Extraits de l'entretien de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères et européennes, avec "France Info", "Le Monde.fr" et "LCP" le 8 février 2012, sur la place de l'Allemagne dans les négociations de sortie de crise de la zone euro et les questions d'actualité internationale, notamment la Syrie et l'Iran.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission la politique de la France dans le monde - France Info - LCP Assemblée nationale - Le Monde

Texte intégral

Q - (…) Est-ce que cette forme de prééminence allemande (…) est une bonne chose, d’après vous ?
R - Il n’y a pas de prééminence allemande. J’ai entendu Mme Merkel vanter certains exemples du modèle français, comme la politique familiale. Vous voyez que c’est un échange. Nous n’avons pas toujours des positions convergentes sur toutes les questions mais, grâce au dialogue, nous arrivons à des compromis et c’est absolument fondamental. Je ne vais pas refaire l’Histoire : l’Europe n’existe que parce qu’il y a eu la réconciliation franco-allemande, après les horreurs du XXe siècle, et elle n’existera demain que si ce couple franco-allemand fonctionne en parfaite harmonie. C’est ce qui est le cas aujourd’hui. Ce Conseil des ministres franco-allemand a été, je crois, l’illustration de cette bonne entente.
Q - Vous dites que c’est un échange gagnant-gagnant ?
R - Absolument. Et quand vous écoutez beaucoup de responsables allemands, ils expliquent que la chancelière a accepté des propositions françaises ; en France, on a plutôt tendance à dire que nous avons accepté des propositions allemandes. Je crois que le bilan est, en réalité, très équilibré. Je rappelle que l’idée d’un gouvernement économique de la zone euro, qui n’était hélas pas prévu dans le Traité de Maastricht, est une idée française ; aujourd’hui, c’est inscrit dans le Traité qui a été approuvé le 30 janvier dernier à Bruxelles.
Q - Vous défendez le modèle français, mais en même temps on voit bien les chiffres du commerce extérieur : un énorme déficit du côté français, un gros excédent du côté allemand. On a l’impression quand même d’être un petit nain par rapport au géant allemand.
R - Pas du tout un nain, nous sommes la cinquième puissance économique du monde. L’Allemagne est plus forte que nous aujourd’hui, c’est vrai, mais nous avons tous les atouts dans notre jeu pour occuper toute notre place. La raison de cette différence est très simple, c’est que l’Allemagne a fait, il y a dix-douze ans (…) des réformes de fond sur la baisse des charges sociales, sur l’augmentation de la TVA, sur l’adaptation du marché du travail que nous n’avons pas encore faites et que nous sommes en train de faire aujourd’hui. L’Allemagne a donc pris de l’avance sur nous, ce qui peut expliquer ses meilleurs résultats.
Je voudrais quand même rappeler qu’en 2009, la récession en Allemagne a été deux fois plus forte qu’en France. Donc, ne partons pas non plus du principe que tout est parfait en Allemagne et que tout est épouvantable en France ; ce n’est pas la vérité. L’Allemagne a aussi des points faibles, regardez sa démographie : si d’ici 20 ou 30 ans rien ne change, il y aura plus de Français que d’Allemands.
Q - Ce serait une bonne chose peut-être ?
R - Je ne sais pas si ce serait une bonne chose mais cela veut tout simplement dire que nous sommes une grande puissance.
Q - Mais aujourd’hui, quand même, la France a décroché par rapport à l’Allemagne d’un point de vue économique. Est-ce que c’est un problème de coût du travail ?
R - Oui, bien entendu, nous avons un problème de compétitivité. Globalement, nous avons un problème de compétitivité avec différents aspects. Aujourd’hui, nos produits sont moins compétitifs, non seulement sur les marchés éloignés - on parle toujours de la Chine -, mais aussi sur les marchés européens. Cela pour trois raisons essentielles : premièrement, la durée du temps de travail ; quels que soient les chiffres qu’on annonce ici ou là, il y a une réalité incontournable, c’est que dans une année ou dans une vie, nous travaillons moins en France qu’en Allemagne. Il est clair que c’est un facteur de moindre compétitivité.
Deuxièmement, nous avons une législation plus rigide que la législation allemande sur bien des sujets. Nous avons discuté par exemple avec Mme Merkel lundi de la question du SMIC, elle nous a expliqué qu’il y a des salaires minimum en Allemagne mais qu’ils sont très souvent inclus dans des accords de branches et adaptés à la réalité économique du pays.
Et puis, la troisième raison, c’est le poids excessif des charges sociales en France et c’est cela qu’il faut absolument corriger. L’objectif du gouvernement est celui-là, c’est d’alléger les charges sociales pour rétablir la compétitivité des produits français et nous permettre, donc, de créer des emplois en reprenant des parts de marché.
