Extraits de la déclaration de MM. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères et européennes, et Gérard Longuet, ministre de la défense et des anciens combattants, sur la situation et l'évolution de l'Afghanistan et l'engagement de la France dans ce pays, Paris le 8 février 2012.

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Circonstance : Audition conjointe d'Alain Juppé et de Gérard Longuet devant la Commission des affaires étrangères et la Commission de la défense nationale et des forces armées de l'Assemblée nationale, à Paris le 8 février 2012

Texte intégral

M. Juppé - Permettez-moi de vous rappeler les grands axes de la politique de la France en Afghanistan et dans la région.
L’engagement de la France et de ses partenaires a depuis l’origine deux objectifs, qui sont intimement liés : combattre le foyer terroriste qu’Al Qaïda s’était constitué en Afghanistan à la faveur du règne des talibans, et recréer les conditions de sécurité nécessaires pour permettre aux Afghans de vivre en paix et de se consacrer pleinement au développement de leur pays. La mort d’Oussama Ben Laden en 2011 a illustré les progrès de la lutte contre le terrorisme d’Al Qaïda.
La mission n’est cependant pas terminée. Un nouveau chapitre a été ouvert : celui du retrait progressif et ordonné des forces de la coalition, décidé lors du Sommet de l’Alliance atlantique qui s’est tenu à Lisbonne en novembre 2010. Nous avons défini, avec nos partenaires et alliés, une stratégie de transfert graduel des responsabilités de sécurité aux autorités afghanes. La montée en puissance des forces afghanes doit leur permettre d’assurer seules la sécurité de l’Afghanistan, notamment dans la perspective des élections présidentielles de 2014 : nul pays ne saurait dépendre durablement des forces étrangères pour sa sécurité, et nous n’avons pas vocation à assumer indéfiniment des responsabilités de sécurité en Afghanistan.
C’est une juste cause que servent nos soldats, avec un professionnalisme et un courage que nous saluons tous.
Nous voulons offrir aux Afghans et aux Afghanes un avenir, et empêcher le retour sur cette terre de menaces qui concernent aussi l’ensemble de nos sociétés. Nous voulons un retrait ordonné, pas une retraite précipitée qui ne serait ni à la hauteur de nos responsabilités, ni à l’honneur de nos forces armées.
Dans la mise en œuvre de cette stratégie adoptée lors du Sommet de Lisbonne, le président de la République et le gouvernement ont pris les mesures nécessaires pour renforcer la sécurité de nos soldats et réussir le transfert des responsabilités aux forces afghanes. Je ne peux manquer de m’associer à l’émotion qu’a suscitée, le 20 janvier dernier, la mort de quatre de nos soldats, assassinés par un Taliban infiltré. Ce drame a révélé le risque, jusqu’ici sous-évalué par la coalition internationale, que représente l’infiltration de Taliban dans les rangs de l’armée afghane. Même si ces actes isolés ne doivent pas conduire à douter de l’intégrité de l’ensemble de l’armée afghane, nous ne pouvons accepter que nos hommes soient tués par des soldats qu’ils sont venus former et soutenir dans le combat au service du peuple afghan.
Les forces afghanes sont rapidement montées en puissance. Elles comptent aujourd’hui 330.000 policiers et militaires à l’échelle du pays ; plus de 110.000 Afghans ont déjà été formés par la mission de formation de la Force internationale d’assistance à la sécurité (FIAS). Les deux premières tranches de la transition ont été engagées : les zones en cours de transfert représentent déjà plus de la moitié de la population. La troisième, qui sera annoncée au printemps, fera passer cette proportion à 80 %. S’agissant des zones sous notre responsabilité, le district de Surobi a déjà commencé sa transition ; et lors de sa visite en France le 27 janvier, le président Karzaï a confirmé que la province de Kapisa serait appelée à le faire au printemps.
Le président de la République en a tiré toutes les conséquences dans les décisions annoncées le 27 janvier.
Afin de répondre à la menace que représente l’infiltration de Taliban dans l’armée afghane, les conditions d’exécution de la mission de formation seront révisées - le ministre de la Défense y reviendra - pour renforcer la sécurité de nos troupes.
La France poursuit par ailleurs la transition et le transfert graduel des responsabilités de combat. Le ministre de la Défense vous détaillera la programmation de ce retrait des troupes combattantes d’ici à la fin 2013. Le processus a commencé : 400 de nos soldats sont déjà rentrés en France, et d’ici la fin de l’année, 1.000 autres quitteront l’Afghanistan.
