le président Karzaï et le ministre Wardak ne veulent pas faire simplement une armée de contre-insurrection, mais bien une armée nationale.
Cette position exprime du reste, de la part du président Karzaï et de son ministre, le sentiment que les difficultés de l’Afghanistan liées à la coalition et aux relations de celle-ci avec le Pakistan sont d’abord politiques, et qu’elles constituent sur le plan militaire une affaire surmontable qui ne remet pas en cause l’autorité de l’État. En revanche, pour eux, l’Afghanistan, entre ses voisins puissants que sont l’Iran et le Pakistan, a le devoir de se doter d’une armée traditionnelle pour protéger son indépendance.
C’est cette analyse - sur laquelle je porte un jugement nuancé - qui explique la divergence entre le président Karzaï et la coalition et notamment le commandement militaire de celle-ci, dont la vision est beaucoup plus celle d’une armée destinée à la lutte antiterroriste, et donc organisée non pas en vue de l’affrontement d’unités régulières mais au profit de la sécurité de populations prises entre le faible violent et sans scrupule et le fort doté de la force militaire d’un État traditionnel.
Cette différence entre les points de vue de l’Afghanistan et de la coalition explique toute la difficulté de la préparation de l’après 2014 : ni l’armée envisagée, ni les financements ne sont les mêmes.
Cela dit, le président Karzaï et son entourage partent d’un principe simple : alors que la coalition consacrerait plus d’une centaine de milliards d’euros par an à l’Afghanistan, à 10 % de ce prix l’État afghan se sent capable d’assurer sa sécurité. Pour autant, ledit État n’est pas capable de payer ces 10 %. Le gouvernement afghan cherche donc à obtenir de la coalition un engagement de long terme.
La coalition a un rendez-vous, dans le cadre de l’OTAN, à Chicago, en mai 2012, au cours duquel doivent être examinés les différents scénarios de soutien et de solidarité à l’indépendance afghane au lendemain du calendrier qui court jusqu’à 2014. Quel volume de forces sera maintenu ? Quels moyens financiers seront mis à la disposition de l’État afghan pour assurer sa défense, et quelle en sera la clé de répartition ? Même si, aujourd’hui, aucun de ces points n’est très clairement traité, ils sont au cœur des échanges entre les partenaires, et ont éclairé les entretiens que nous avons eus au cours de ce bref voyage.
Monsieur le Président, vous avez évoqué l’idée d’un départ dans l’honneur. Si nos militaires sont en effet très attachés à donner du sens à leur engagement et aux sacrifices de leurs camarades, ils appliquent et mettent en œuvre une politique, celle de la France. C’est donc les décisions de la France et la façon dont notre pays envisage son partenariat de long terme avec l’Afghanistan qui commandent leur comportement, et notamment le rythme du retrait, ainsi que les besoins permanents qui devront être satisfaits par une capacité de coopération. Aujourd’hui cependant, les limites de cette coopération ne sont pas fixées : le débat, s’il est ouvert, n’est absolument pas tranché. Cette question, je pense, sera traitée lors de la visite à Paris du président Karzaï.
La dimension internationale de l’Afghanistan commande la solution. Les réunions d’Istanbul et de Bonn, la perspective de celle de Chicago montrent que la situation évolue. Même si, à mon avis, le régime du président Karzaï appréhende 2014 avec un peu trop de confiance en lui-même, il n’est pas dans une situation où il pourrait être soumis à la critique. Manifestement, une armée nationale émerge ; la police locale afghane réussit à remplir le rôle qui lui a été fixé consistant à absorber les jeunes gens dynamiques et turbulents disponibles pour leur éviter la tentation d’un engagement d’une autre nature. Le général Nazar nous a clairement exposé que, dans un district critique, monter une police locale permettait au moins d’encadrer et d’absorber des personnes qui, au moment où elles sont intégrées, n’ont pas de projet.