Q - Sur les salaires minimum justement : en Allemagne, il existe ce que l’on appelle des «mini jobs» payés entre 400 et 700 euros. Est-ce qu’il faudrait transposer cela en France ?
R - Voyez que tout n’est pas un modèle en Allemagne.
Q - Mais justement, est-ce qu’il faut transposer cela ou non ?
R - Non. Nous avons notre propre modèle et nous y sommes attachés.
Q - Dans la description que vous faites : l’Allemagne a fait des réformes il y a dix ans alors que n’avons commencé à les faire qu’il y a cinq ans. Mais la TVA sociale, le transfert des charges, l’allégement du coût du travail, la durée du temps de travail, on a l’impression que vous y venez maintenant en fin de mandat et non pas au début ?
R - Non pas du tout. Nous avons commencé ce travail au début du mandat.
Je prends un autre exemple. La taxe sur les transactions financières, on nous dit : «pourquoi ne l’avez-vous pas fait plus tôt ?» Parce que cela fait des années que nous essayons de convaincre nos partenaires de le faire. Toute l’année 2011, au G20, a été consacrée à ce sujet, vous le savez bien. Nous avons demandé à l’Union européenne de s’y pencher ; la Commission européenne a fait une proposition et que se passe-t-il aujourd’hui ? On nous dit que la France est seule. Hier, neuf pays de la zone euro ont signé une lettre dans laquelle ils demandent à la Commission européenne de mettre en place le plus rapidement possible cette taxe sur les transactions financières. Ceci prouve que la France donne l’élan nécessaire pour progresser sur la voie des réformes.
(…)
Q - Il y a une vision européenne qui est de dire que l’on ne sortira pas de la crise si on ne crée pas des eurobonds, si on ne fait pas une politique de relance commune. Vous semblez persuadé qu’avec ce que vous avez introduit dans le Traité, cela permettra de réduire la crise de la dette et que l’Europe sera sauvée ?
R - Sur la crise de la dette, je pense que nous avons mis en place les mécanismes qui nous permettent d’en sortir. Mais, cela ne suffit pas, il faut aussi que les programmes de remise en ordre nationaux se fassent. Il y a deux éléments : les mécanismes européens et les programmes nationaux.
Pour la Grèce, ce n’est pas fait, c’est vraiment une inquiétude majeure. Il faut absolument que l’on s’en sorte. L’Italie est vraiment dans la bonne direction, l’Espagne et le Portugal ont du mal et la France est également dans la bonne direction.
Il faut donc continuer à jouer sur les deux pistes si je puis dire, celle des mécanismes européens et celle des programmes nationaux.
Q - Après les vétos russes et chinois sur la Syrie, comment peut-on contourner cet obstacle ? Votre homologue russe est allé en mission en Syrie voir Bachar Al-Assad qui lui aurait promis de faire en sorte que toutes les violences cessent, d’où qu’elles viennent. Y croyez-vous ?
R - Absolument pas. C’est vraiment une manipulation dans laquelle nous n’allons pas tomber.
Q - De qui, de la Russie ou de la Syrie ?
R - Tout le monde, de la part de Bachar. C’est la énième fois que des personnalités vont à Damas rencontrer Bachar al-Assad et qu’il leur donne de bonnes assurances.
Mon collègue turc m’a raconté qu’il a eu six heures de débat avec M. Bachar Al-Assad pour le convaincre et, le lendemain, il y avait encore cent morts sur le terrain. Je ne crois donc absolument pas aux engagements du régime syrien qui s’est discrédité. Lorsque l’on a massacré six mille de ses concitoyens dont plusieurs centaines d’enfants, incarcéré quinze mille prisonniers, fait fuir quinze mille réfugiés à l’extérieur, on n’a plus de légitimité.
Q - Comment faire alors pour surmonter le veto des russes et des chinois ?
R - Je rappelle quand même que l’on a eu treize voix sur quinze au Conseil de sécurité.
Q - Oui, mais maintenant, il y a le veto, donc c’est fini.
R - Oui, et il faut rebondir. Ce que nous avons proposé - et qui est aujourd’hui en cours d’élaboration avec la Ligue arabe -, c’est de réunir ce que l’on a appelé le groupe des amis de la Syrie, c’est-à-dire les treize pays du Conseil de sécurité, l’ensemble de nos partenaires de l’Union européenne qui sont d’accord pour s’engager dans ce processus, les pays de la Ligue arabe, tous les autres pays émergents qui voudront y être de façon à exercer une pression maximum, d’abord sur la Russie - pour bien lui montrer qu’elle est dans une impasse et qu’elle est en train de s’isoler complètement -, ensuite et surtout sur Bachar Al-Assad pour favoriser le processus de transition qui a été proposé par la Ligue arabe. Ce plan de la Ligue arabe reste bon et d’actualité selon nous, nous allons tout faire pour qu’il puisse entrer en vigueur.