Enfin, la France a proposé à ses alliés de l’OTAN de lancer une réflexion sur les différents aspects de la transition - comment accélérer la responsabilisation des forces afghanes avec une prise en charge totale des missions de combat de la FIAS par l’armée afghane dès la fin de 2013 ? Comment sécuriser les troupes de la coalition face au risque d’infiltration par des talibans ? Comment s’engager sur le long terme aux côtés de l’Afghanistan pour la formation de ses forces ? Le ministre de la Défense, qui participait à la réunion ministérielle de l’OTAN il y a quelques jours, vous donnera tous éclaircissements sur ces points.
Je voudrais maintenant évoquer avec vous le cadre politique de notre stratégie. Cette politique repose sur trois piliers.
Le premier est celui de l’aide à la reconstruction et au développement du pays. Nous y avons déjà largement contribué, mais nous montrons la voie dans ce domaine, avec le Traité d’amitié et de coopération signé par les présidents français et afghan le 27 janvier. Ce traité couvre une période de vingt ans, avec un premier plan d’action de cinq ans. Conformément à l’engagement pris par le président de la République à Kaboul en juillet dernier, il se concrétisera par une augmentation importante de notre engagement civil. Nos projets sont concentrés dans les domaines de la santé, de l’éducation, de la culture, de l’agriculture, des ressources minières et des infrastructures. Mme Françoise Hostalier a d’ores et déjà sensibilisé les entreprises françaises et identifié les domaines dans lesquels elles pourraient intervenir.
Comme le président Karzaï l’a souligné lors de sa venue à Paris, il s’agit du premier traité signé par l’Afghanistan avec un pays extérieur à la région. Il sera sans doute suivi d’autres partenariats bilatéraux et multilatéraux, notamment avec l’Union européenne et l’OTAN. Cette dernière avait en effet clairement indiqué à Lisbonne que la coalition resterait engagée dans la formation et le développement du pays au-delà de 2014. Notre objectif est de mobiliser l’ensemble de la communauté internationale. La conférence qui s’est tenue à Bonn le 5 décembre dernier a réaffirmé cet engagement, et une nouvelle conférence sur le développement économique de l’Afghanistan aura lieu à Tokyo en juillet.
Le deuxième pilier de notre politique est la recherche d’une solution politique, avec l’encouragement au processus de réconciliation inter-afghane, ouvert aux insurgés prêts à rompre tout lien avec Al Qaïda et le terrorisme international, à renoncer à la violence et à respecter la Constitution afghane. Ce processus est engagé, mais reste fragile. L’ouverture annoncée d’un bureau des Taliban au Qatar devrait aider au lancement de négociations visant à mettre un terme au conflit inter-afghan. Ce processus n’en est pour l’instant qu’à ses prémisses. Nous appuyons ces efforts, encourageons le dialogue et insistons plus particulièrement sur la nécessité d’un processus inclusif, dirigé par les autorités afghanes et associant l’ensemble des composantes de la société afghane. Nous avons ainsi organisé à Paris, en novembre, un colloque associant ces différents acteurs pour favoriser leur dialogue sur les perspectives à long terme de l’Afghanistan.
Le troisième pilier consiste à promouvoir une approche régionale dans le domaine de la sécurité et dans le domaine économique. L’attitude des États de la région, tout particulièrement du Pakistan, est un facteur essentiel, qui a une influence majeure sur la situation intérieure de l’Afghanistan. Une dynamique régionale a été lancée sur les questions de sécurité lors de la Conférence d’Istanbul du 2 novembre. La France a avancé l’idée d’une zone de sécurité collective autour de l’Afghanistan, et les États de la région ont pris des engagements - notamment de non-ingérence dans les affaires intérieures de l’Afghanistan. Le rôle du Pakistan est évidemment central. Ce pays entretient avec l’Afghanistan des liens complexes. Il redoute un Afghanistan sous influence indienne. Des liens forts existent par ailleurs entre les talibans et l’ISI, le service de renseignement pakistanais. La relation entre le Pakistan et les États-Unis est aujourd’hui très tendue - survol du territoire pakistanais par des drones, bombardement américain du poste-frontière le 25 novembre, évocation de liens entre l’ISI et des mouvements terroristes. Le Pakistan conserve néanmoins un rôle central aux yeux des Américains, tant sur le plan logistique que sur le plan politique et militaire. Sa situation interne est par ailleurs difficile : la Cour suprême vient de lancer une nouvelle offensive contre le président Zardari et le Premier ministre Gilani, et la situation économique et sociale est profondément dégradée. Nous essayons de développer un dialogue politique et de sécurité. Nous avions l’idée d’un accord de sécurité, qui pour l’instant n’a pas abouti ; nous souhaitons associer le Pakistan à la construction d’un système de sécurité collective, et nous appuyons également le dialogue entre l’Inde et le Pakistan et entre l’Afghanistan et le Pakistan, avec des résultats contrastés.