Si le développement économique de l’Afghanistan doit être notre objectif de long terme, il n’est envisageable que si les conditions de sécurité sont réunies ; or, celles-ci ne peuvent l’être que dans le cas d’une certitude de développement de long terme : c’est la dialectique de la poule et de l’œuf. C’est pourquoi tout ce qui est réflexion de partenariat de long terme avec l’Afghanistan est indispensable : malgré des désaccords culturels, malgré des conflits possibles sur la mise en œuvre de la force, en particulier par les États-Unis, dont les méthodes sont assez énergiques, malgré les frictions, les grandes nations ont du prestige dans ce pays. Les Afghans savent que c’est grâce à cette solidarité qu’ils ont pu échapper à un régime dont ils ne veulent pas le retour. Ils souhaitent simplement savoir quelle est la visibilité de cette coopération. Celle-ci est le préalable à toute coexistence permettant d’envisager une période de développement.
Q - (à propos du budget de l’opération et de la coopération avec l’armée afghane)
R - Dans l’immédiat, l’allègement de son dispositif ne rapportera pas beaucoup à l’armée française, pour la bonne raison que les coûts logistiques de rapatriement du matériel seront relativement élevés ; le budget des opérations extérieures (OPEX) consacré à l’Afghanistan est de 522 millions d’euros en 2011. En 2012, malgré la diminution des effectifs, son montant, du fait de ces coûts de rapatriement, sera comparable.
Il faut ajouter à ce budget celui de la coopération dans le secteur dont nous avons la charge, soit 17 millions d’euros environ - nous y avons consacré 50 millions d’euros en trois ans. Même s’il n’est pas comparable à celui de l’OPEX, ce budget représente un effort significatif, d’autant qu’il faut y ajouter les fonds que nous versons pour la coopération au titre de l’Union européenne. Celle-ci a coûté chaque année 180 millions d’euros environ ; notre part y a été en moyenne de 29 millions d’euros. Les montants consacrés à la coopération civilo-militaire sont donc significatifs. Cette coopération porte ses fruits essentiellement dans le domaine du développement rural, des infrastructures communautaires réalisées localement, de l’agriculture, de l’infrastructure électrique - notamment dans la vallée de la Kapisa à partir du barrage hydroélectrique que j’ai évoqué. Cette action ne pourra être alimentée ni cette année ni dans les deux années qui viennent par les budgets aujourd’hui consacrés aux OPEX ; et dès lors que ces budgets diminueront, c’est sur les budgets consacrés au développement et à la coopération qu’il faudra retrouver ces financements.
En revanche, il se construit une forme assez judicieuse d’échange de savoir-faire en matière de coopération entre l’armée afghane et les moyens modernes de la coalition. L’Afghan est un combattant. Cependant, il n’est pas toujours un combattant discipliné et a du mal à s’intégrer dans un système. En réalité, c’est un combattant «par vallée» : dans la vallée qui est la sienne, c’est un combattant formidable ; mais dans une autre vallée, il ne connaîtra pas les points d’appui ni les itinéraires. Nous essayons donc de faire accéder les cadres de l’armée afghane à des moyens modernes dont la pertinence est tout à fait justifiée ; tout ce qui est surveillance aérienne, par des drones, des avions voire des satellites ou encore des ballons doit être mis à disposition de l’armée afghane. Ces moyens donnent aux forces de la coalition la supériorité dans les conditions de combat de nuit, ce qui est assez nouveau dans ce type de conflit !
Si elle est rustique, l’armée afghane a besoin de soutien. L’évacuation médicale aussi doit être la plus moderne possible. Si nous ne lui donnons pas des moyens de soutien modernes, nous affaiblirons l’armée afghane face à un adversaire qui se situe dans la logique du faible au fort, c’est-à-dire qui choisit le lieu et le moment de l’affrontement, alors que l’armée afghane est obligée d’assurer la continuité de la protection sur l’ensemble du territoire, mission qui lui est coûteuse.
