Extraits de l'entretien de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères et européennes, avec "Canal Plus" le 24 janvier 2012, sur la polémique avec la Turquie suscitée par la pénalisation de la négation du génocide arménien, le retrait des forces françaises d'Afghanistan, le dossier nucléaire iranien.

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Média : Canal Plus

Texte intégral

Q - Vous aviez jugé la proposition de loi «pas opportune», on parle de la pénalisation de la négation du génocide arménien, qui a été votée par le Sénat cette nuit. Ankara dénonce, c’est votre homologue qui s’exprime, «un acte irresponsable». On a vu que les Unes des journaux caricaturent Nicolas Sarkozy en Satan. Comment la diplomatie française répond-elle à cette colère ?
R - Avec diplomatie. Sur le fond de la question, vous l’avez rappelé, ma position est bien connue, je n’y reviens pas. En tant que ministre des Affaires étrangères et européennes, je pense que cette initiative est inopportune, mais enfin le Parlement en a décidé ainsi. Ce que je voudrais faire, aujourd’hui, c’est appeler nos amis turcs au sang froid. La Turquie est un grand pays, une grande puissance économique et politique et nous avons besoin d’avoir de bonnes relations avec elle.
Passée cette vague un petit peu excessive, il faut bien le dire, je suis persuadé que nous retrouverons des relations constructives. Je tends la main, j’espère qu’elle sera saisie un jour.
Q - Est-ce que vous prenez les menaces de la Turquie au sérieux, notamment dans le domaine économique, ou est-ce que vous avez de bonnes raisons d’espérer que le ton va, comme vous venez de nous l’expliquer, s’apaiser dans les jours qui viennent ?
R - Je l’espère ; je plaide l’apaisement. Il y a beaucoup d’entreprises françaises présentes en Turquie. Nous avons des relations commerciales et économiques très importantes. Nous avons besoin de la Turquie et la Turquie a besoin de nous. Je pense donc que le réalisme l’emportera sur la passion.
Q - Est-ce suffisant ou est-ce qu’il va falloir que vous œuvriez pour renouer les fils du dialogue avec la Turquie ?
R - On va y travailler, bien entendu. J’étais en Turquie, il y a deux mois et j’ai été très bien reçu. Je vais évidemment reprendre des contacts.
Q - Cette tension compromet-elle, justement, les négociations que vous aviez nouées avec la Turquie à ce moment-là, notamment sur le dossier syrien ?
R - Je ne pense pas. Sur la Syrie, la France a une position très claire. Nous avons été les premiers à dénoncer, avec beaucoup de vigueur, ce qui est en train de se passer, ce drame épouvantable et inacceptable. Il est scandaleux que le Conseil de sécurité reste muet, mais il y a peut-être une petite lueur d’espoir. Les initiatives de la Ligue arabe ont été positives ; nous les soutenons. Ils présentent aujourd’hui un plan pour que Bachar El-Assad quitte le pouvoir et le transfère à un gouvernement d’union nationale.
Nous allons essayer de soutenir ce processus.
Q - On va passer maintenant à l’Afghanistan, qui est l’autre dossier d’actualité. (…)
R - (…) Le retrait a commencé. D’ici quelques semaines, nous aurons déjà retiré 400 hommes et un millier à la fin de l’année. Tout ceci est en cours. Il faut se retirer, en bon ordre, de façon à ne pas exposer nos troupes.
Il s’est passé deux faits nouveaux, en décembre et puis il y a quelques jours, c’est que plusieurs de nos soldats ont été, non pas tués au combat, ce qui est dans la mission que nous assumons, mais assassinés dans des conditions tout à fait inacceptables. C’est la raison pour laquelle Gérard Longuet est allé à Kaboul pour demander aux autorités afghanes : «Qu’allez-vous faire pour éviter que ceci ne se reproduise ?». Le président Karzaï sera à Paris vendredi prochain. Nous allons en parler avec lui et nous déciderons, à ce moment-là, s’il faut accélérer ou pas le retrait, en liaison bien sûr avec nos partenaires.
Q - Cela veut dire quoi : «nous déciderons» ? Est-ce qu’on peut prendre...
R - Le président de la République…
Q - Gérard Longuet doit faire un compte rendu ce matin sur les conditions de sécurité : sont-elles remplies ou pas pour assurer la protection de nos soldats sur place ? Peut-on décider unilatéralement ou doit-on demander la permission aux États-Unis ?
R - Nous n’avons pas de permission à demander. La France est maîtresse de sa décision. Nous le ferons, bien sûr, en concertation avec les États-Unis, qui ont annoncé il y a quelques temps qu’ils allaient retirer 30.000 soldats ; c’est ce qu’ils sont en train de le faire.
Je le répète, ce qui compte c’est de garder son sang-froid et de ne pas partir dans la panique parce que cela serait dangereux pour nos propres troupes. Nous avions annoncé, pour 2012, le départ d’un millier de soldats et pour fin 2013/début 2014, la totalité du retrait. Vous voyez que l’on parle de quelques mois, nous allons voir s’il faut adapter ce plan de retrait. Le président de la République et le Premier ministre décideront dans la semaine.
Q - Brice Hortefeux, peut-être bien informé sur ce sujet, a dit hier que le président de la République Nicolas Sarkozy va prendre l’initiative au sujet de l’Afghanistan, car la France ne peut continuer, dit-il, à exercer les missions qui sont les siennes. Est-ce que Nicolas Sarkozy, quoi qu’il arrive, vendredi, va prendre l’initiative ou est-ce que rien n’est arbitré ?
R - Je vous ai dit ce qu’il allait faire très exactement, c’est-à-dire discuter avec le président Karzaï des garanties que nous pouvons, ou ne pouvons pas obtenir, et examiner si ces garanties sont crédibles ou pas. À la lumière de cette discussion, le président et le gouvernement prendront leur décision. Je n’aime pas trop anticiper, même si la pression médiatique est forte.
Q - Sur l’Iran : Les pays de l’Union européenne ont décidé, à l’unanimité - cela arrive de temps en temps - d’imposer un embargo...
R - Souvent, souvent…
Q -... pétrolier, sans précédent, contre l’Iran, afin d’assécher le financement de son programme nucléaire controversé. La question que se posent sans doute les gens qui vous regardent ce matin, c’est : est-ce que le prix du pétrole va augmenter ?
R - Je ne suis pas devin, je serais tenté de répondre non. Quand nous sommes intervenus en Libye, on nous a dit la même chose : «le prix du pétrole va augmenter» ; il n’a pas augmenté. Vous savez que d’autre pays producteurs, plus importants d’ailleurs que l’Iran, comme l’Arabie saoudite, ont annoncé qu’ils étaient prêts à augmenter leur production journalière. Je voudrais simplement souligner que ce qui s’est passé hier, à Bruxelles, est un succès pour le président de la République. Nous avons une position très claire s’agissant de l’Iran : nous ne pouvons pas accepter que l’Iran se dote de l’arme nucléaire. L’Iran ne veut pas négocier, alors que nous le lui proposons. Toute intervention militaire aurait vraisemblablement des conséquences irréparables et il faut donc trouver un autre moyen. La seule chose à faire, c’est d’imposer des sanctions dures et le président l’a proposé, fin décembre, dans une lettre à ses principaux partenaires. Après un mois de négociations - cela n’a pas été simple parce que certains hésitaient un peu -, nous avons hier décidé de geler les achats de pétrole, ainsi que les avoirs de la banque centrale iranienne.
(…).source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 25 janvier 2012