Nous veillons au suivi du processus sur la sécurité collective et la coopération régionale lancé à Istanbul. L’objectif est d’obtenir, comme l’attendent les Afghans et conformément à nos propositions, des engagements concrets et contraignants afin de développer une sécurité collective dans cette zone. C’est un vaste programme.
L’action que nous poursuivons en Afghanistan n’est possible que grâce à l’engagement total, au courage et à la conviction que nos soldats apportent à l’accomplissement de la mission qui leur a été confiée dans cette délicate période de transition. Je tiens donc une nouvelle fois à saluer leur engagement.
M. Longuet - Dans sa configuration actuelle, la présence militaire française en Afghanistan remonte au début de l’année 2006. La Conférence de Londres avait alors conduit à renforcer de manière significative la force internationale pour assurer la protection de l’État afghan, mais surtout à concevoir une politique de moyen terme tendant à passer le relais à l’armée nationale afghane.
Le dispositif français a évolué à partir de cette date. Nous avions la responsabilité de la province de Kaboul ; nous l’avons assumée pendant un an, avant de la transmettre aux autorités afghanes, relayées par le contingent turc. Depuis 2008, nous avons la responsabilité d’un district de la province de Kaboul, le district de Surobi, et de la province de Kapisa. D’une superficie de 1 500 kilomètres carrés pour plus de 450.000 habitants, cette dernière est une région extrêmement sensible. La vallée de la Kapisa permet en effet de contourner l’agglomération de Kaboul pour se diriger vers le nord de l’Afghanistan lorsqu’on vient du Pakistan. C’est donc un secteur stratégique. Beaucoup d’entre vous connaissent ce paysage montagneux et désertique, semé dans le fond des vallées d’oasis à la végétation très dense durant sept à huit mois de l’année. Les conditions de combat y sont donc extrêmement difficiles pour nos soldats, et donnent un avantage au terroriste qui frappe avant de se fondre dans la population locale.
Soutenue par une montée en puissance progressive, significative et somme toute rassurante de l’armée nationale afghane, l’armée française a pu assurer la sécurité totale dans l’ensemble du district de Surobi, qui a été présenté à la transition et dont la responsabilité incombe depuis l’automne 2011 aux seules forces afghanes.
L’essentiel de notre effort se concentre donc sur la province de Kapisa, dont deux des cinq districts - le district de Tagab et celui d’Alasay - présentent assurément des problèmes de sécurité. Notre objectif consiste à ce que l’armée nationale afghane prenne le relais. L’évolution la plus importante est la montée en puissance de sa troisième brigade, commandée par un Ouzbek, le général Nazar, qui a su quadrupler ses effectifs en trois ans et assurer une bonne formation et une bonne coordination de l’intervention de ses bataillons avec les unités françaises. Depuis l’été 2011 et après les moments difficiles que vous avez tous en mémoire, l’armée nationale afghane est, sur les cinq districts de la province de Kapisa, en situation de combattre en première ligne - avec le soutien de l’armée française - en organisant ses propres opérations. Notre soutien porte essentiellement sur quatre points : les appuis-feu, terrestres ou aériens ; l’évacuation sanitaire ; le soutien aux états-majors, car la manœuvre d’unités importantes n’est pas un savoir-faire inné, et l’armée nationale afghane commence seulement à le maîtriser - je parle de la troisième brigade et des manœuvres au niveau du bataillon, l’objectif étant de pouvoir faire manœuvrer la brigade ; l’intervention rapide, enfin, c’est-à-dire la capacité à intervenir en force pour dégager une unité afghane en situation difficile.
Depuis le mois d’août, l’armée nationale afghane est donc en mesure de tenir ses positions. Il en va de même dans les territoires des deux premières tranches soumises à la transition, qui représentent aujourd’hui 50 % de la population afghane. Un indicateur est à cet égard particulièrement intéressant : les forces de réaction rapide de la coalition n’ont pas été mobilisées au service de l’armée nationale afghane sur ces territoires. On note également une baisse de plus de 11 % du nombre des accrochages entre les forces de la coalition - au sens large - et les insurgés. Il est toujours cruel d’utiliser les statistiques de décès, mais il reste que le nombre des décès au combat dans la coalition a été très inférieur en 2011 à ce qu’il avait été en 2010. Ce n’est, hélas, pas le cas dans le secteur français de la Kapisa, où l’année 2011 -marquée par le passage de la responsabilité française à la responsabilité afghane - a été extrêmement difficile. Depuis le mois d’août, nous avons eu à déplorer un mort au combat, et six décès par tirs d’infiltrés - quatre dans les conditions que vous connaissez le 20 janvier dernier, et deux en décembre.