Q - (à propos d’une action européenne)
R - Le tuilage entre une action européenne de nature civile, comme au Kosovo, et une action militaire n’est pas aujourd’hui à l’ordre du jour en Afghanistan. Je ne suis pas sûr moi-même qu’il s’agisse d’une priorité. L’ordre du jour, c’est l’aide à l’institutionnalisation de l’armée et l’élaboration d’une coopération bilatérale sur les questions que nous identifions. Dans une coopération européenne, peut-être serons-nous un peu dilués… Le débat politique, dont le Parlement sera saisi, n’est pas encore ouvert.
Q - (à propos d’un partenariat franco-afghan)
R - La visite du président Karzaï fait suite à une initiative du président de la République française prise le 12 juillet 2011 lors de sa visite en Afghanistan, au cours de laquelle il a annoncé le principe d’une proposition française d’un traité de partenariat et d’amitié, lequel comporte essentiellement un volet civil, dans des domaines qui nous sont familiers tels que l’agriculture, le développement rural, l’éducation, la culture, notamment en matière d’archéologie - la France dispose en Afghanistan, de longue date, d’une école archéologique et les Afghans sont attentifs à leur histoire, laquelle les libère d’un passé immédiat -, et la santé ; le ministre des Affaires étrangères afghan est d’ailleurs un médecin formé en France et qui parle parfaitement notre langue.
Restait à traiter, pour signer ce texte, un point difficile et classique : le statut juridique et judiciaire des coopérants militaires. Nous l’avons réglé en réactualisant une convention ancienne. Ce traité, qui vaut pour vingt ans, avec un plan de coopération sur cinq ans (de 2012 à 2016), va donc pouvoir être signé. La durée prévue montre qu’il s’agit d’un engagement de long terme mais qui ne crée pas pour autant un partenariat définitif.
Le volet défense prévoit la mise en place de coopérants auprès du ministre de la Défense afghan ainsi qu’au profit de l’enseignement militaire supérieur de l’Afghanistan. Il inclut un appui à la formation des cadres et des sous-officiers, des jumelages d’écoles, et surtout un enseignement de la langue française ainsi que la mise en place de bourses d’étude en France au profit de militaires afghans.
Il nous faut aussi examiner, dans le cadre du retrait français, les modalités selon lesquelles nos armées pourraient remettre certaines infrastructures et certains matériels aux forces afghanes.
Telles sont les raisons de la visite du président Karzaï. Celui-ci souhaite aussi, je le crois - et je m’en réjouis - rendre hommage aux soldats français.
Q - (à propos de l’action de talibans infiltrés)
R - L’action des talibans infiltrés doit être analysée en détail. En effet, une partie des morts que j’ai évoqués est décédée à la suite d’altercations entre militaires de la coalition et militaires afghans. Tel n’est bien sûr pas le cas de nos deux sous-officiers, qui ont, quant à eux, été froidement assassinés, dans une logique d’infiltration destinée à déstabiliser notre coopération. Pour répondre à cette logique, il faut utiliser les moyens de contre-terrorisme : identifier, suivre, former. Nous ne sommes hélas pas à l’abri d’actions terroristes : lors de la guerre d’Algérie, par exemple, les sections administratives spécialisées (SAS) et les officiers d’action indigène ont toujours été beaucoup plus exposés que les autres forces du fait qu’ils vivaient au contact de populations qui, à un moment, pour une raison ou une autre, retournaient leurs armes contre leurs cadres.
Q - (à propos du Pakistan)
R - Nous sommes dans une situation de perplexité totale face à l’évolution du Pakistan : ce pays cherche ses marques. Il est finalement profondément schizophrène, entre sa méfiance vis-à-vis de l’Inde, qui justifie une armée démesurée et un fort pouvoir des militaires, et une volonté d’appartenir à une communauté internationale sans en accepter les disciplines. Des officiers de la coalition, notamment américains, ont aussi fait remarquer que de plus en plus d’officiers pakistanais sont formés localement, sans lien avec ni le Royaume-Uni, ni les États-Unis, qui étaient leurs partenaires traditionnels. Cette évolution produit des officiers beaucoup plus renfermés sur une culture locale et moins ouverts à la coopération. En même temps, la situation politique du Pakistan est totalement déstabilisée ; bien malin serait qui pourrait prédire les événements à venir. Il reste que malheureusement, l’instabilité du Pakistan est l’un des facteurs de risques majeurs d’une prolongation des tensions en Afghanistan. Ce pays est par ailleurs doté de la bombe atomique et en situation de guerre virtuelle avec l’Inde. Nous ne maîtrisons pas les évolutions auxquelles il peut donner lieu. C’est dans le cadre de l’Organisation des Nations unies et des alliances auxquelles la France appartient que notre pays s’efforce de l’amener à évoluer. Le Royaume-Uni est quant à lui dans une situation très difficile : ses liens avec le Pakistan sont très anciens et la communauté pakistanaise y est très nombreuse, avec les risques d’action terroristes que cela comporte.
