Extraits de l'entretien de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères et européennes, avec "Le Monde" le 17 mars 2012, sur la question d'une intervention militaire en Syrie pour mettre un terme à la répression et l'hypothèse d'un scénario militaire contre l'Iran.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Q - Le sénateur américain John Mc Cain demandait récemment : «Combien faut-il de morts en Syrie, 10.000 ? 20.000 ?, pour enfin agir ?». Qu’en pensez-vous ?
R - Naturellement, c’est un cauchemar. Ce régime est devenu fou. Nous soutenons Kofi Annan pour mettre en œuvre son mandat, mais nous ne serons pas dupes des manœuvres syriennes. Le régime de Damas s’est lancé dans une fuite en avant sanguinaire. Je continue à penser qu’il n’y a pas pour l’instant d’options militaires. Il est exclu que nous nous lancions dans une telle opération sans un mandat des Nations unies, et les conditions pour un tel mandat ne sont pas rassemblées.
Alors quel autre type d’intervention du Conseil de sécurité peut-on envisager ? J’ai cru percevoir dans le langage de Sergueï Lavrov une légère évolution. Mais pour l’instant, cela n’a pas amené la Russie à changer véritablement de pied et à accepter une résolution qui nous donnerait la base juridique pour une intervention de l’ONU.
J’ajoute que la situation, objectivement, est assez différente de celle que l’on a connue en Libye. Il y a des opposants dont l’attitude affaiblit gravement l’opposition - tant qu’ils continueront à se déchirer et à s’opposer les uns aux autres, l’intérieur et l’extérieur. Nous faisons tout pour essayer de les rassembler autour du Conseil national syrien (CNS), et les convaincre d’être plus inclusifs, d’accueillir des alaouites, des chrétiens. Ils n’y parviennent pas assez.
Q - Peut-on envisager ce que suggèrent les Russes, c’est-à-dire de renoncer à l’exigence d’un transfert du pouvoir en Syrie, pour obtenir un arrêt des violences ?
R - Le plan de la Ligue arabe ne prévoit pas le départ de Bachar Al-Assad du pouvoir. C’est sa mise à l’écart, et plus exactement, la désignation de son vice-président pour négocier et engager la transition. C’est vraiment le minimum.
Je reconnais qu’il y a un vrai dilemme. Peut-on bloquer une résolution qui ne serait qu’une résolution humanitaire sans aucune dimension politique au risque de laisser se poursuivre les massacres ? Ou faut-il accepter ce compromis peu glorieux au risque de pérenniser le régime ? C’est extrêmement difficile. C’est pour cette raison qu’il y avait une forte pression, lundi, à l’ONU, pour aller dans ce sens, de Ban Ki-moon, des Britanniques, des Américains.
Q - Vous laissez entendre que la France a refusé de se contenter d’une sorte de demi-mesure...
R - J’ai deux lignes rouges. Je ne peux pas accepter que l’on présente les oppresseurs et les victimes sur le même plan. L’initiative de la cessation des hostilités doit donc venir du régime. La seconde : on ne peut pas se contenter d’une déclaration humanitaire et d’un cessez-le-feu - il faut absolument faire référence à un processus de règlement politique fondé sur la proposition de la Ligue arabe.
Q - A-t-on sous-estimé la capacité de résistance du régime syrien ?
R - Sans doute. On pensait qu’il y aurait davantage de défections et plus rapides. Cela commence à se craqueler. Il faut voir que ce régime ne recule devant aucune espèce de barbarie. Les familles des ambassadeurs ou celles des généraux sont prises en otages, purement et simplement. On les menace, si jamais ils font défection, de représailles. On a peut-être mal mesuré la férocité de ce régime. Et de la personnalité même d’Assad.
Q - La France est-elle favorable à ce que des armes soient livrées - par quiconque - à l’opposition ?
R - Non. Cela me rappelle, malheureusement, un débat que nous avons eu, en d’autres temps, sur l’ex-Yougoslavie. Fallait-il maintenir l’embargo sur les armes ? Au risque de pénaliser les Bosniaques face aux Serbes ? Nous avions tranché en disant : ne facilitons pas une escalade militaire et donc ne livrons pas d’armes. Là, nous sommes un peu dans le même schéma : livrer des armes, c’est précipiter la Syrie dans une guerre civile qui risque d’être épouvantable, car nous voyons bien la détermination de chacune des communautés.
Je suis navré de voir que la hiérarchie chrétienne, catholique ou orthodoxe, continue à lier son sort à Bachar Al-Assad. Nous comprenons les craintes des chrétiens, mais leur avenir sera meilleur dans une Syrie démocratique.
Q - Avec la Syrie, sommes-nous face aux limites de la politique d’interventionnisme mise en œuvre dans d’autres dossiers ?
R - D’une certaine manière, à cause du blocage imposé par deux membres permanents du Conseil de sécurité. Mais nous allons persévérer. En Côte d’Ivoire, en Libye, cela a marché. Quoi qu’on dise de la situation en Libye aujourd’hui, je suis fier de ce que l’on a fait. Il le fallait, sinon Kadhafi aurait massacré le peuple de Benghazi et continuerait à opprimer. Il y a des circonstances où le Conseil de sécurité est efficace, comme au Timor, où l’on a arrêté une guerre.
Q - Vous avez évoqué l’Iran au Conseil de sécurité. Avez-vous eu le sentiment, à l’issue de la visite de Benyamin Netanyahou aux États-Unis, début mars, que le risque de scénario militaire israélien avait reculé ?
R - Non. Je n’ai pas eu le sentiment non plus qu’il avait avancé. Au sein du groupe E3+3, nous sommes prêts à reprendre le dialogue, sans précondition. Les Iraniens soufflent en permanence le chaud et le froid. Faut-il faire des concessions pour engager un processus de négociation ? La France est d’une très grande fermeté. Pas de précondition iranienne et pas de levée des sanctions tant que les conditions fixées par la résolution 1929 ne sont pas remplies.
Q - La politique de la France est parfois jugée trop stricte, trop hostile à des compromis...
R - Comme beaucoup semblent prêts à des compromis, au moins nous sommes la garantie que ces compromis ne seront pas excessifs. En tout cas, en Israël, on considère que la France est un pays ferme dans ses convictions et dans ses attitudes et que c’est plutôt protecteur pour Israël.
Q - La France, à l’inverse des États-Unis et du Royaume-Uni, n’a jamais dit que toutes les options sont sur la table. Si un scénario militaire a lieu, la France condamnerait-elle cette action ? Refuserait-elle d’y prendre part ?
R - Je ne souhaite pas me mettre dans des scénarios qui ne sont pas actuels. Le président, dans son discours à l’ONU en septembre, a dit que si la sécurité d’Israël était menacée la France se rangerait au côté d’Israël.
Q - Cela veut-il dire que la France n’exclut pas de prendre part à une action militaire dès lors qu’elle aurait été déclenchée ?
R - Non. C’est dans l’hypothèse où Israël serait attaqué que nous nous rangerions à ses côtés, ce n’est pas pour l’aider à attaquer d’autres pays.
Q - En 2011, la France est intervenue en Libye et en Côte d’Ivoire. Dans un monde changeant, l’outil militaire est-il pour la France un attribut essentiel de puissance ?
R - Il y a des moments où, pour faire prévaloir le droit, il faut la force. Et c’est une constante historique. L’Europe pourrait bien s’en inspirer en continuant à se doter d’une véritable politique de sécurité et de défense communes. (…).source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 19 mars 2012