J’ai évoqué le problème à l’occasion d’un déplacement à Kaboul avec le chef d’état-major. Il a été traité, dès les 23 et 24 janvier, par les mesures dont a parlé le ministre d’État. Elles ont d’abord consisté à demander à l’armée nationale afghane de travailler avec le service de sécurité de la défense. Ce n’était pas le cas jusqu’à présent : pour des raisons culturelles et historiques, l’armée se méfiait du service de renseignement afghan, le National directorate of security (NDS), héritage de la période russe. Nous avons obtenu la mise en œuvre effective d’un décret pris il y a plus d’un an par le gouvernement afghan, qui permet au NDS d’intervenir dans les bataillons.
Nous avons également obtenu que les officiers et sous-officiers que nous formons à Kaboul, dans le Wardak ou dans notre centre de formation de Mazar-e-Shariff soient affectés en priorité aux unités de la troisième brigade, afin d’avoir le plus souvent possible à nos côtés des bataillons afghans encadrés par des officiers et des sous-officiers que nous avons nous-mêmes formés. J’ai enfin obtenu que les services de la Direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD) soient «binômés» avec les responsables des unités afghanes qui combattent avec nous. Ces mesures de riposte immédiate ont été mises en œuvre sur le théâtre d’opérations géré par la troisième brigade, elle-même placée sous l’autorité du 201ème corps d’armée engagé dans le secteur le plus difficile, à savoir entre Kaboul et la frontière pakistanaise, à la limite des populations pachtounes au sud et tadjikes au nord. La sensibilité de la Kapisa tient notamment à sa situation de frontière ethnique entre les deux principales populations afghanes.
Lors des récentes réunions à Bruxelles des ministres de la Défense de l’OTAN et des représentants des États contribuant à la FIAS, j’ai obtenu que le commandement allié place la sécurité interne au premier rang de ses préoccupations. Compte tenu du taux d’évaporation des effectifs dans l’armée nationale afghane, estimé à 20 % en moyenne nationale, la montée en puissance de cette armée se traduit depuis quelques mois par des recrutements spectaculaires - 5.000 hommes par mois, avec des pointes à 8.000 -, mais qui méritent d’être mieux contrôlés car leur ampleur empêche un suivi méthodique des recrues. Les ministres de la coalition ont donc demandé au général Allen et au ministre afghan de la Défense, le général Wardak, de maîtriser cette évolution. Dans la perspective de la définition du format de la future armée nationale afghane au sommet de l’OTAN qui se tiendra à Chicago le 20 mai prochain, il convient d’autre part de se demander si la montée en puissance des effectifs totaux jusqu’à 352.000 est pertinente, sachant que le format définitif et durable des forces nationales de sécurité afghanes - armée et forces de police - sera nettement inférieur. Le premier objectif est donc de ralentir le recrutement et d’en assurer la qualité, en mettant en place - ce qui est techniquement possible - un suivi individuel des recrues et de leur parcours. Tel est le mandat qui a été donné par la coalition à son chef d’état-major, qui a les moyens de le mettre en œuvre.
L’objectif pour la France est de concentrer cet effort sur le territoire dont elle a la charge. Le président Karzaï a confirmé au président de la République le 27 janvier qu’une troisième tranche de transition serait annoncée le 31 mars prochain et devrait être opérationnelle à compter du 1er juillet. La totalité de la province de la Kapisa sera présentée à la transition. Nos soldats y maintiendront leur fonction de support jusqu’à la fin de l’année 2013. Cette fonction ne les place plus en position de responsables du combat, même s’ils peuvent être conduits à exercer l’autodéfense ou à participer à la force de réaction rapide en soutien.
En août 2011, nous avions environ 2.800 combattants de la task force La Fayette sur le district de Surobi et la province de la Kapisa. Quatre cents au total ont été retirés en octobre et en décembre. Le président de la République a décidé le retrait de 1.000 combattants supplémentaires pour l’année 2012. Il en restera donc 1.400. Il est évidemment impensable de «garder le plus dur pour la fin», à savoir de renvoyer le transfert de responsabilité à l’armée nationale afghane à la fin 2014 ou, pour chaque phase de transition, à la fin de cette dernière.
La transition doit mettre le plus rapidement possible l’armée nationale afghane en situation de responsabilité effective dans les territoires, les forces françaises - dans le cas de la Kapisa - demeurant en soutien tout au long de l’année 2012 et jusqu’à la fin 2013, à effectifs réduits à partir du deuxième semestre 2013. Le mouvement de transition a déjà commencé. Si nous avons gardé nos trois grandes bases opérationnelles avancées (en anglais forward operating base, ou FOB) de Nijrab, Tagab et Surobi, nous avons transmis à l’armée nationale afghane six postes extérieurs de combat (en anglais combat outpost, ou COP), unités plus réduites qui comportent en moyenne 20 % de soldats français en mission d’operational mentoring and liaison team (OMLT) et d’entraînement ainsi qu’une centaine de combattants afghans.