La seule bonne nouvelle relative au Pakistan est la participation de ce pays à la Conférence d’Istanbul, qui s’est achevée par une déclaration commune aux termes de laquelle les États voisins et riverains de l’Afghanistan le reconnaissent comme un État indépendant. Pour convenues qu’elles puissent sembler, les déclarations de ce type finissent par être contraignantes pour leurs signataires. Plus le Pakistan s’insérera dans des dispositifs de reconnaissance de son voisin, mieux nous nous porterons. Nous ne devons pas oublier que la frontière entre le Pakistan et l’Afghanistan est une frontière coloniale ; c’est la ligne Durand, héritée des Anglais. Est-elle vraiment reconnue par le Pakistan ? En tout état de cause, en participant à ce type de réunions internationales, le Pakistan va se retrouver prisonnier de ses propres déclarations.
Pour le reste, je suis plutôt pessimiste. Avec plus de 180 millions d’habitants, le Pakistan ne peut en aucun cas être considéré comme comparable à l’Afghanistan, ou la Libye. C’est aussi un voisin de l’Inde, pays encore plus peuplé…
Q - (à propos des forces de sécurité afghane)
R - La vraie réponse à la question que vous posez sur l’armée serait que l’Afghanistan se dote d’une vraie gendarmerie, ou encore de forces locales. Cette question rejoint celle de la drogue. Dans un pays en guerre civile depuis trente ans et très compartimenté, l’existence de forces de proximité, très adaptées à un territoire et qui en connaissent aussi bien les contraintes militaires que les aspects humains paraît indispensable pour contrôler les populations. Nous pourrions donc conseiller aux Afghans de se doter certes d’une armée professionnelle mais aussi, en effet, de constituer une armée mixte, comportant des unités locales de proximité dotées d’un encadrement stable, qui exerceraient un certain ascendant sur les populations et éviteraient la création d’administrations parallèles, comme tel est le cas dans certaines régions.
Q - (à propos du trafic de drogue dans les pays de la région)
R - Assez curieusement, ce sont les Tadjiks qui m’ont le plus parlé de la drogue, lors de mon escale de retour à Douchambé. Mon homologue ministre de la Défense du Tadjikistan est extrêmement préoccupé par la perspective d’un retrait de la coalition d’Afghanistan et m’a indiqué que l’exportation de drogue se poursuivait.
Pour des raisons climatiques et de terroir, les secteurs que nous contrôlons sont peu producteurs de drogue. En revanche, la drogue y circule.
Tant que la drogue sera la ressource économique la plus simple à produire, elle sera évidemment privilégiée.
Un autre pays est très préoccupé par la production afghane de drogue, l’Iran. Si les Afghans produisent et vendent la drogue, ils n’en consomment que fort peu. Au contraire, les réfugiés afghans qui reviennent d’Iran en deviennent, comme les jeunes Iraniens, des usagers et reviennent drogués, ce qui déstabilise la vie locale.
La Russie est aussi, au fond, très préoccupée par le retrait de la coalition en 2014. Les Russes savent parfaitement que ce retrait comporte un risque d’islamisation militante des républiques du sud de l’ex-URSS et d’accroissement de la diffusion d’une drogue dont ils sont les clients naturels du fait d’un pouvoir d’achat plus élevé que celui des ressortissants des pays immédiatement riverains de l’Afghanistan.