Q - Dites-vous que les jours de Bachar Al-Assad sont comptés ?
R - Je dis que lorsque l’on a massacré son peuple, on n’a plus vocation à le diriger.
Q - Et que dites-vous aux Russes et aux Chinois ?
R - Je leur dis qu’ils se trompent complètement et que leurs arguments ne sont pas bons. À Moscou et, accessoirement, à Pékin, on ne cesse de nous dire que l’on ne veut pas d’une intervention «à la libyenne» avec l’OTAN, mais il n’est absolument pas question de cela, c’est un prétexte totalement fallacieux. Il est écrit noir sur blanc dans le projet de résolution contre lequel la Russie a mis son veto qu’il n’y aura pas d’opération militaire. Essayons donc de regarder vraiment la réalité en face et non pas de fantasmer.
Q - Concernant l’Iran, faut-il empêcher à tous prix et par quelques moyens que ce soient ce pays d’obtenir et de construire une bombe atomique ?
R - Je pense que l’accession de l’Iran à l’arme atomique serait une catastrophe aux conséquences incalculables sur la région et même sur la paix du monde. On me dit souvent qu’il y a deux poids et deux mesures, mais l’Iran a signé le traité de non-prolifération, les autres pays ne l’avaient pas signé.
Q - Et lorsque vous parlez des autres pays, vous pensez aussi à Israël n’est-ce pas ?
R - Oui et puisque l’Iran s’est engagé, l’Iran viole ses engagements internationaux, les résolutions du Conseil de sécurité, les décisions du Conseil des gouverneurs de l’AIEA.
Nous ne pouvons donc pas accepter cela. Il y a un risque d’intervention militaire.
Q - On nous dit que Paris et Washington, les diplomaties de chacun des deux pays, considèrent qu’Israël pourrait et souhaite intervenir au printemps contre l’Iran. Confirmez-vous cette information ?
R - Non. Des bruits circulent aujourd’hui, vous le savez très bien. Il ne s’agit pas de la diplomatie française ou de la diplomatie américaine. Il s’agit des déclarations des dirigeants israéliens eux-mêmes et c’est vrai, certains d’entre eux envisagent une opération militaire.
Q - Vous l’ont-ils dit ?
R - Mais non ! Ils l’ont dit à tout le monde, c’est un débat public.
Q - Et que leur dites-vous ?
R - Nous leur disons qu’une telle intervention pourrait avoir des conséquences irréparables et qu’il faut donc tout faire pour l’éviter. C’est la raison pour laquelle nous avons décidé, - c’est une initiative de la diplomatie française - de mettre en œuvre des sanctions sans précédent, comme les a qualifiées le président de la République, qui pourront convaincre le régime de Téhéran de revenir à la table de négociation comme nous le leur proposons.
Ces sanctions sont le gel des avoirs de la Banque centrale et l’embargo sur les exportations pétrolières de l’Iran. Cela a été décidé par les Vingt-sept et cela entrera en application de manière progressive au cours des prochaines semaines. Cela a été décidé par le Congrès et le président des États-Unis. Nous essayons de convaincre aussi les clients de l’Iran comme le Japon, et la Corée du Sud.
Voilà la ligne qui est la nôtre aujourd’hui vis-à-vis de l’Iran.
Q - Et quand c’est irréparable, cela veut dire quoi ? Une guerre au niveau mondial ?
R - Je vous laisse imaginer.
Q - Dans le même temps, vous avez des discussions avec Israël pour leur dire de temporiser ?
R - Non, nous ne temporisons pas. Nous leur disons que la voie de l’intervention militaire n’est pas la bonne voie. Alors soutenez les efforts que nous faisons pour, d’une part, faire plier l’Iran et, d’autre part, continuer à proposer à l’Iran une solution de dialogue. Cette proposition est là, c’est la seule condition. Il faut que l’Iran accepte de parler du vrai problème, c’est-à-dire de son programme nucléaire et pas de l’air du temps.
Q - L’Iran peut parler tout en poursuivant son programme nucléaire ! Il y a dix ans que cela dure !
R - Oui mais ce n’est pas une raison pour renoncer. Aucune de ces crises n’est facile. Si j’avais la solution, je serais un faiseur de miracles.
(…)
Q - Vous êtes contre les lois mémorielles. Êtes-vous satisfait qu’il y ait un recours devant le Conseil constitutionnel sur la loi pénalisant la négation du génocide arménien ?
R - Tout le monde connaît mon point de vue sur cette initiative parlementaire. J’ai décidé de ne plus la préciser ; elle est si connue que ce n’est pas la peine.
Q - Et ce recours devant le Conseil, cela peut-il arranger les relations avec la Turquie ou pas selon vous ?
R - Les parlementaires ont fait leur choix, le Conseil constitutionnel prendra sa décision, pas de commentaire.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 février 2012