Nous avons transféré des positions, en conservant celles qui sont stratégiquement indispensables pour protéger nos trois principales bases. L’armée nationale afghane assume aujourd’hui la responsabilité de douze des seize FOB et COP du secteur dont nous avons la charge. La transition est donc bien engagée, et elle fonctionne. C’est là un aspect important, que j’ai évoqué en conclusion de la réunion de Bruxelles : cette transition voulue et acceptée par l’ensemble des forces de la coalition ne doit pas donner lieu à une surenchère - course de vitesse ou, au contraire, présence indéfinie. Elle doit être commandée par les réalités du terrain. Or, la réalité du terrain en Kapisa permet aujourd’hui ce transfert à l’armée nationale afghane. Je souhaite qu’il en soit de même dans les secteurs gérés par les autres forces de la coalition.
Après les États-Unis, qui avaient encore 90.000 soldats en Afghanistan au 31 décembre 2011, la Grande-Bretagne, avec 9.500, et l’Allemagne - en charge du secteur nord, à population ouzbèke et tadjike, qui ne pose pas les mêmes problèmes que le nôtre - avec 4.800, la France, avec 3.900 soldats, est le quatrième contributeur étranger à la coalition, à égalité avec l’Italie. Près de 1.200 de ces 3.900 soldats sont affectés à Kaboul et sa région à des missions de formation ou encore de logistique et de soutien sans lesquelles une armée ne peut combattre.
La position française est une position de bon sens. La transition sera totalement achevée à la fin de 2014 ; mais pour garantir son succès, il faut mettre l’armée nationale afghane en situation de responsabilité de combat principale pour l’été 2013, comme l’ont envisagé les États-Unis. Cette décision sera évoquée au sommet de Chicago de mai, qui s’inscrit dans la ligne des grandes réunions de Londres, de Bucarest et de Lisbonne qui ont rythmé la vie de la coalition, dont nous sommes un partenaire important, mais non le partenaire principal.
Q - (À propos de l’Iran, de la relation des soldats français avec la population afghan, de la lutte contre la corruption et le trafic de drogue)
R - M. Juppé - Vous avez raison, Madame Hostalier, d’évoquer le rôle de l’Iran. C’est une puissance régionale déterminante pour l’avenir de l’Afghanistan. Vous connaissez les difficultés que nous rencontrons actuellement avec l’Iran. Lorsque nous avons lancé l’idée d’un dispositif de sécurité collective autour de l’Afghanistan, notre objectif était d’associer les pays voisins, dont l’Iran, à ce processus. Ce ne sera pas facile.
Vous évoquez un risque «d’irakisation». Pour ma part, je ne dirai pas qu’en 2014, après le retrait de nos troupes combattantes, l’Afghanistan deviendra un pays tranquille et prospère. Je mesure parfaitement les risques de déstabilisation. Mais je me refuse à toute prospective risquant d’être caricaturale sur l’évolution du pays. Il appartiendra aux Afghans de construire leur pays après l’aide que nous leur avons apportée.
Monsieur Glavany, je ne crois pas que la population afghane éprouve de sentiment de rejet vis-à-vis de l’armée française. Depuis 2002, nous avons beaucoup fait au profit des Afghans : nous avons construit des écoles, des hôpitaux, des routes, et une large partie de la population en a pleinement conscience. On ne peut pas dire en tout cas qu’elle serait plus enthousiaste à l’égard des talibans qu’à l’égard des troupes de la FIAS.
Nous aurions, selon vous, un train de retard. D’autres nous reprochent d’avoir un train d’avance. J’y vois la preuve que nous devons être sur la bonne ligne, à savoir en parfaite cohérence avec les décisions prises collectivement. L’idée de passer progressivement le relais aux troupes afghanes pour qu’elles assurent à terme seules la sécurité de leur pays, est une décision collective, qui a été prise d’un commun accord. Le retrait a commencé, il se poursuivra en 2012 et 2013.
Que la corruption ne soit pas absente d’Afghanistan est clair. Mais si nous devions cesser d’être présents partout où sévit de la corruption, il est à craindre que nous ne soyons cantonnés à l’Hexagone, du moins à l’Union européenne.
Nous ne cessons d’encourager les autorités afghanes à lutter contre la corruption et le trafic de drogue. Mais nous ne pourrons pas, au-delà de 2014, nous substituer aux Afghans et au gouvernement qu’ils auront choisi.