Il y a donc - et c’est un phénomène un peu nouveau - une prise de conscience de grands pays, l’Iran, la Russie, l’Inde aussi, voire de la Chine - pour d’autres raisons, économiques notamment - de la nécessité d’une situation stable en Afghanistan. L’Inde a même conclu un traité avec l’Afghanistan. De ce fait, sur le long terme, la coalition se sent un peu moins isolée.
Q - (à propos de l’équipement des forces de sécurité afghanes)
R - Nous pouvons craindre que le départ de la coalition laisse face aux talibans une armée afghane un peu rustique dont l’équipement ne sera pas plus performant que le leur. La solution serait alors de maintenir à son service des moyens sophistiqués, en matière de renseignement, d’appui-feu et d’évacuation sanitaire. Mais un tel maintien signifie une présence relativement forte, en moyens technologiques et en militaires, de la coalition. Le maintien d’une telle présence est-il envisagé ?
Par ailleurs, un bilan pourrait-il nous être présenté des apports du système FELIN utilisé depuis quelques mois, en termes de communication, de vision nocturne et de précision de feu ?
Q - (à propos des difficultés du théâtre d’opération afghan)
R - L’Afghanistan est un théâtre difficile. Nous ne l’avons pas créé ; nous avons essayé d’y apporter un peu de rigueur et d’ordre. La coalition y parvient, en particulier pendant ce deuxième mandat du président Karzaï, aux caractéristiques très différentes de son mandat précédent.
Q - (à propos du système FELIN)
R - Le premier bilan du FELIN est positif. Le 1er régiment d’infanterie, aujourd’hui présent à Tora, en est équipé. Il amène les combattants à rechercher les conditions les plus difficiles de combat afin d’optimiser leur avantage. Ainsi, il permet la nuit une manœuvre beaucoup plus souple, une liaison immédiate entre les groupes de combat, une identification des points d’appui beaucoup plus simple ; il est très bien maîtrisé par nos soldats.
Nous sommes passés d’un système composé aux trois quarts de Français et d’un quart d’Afghans à un système inverse. Aujourd’hui, les opérations de soutien que nous menons comportent un Français pour trois Afghans. Répondre à des demandes bien identifiées d’évacuation médicale ne réclame que des effectifs assez faibles. Répondre à des demandes d’appui-feu constant ou d’appui aérien suppose une proportion d’un à dix : la coalition devrait pouvoir affecter sur le terrain le dixième de l’effectif qu’y consacrera l’armée afghane. Ce n’est pas complètement impensable : l’armée afghane est composée d’environ 280.000 hommes ; un appui durable suppose un effectif correspondant à 10 % ou 15 % de cet effectif pour l’ensemble de la coalition, sur l’ensemble du territoire. Il reste que, aujourd’hui, le chiffre n’a pas été fixé. Nous savons simplement que les Américains veulent conserver les deux bases de Bagram et Kandahar pour pouvoir continuer à assurer un appui aérien sur l’ensemble des secteurs exposés, autrement dit, pour l’essentiel l’Est et le Sud-Est.
Q - (à propos de la contribution à la coalition militaire)
R - Si notre pays est un contributeur significatif de la coalition, il n’est pas le premier après les États-Unis. Le deuxième contributeur est le Royaume-Uni, avec 9.500 militaires ; avec 4.800 militaires, l’Allemagne contribue à un niveau légèrement supérieur au nôtre ; avec 4.000 militaires, la contribution italienne est comparable à la nôtre.
Autrement dit, les grands pays européens contribuent de façon comparable aux forces de la coalition et progressent ensemble. Si des retraits unilatéraux peuvent être annoncés par certains États, les mouvements des grands pays sont coordonnés. Nous ne prendrons aucune décision sans régler notre pas sur celui de la coalition.