Monsieur Vitel, décision a été prise à la conférence de Bonn de prolonger jusqu’en 2014 la mission d’Europol. Les Vingt-Sept travaillent à définir de manière plus précise le mandat de cette force et à revoir son organisation interne dans le cadre de la prolongation de son mandat.
Je ne crois pas que l’on puisse dire que le peuple afghan se mobilise aujourd’hui pour se libérer d’une occupation étrangère. Il a subi la tyrannie des Taliban qui interdisaient, ne l’oublions pas, qu’on scolarise les filles ou bien encore qu’on écoute de la musique. Il a vécu sous leur chape de plomb rétrograde. C’est aussi de cela que nous aidons les Afghans à se libérer. Je ne partage donc pas totalement l’avis de M. Boucheron lorsqu’il dit que le seul but de notre intervention en Afghanistan était d’éradiquer Al Qaïda. C’était bien sûr l’un de nos objectifs et notre intérêt bien compris car ce foyer terroriste nous menaçait directement - il suffit de voir aujourd’hui comment Al Qaïda progresse au Maghreb. Mais nous sommes aussi intervenus pour aider le peuple afghan à se doter d’une armée lui permettant d’éviter le risque de subir à nouveau ce qu’il a enduré au cours des décennies passées. Y avons-nous réussi ? L’Histoire le dira.
Je laisse le ministre de la Défense répondre à M. Myard sur l’organisation du retrait de nos troupes.
R - M. Longuet - Le retrait des troupes françaises d’Afghanistan sera complexe sur le plan logistique. Nous y avons en effet 1 200 véhicules, dont plus de 500 blindés - ce qui représente entre 1 500 et 1 800 conteneurs. Il existe trois solutions. La première serait une évacuation aérienne de bout en bout, que nous écartons car elle serait très coûteuse. La deuxième est en effet la route pakistanaise, avec deux passages possibles. La troisième est l’évacuation par voie ferrée par le Nord à travers l’Ouzbékistan ou le Tadjikistan. La FIAS a engagé une négociation avec les pays voisins, qui souhaitent la stabilisation de l’Afghanistan et craignent l’arrivée d’islamistes au pouvoir à Kaboul, et dont la coopération sera indispensable pour l’organisation du retrait des moyens matériels considérables concentrés par la Coalition.
J’en viens à la préoccupation, exprimée de deux manières différentes, par MM. Lecoq et Glavany, sur la réalité de la République d’Afghanistan. La situation est paradoxale. Je le pense sincèrement et les rapports, militaires comme diplomatiques, en attestent : un sentiment national afghan est en train de refaire surface. En réalité, il a toujours existé, en dépit de l’extrême diversité du pays. Les Anglais en ont fait les frais par le passé, les soviétiques également. L’Afghanistan n’a certes que peu à voir avec un pays fortement centralisé comme le nôtre, héritage de la monarchie capétienne puis de la République. Mais la convoitise de ses puissants voisins, couplée à l’existence d’une monarchie, y a conduit, en dépit du fonctionnement tribal, de l’extrême parcellisation géographique et des diversités ethniques, à forger un sentiment national qui se fait de nouveau jour et que l’on perçoit dans l’armée nationale afghane. Celle-ci est en effet composée à 44 % de Pachtounes, 25 % de Tadjiks, 8 % d’Ouzbeks et 10 % d’Hazaras, qui combattent aujourd’hui côte à côte et reflètent assez fidèlement la composition ethnique du pays.
La même observation vaut d’ailleurs pour la police nationale afghane (ANP). Je dois ici préciser qu’elle joue davantage un rôle de gendarmerie que de police à proprement parler. Quelque 180 gendarmes français forment les policiers afghans à conduire des opérations civilo-militaires, par exemple à effectuer des contrôles parmi la population dans le respect des personnes, ou bien encore à mener des procédures judiciaires dans le but d’établir la vérité. C’est là un métier différent de celui des armes. Si l’armée vise à détruire un adversaire, la gendarmerie vise, elle, à protéger la population.