Q - (à propos du rôle de la Turquie)
R - Le rôle de la Turquie dans la coalition est avant tout symbolique. Certes, des entreprises turques, composées de musulmans sunnites, interviennent. Il existe une volonté turque d’exister dans tous les pays pantouraniens, dont l’Afghanistan fait partie. Le président Karzaï souhaite le soutien de la Turquie, qui représente pour lui - et pour beaucoup d’autres musulmans - l’exemple d’un État musulman qui a su réussir sa mutation vers la modernité en restant fidèle à ses bases culturelles. De ce fait, la Turquie peut jouer un rôle. Mais la réalité nous montre le caractère relativement limité de celui-ci sur le plan militaire ; les effectifs turcs ne sont que de 1.800 militaires ; de plus, ils interviennent peu, y compris en matière de soutien rapide. Donc il y a contraste entre une image turque favorable et une absence pratique de la Turquie sur le terrain.
Q - (à propos du rôle de l’Iran)
R - La situation de l’Iran est presque inverse. L’image de ce pays n’est pas favorable en Afghanistan - c’est un pays chiite. Les très nombreux Afghans qui sont réfugiés en Iran n’y sont pas très bien traités. Enfin, il s’est finalement produit des attentats en Afghanistan, à l’occasion d’une grande fête chiite ; il n’y a pas d’atomes crocus entre l’Iran et l’Afghanistan.
Q - (à propos de l’équipement des forces françaises)
R - Le 27ème bataillon de chasseurs alpins, qui accomplit un travail formidable, va bénéficier de la décision «post-Uzbin» de moderniser l’équipement des forces, notamment en les équipant des VHM que vous avez évoqués. Depuis le 1er janvier de cette année, dix de ces véhicules sont en opération sur le théâtre dont le 27e BCA a la charge. Les commandes ayant été lancées fin 2009, le temps de réalisation, de 18 mois, paraît raisonnable.
Q - (à propos du rôle des réseaux traditionnels en Afghanistan)
R - Vous posez un problème majeur. Pour un pouvoir politique, la solution de facilité est de s’appuyer sur les structures sociales traditionnelles. Tel est manifestement le choix du président Karzaï. Ce choix s’est traduit par la réunion de la Loya Jirga, la Grande Assemblée traditionnelle. Une telle décision permet la mobilisation par le président de réseaux traditionnels à qui il promet la sécurité en échange d’une grande indulgence sur les conditions dans lesquelles ces réseaux sécurisent son pouvoir.
Il existe donc en Afghanistan d’une part une réalité juridique - le président de la République est élu au suffrage universel - et de l’autre une réalité sociologique, celle d’un accord entre lui et la société locale traditionnelle contre les éléments qui pourraient apparaître susceptibles de déstabiliser celle-ci, au prix d’un regard distrait sur ses défauts.
Pour autant, un effort, qui a commencé dès le départ des talibans, porte ses fruits : il s’agit de la scolarisation des jeunes filles. Même si celle-ci n’est aujourd’hui pas remise en cause, elle est largement contradictoire avec les supports sociologiques sur lesquels s’appuie le président Karzaï. À titre personnel et politique, je reste convaincu que l’alphabétisation et la scolarisation des filles sont des éléments moteurs et équilibrants pour la société. C’est le meilleur investissement que nous puissions effectuer sur le long terme, et ce d’abord pour la maîtrise de la démographie. Celle-ci, qui va de pair avec l’alphabétisation, change le rapport de l’homme à la femme et donc la société. Si le traité de coopération ne devait comporter pour la France qu’une seule exigence à imposer, ce serait celle de la scolarisation - en général, bien sûr. En Afghanistan 7 millions d’enfants sont scolarisés, dont plus d’un tiers de filles. Les filles et les garçons représentant respectivement 50 % de la jeunesse, le chemin n’est donc parcouru qu’aux deux tiers. Cela dit, en Afghanistan, 70 % des Afghans se déclarent satisfaits de la scolarité.
Même si le pouvoir politique afghan joue le système traditionnel pour assurer sa sécurité, nous devons travailler à introduire en Afghanistan un élément de changement qui stabilisera la société de manière durable et en profondeur, l’alphabétisation des femmes.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 janvier 2012