Que se passera-t-il après 2014 ? Indépendamment des décisions de la coalition, qui ne sont pas encore connues, la France a décidé de signer un traité de coopération qui permettra de garder sur place quatre à cinq cents militaires pour former des soldats et des policiers investis de missions de gendarmerie. Une armée nationale est en train d’émerger dont, en dépit des différences culturelles que la population peut avoir avec les troupes de la coalition, la cohésion naît de l’opposition aux éléments inféodés à des forces extérieures. Il existe, comme le prouve le lieu de négociation ouvert par les talibans à Doha, une demande de débat politique afghano-afghan, y compris avec les talibans, dès lors que ceux-ci sont indépendants de pouvoirs extérieurs. Enfin, et c’est peut-être le plus important, les grandes puissances ont intérêt à ce que l’Afghanistan soit protégé de voisins trop envahissants et que la situation soit consolidée par des traités de coopération. La France en a signé un, l’Italie également. L’Australie, qui est plus important contributeur à la coalition hors pays de l’OTAN, est en passe d’en conclure un elle aussi. Les Afghans savent qu’ils pourront après 2014 compter sur des partenaires. On n’est pas du tout dans la situation de 1989, lors du départ des soviétiques, venus proprio motu et dont la présence n’était désirée par personne. Les Taliban n’ont à l’époque pris le pouvoir que lorsque l’armée gouvernementale n’a plus eu les moyens de payer ses soldats, lesquels ont alors cherché un autre employeur - si je puis m’exprimer ainsi. Une coopération de long terme en matière de formation et d’encadrement, mais aussi financière, est le meilleur moyen de garantir durablement la sécurité. Comme on l’a vu lors des conférences d’Istanbul et de Bonn, les grands voisins de l’Afghanistan, qui ont parfois été ses adversaires par le passé, ne remettent plus en question l’indépendance de ce pays.
Nous sommes aujourd’hui dans une phase de transition, où nous passons le relais à l’armée nationale afghane. Dans les secteurs dont elle a la responsabilité, cette armée n’a pas failli et elle ne faillira pas si elle a l’assurance d’être durablement soutenue. Ceux qui ont choisi de s’engager dans ses rangs sont quinze fois plus nombreux que les Taliban : cela ne laisse aucun doute sur le choix de la population afghane.
(…)
Q - (À propos des Taliban et de l’engagement militaire en Afghanistan et de la relation de la France avec ses alliés)
R - M. Juppé - M. Desallangre demande ce qu’est un «taliban modéré». Une question semblable peut se poser de manière plus large pour l’ensemble des printemps arabes. J’ai déjà eu l’occasion de m’expliquer sur ce point. Notre position est claire : nous sommes disposés à nous associer à un processus de réconciliation nationale avec les partenaires qui le souhaitent, à condition qu’ils s’engagent à rompre tout lien avec le terrorisme, à renoncer à la violence et à respecter la Constitution afghane, notamment en matière de libertés fondamentales et de respect des droits de l’Homme.
Pourquoi ne pas quitter l’Afghanistan dès aujourd’hui ? Partir en bon ordre n’a rien à voir avec prendre la poudre d’escampette, ce qui serait déshonorant pour nos soldats et la coalition tout entière.
Nous ne laisserons pas tomber l’Afghanistan après 2014, les pays de la coalition en ont pris l’engagement. Tout d’abord, une présence militaire, non combattante mais de formation, sera maintenue. Ensuite, l’aide au développement sera poursuivie. La France a déjà signé un traité d’amitié et de coopération, d’autres pays vont nous emboîter le pas. L’effort multilatéral sera également renforcé avec une augmentation de plus de 40 % de l’aide. C’est dans cette voie que l’on poursuivra, sans précipitation mais avec détermination.
Faut-il accélérer le processus politique ? Bien sûr. L’ouverture par les talibans d’un bureau à Doha est un premier pas. Il faut maintenant qu’ils acceptent de se mettre autour de la table. Ils posent pour l’instant certaines conditions qui ne sont pas acceptables, relatives notamment à la libération de criminels de guerre et de prisonniers.
Nous n’avons pas à rougir de ce que nous avons fait en Afghanistan depuis dix ans. Tous ceux qui s’y sont rendus peuvent en témoigner. La population afghane en est d’ailleurs parfaitement consciente. Mais c’est vrai, Monsieur Boucheron, une erreur a peut-être été commise en 2001 lorsque M. Chirac et M. Jospin ont décidé d’engager la France en Afghanistan, sans que l’horizon auquel boucler l’opération n’ait été préalablement fixé. C’est peut-être là la faiblesse originelle de notre intervention. À l’avenir, le président de la République en a le souci, nous ne devrons plus nous engager dans ce type d’opérations pour une période indéterminée. C’est un simple constat. Est-il vrai ou non que l’engagement de la France en 2001 a fait l’objet d’une décision conjointe ?
R - M. Longuet - Monsieur Dufau, les forces armées n’interviennent jamais que sur décision politique. C’est en application d’une résolution des Nations unies que nous avons engagé l’opération Licorne en Côte d’Ivoire. Et c’est de même parce que le ministre d’État est parvenu le 26 février 2011 aux Nations unies à faire voter la résolution 1970 qu’a pu être lancée l’opération Harmattan en Libye. La solution militaire ne fait jamais qu’appuyer une volonté politique, elle ne saurait s’y substituer. L’usage de la force n’est jamais une fin en soi.
C’est d’ailleurs aussi parce qu’il existe une volonté politique en ce sens, Monsieur Marty, que nous n’abandonnerons pas l’armée afghane. Si nous sommes engagés à ses côtés, c’est que nous sommes mandatés pour faire émerger un État de droit dans ce pays, véritable projet politique qui perdurera bien au-delà de 2014. Lorsqu’on demande à des hommes - et à des femmes, Madame Bourragué - de s’engager dans une armée, on a le devoir d’assurer un suivi. On ne peut du jour au lendemain les laisser se débrouiller seuls. Le traité d’amitié et de coopération qui a été signé avec l’Afghanistan et qui comporte un important volet formation est particulièrement bien perçu par nos soldats, qui mesurent ainsi mieux combien leur action s’inscrit dans une perspective de long terme. Je précise à l’intention de Mme Bourragué que la police afghane compte des femmes dans ses rangs et que le Parlement afghan compte 30 % de femmes, preuve que celles-ci ont bien été réintégrées dans la vie publique, comme d’ailleurs en de nombreux autres domaines, comme l’hôpital et l’école, ce dont il faut se réjouir. Le meilleur investissement que puisse faire un pays pour son développement futur réside dans l’alphabétisation des femmes.
Q - (À propos de l’engagement de la France en Afghanistan, de la relation de la France avec ses alliés)
R - M. Juppé - Monsieur Kucheida, je redis simplement que le 12 septembre 2001, M. Chirac et M. Jospin ont pris ensemble la décision d’intervenir en Afghanistan. J’ai en mains une interview de M. Jospin en septembre 2011 où à la question «Avec le recul, regrettez-vous cette initiative, qui a ouvert la voie à la légitimation internationale de la guerre en Afghanistan ?», il répondait «Non, cette décision s’imposait». Je ne fais que rappeler les faits et ne comprends pas que cela puisse déclencher de polémique. L’intervention en Afghanistan a été engagée, dans la plus stricte neutralité politique, le chef de l’État, chef des armées, et le chef du gouvernement s’étant tous deux impliqués.
Monsieur Giacobbi, nous entretenons bien sûr avec l’Inde un dialogue et un partenariat stratégique. Ce grand pays doit lui aussi s’engager pour la sécurité collective dans cette région du monde.
Monsieur Garrigue, vous avez tout à fait raison de rappeler la question pakistanaise, je l’ai moi-même évoquée.
S’agissant de la durée des opérations, je le redis, il faudra à l’avenir veiller à définir un calendrier dès le départ, avant même de nous lancer. Pour ce qui est de l’Afghanistan, ce calendrier est fixé depuis le Sommet de Lisbonne de 2010. Il est respecté. Le retrait de nos troupes est engagé et d’ici à la fin de 2013, l’ensemble de nos forces combattantes aura regagné le territoire national.
R - M. Longuet - Monsieur Grall, la voix de la France est entendue et respectée. C’est une fierté que de représenter notre pays après que nos armées sont intervenues pour faire appliquer des résolutions du Conseil de sécurité, dont le vote a été obtenu par le ministre d’État, ministre des Affaires étrangères.
Monsieur Fromion, il faudra maintenir en Afghanistan des appuis aériens, des appuis-feu, des moyens d’information. Les États-Unis sont décidés à le faire. Nous, nous interviendrons en matière de coopération et de formation. À cet instant, il n’est pas prévu de maintenir après 2014 d’appuis de l’armée française aux forces combattantes afghanes.
(…)
Monsieur Kucheida, je vous communiquerai tous éléments d’information sur le nombre des blessés. Vous avez raison, même quand ils ont bénéficié des meilleurs soins, les soldats blessés voient leur vie bouleversée. Nous leur devons reconnaissance et considération. La solidarité qui existe au sein des corps, couplée à celle de leurs familles, a heureusement permis que de nombreux blessés, y compris des amputés, puissent occuper d’autres fonctions au sein des unités.
Monsieur Garrigue, vous avez raison, la situation en Afghanistan est très compliquée. Il est impossible d’en traiter tous les aspects dans le temps bref qui nous est imparti.
Monsieur Ferrand, nous constatons depuis deux semaines que les autorités afghanes mettent en œuvre, unité après unité, les conseils que nous leur prodiguons, en tout cas dans les secteurs dont nous avons la responsabilité. Un chef de bataillon a ainsi récemment fait saisir tous les téléphones portables des membres de son unité, afin qu’ils ne puissent servir d’outils d’information.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 février 2012