Déclaration de M. Frédéric Mitterrand, ministre de la culture et de la communication, sur la commémoration de la mémoire des hommes d'Etat, la "Maison des illustres" et l'hommage à Georges Clémenceau, Paris le 23 mars 2012.

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Circonstance : Inauguration de la Maison des illustres à l'appartement de Georges Clémenceau à Paris le 23 mars 2012

Texte intégral

« En ce temps là, c’était le monstre, comme disait d’admiration son plus cruel adversaire. Les petits enfants, qui sentent avant de comprendre, se le montraient du doigt, en murmurant : ‘C’est lui !’ Et c’était lui, en effet, une force indéfinissable, au-dessus des désespérances, non moins redouté des ennemis eux-mêmes que des amis tremblants qui, le voyant si ferme, sentaient défaillir en eux le courage de le suivre. Par un trop juste pressentiment de vos faiblesses à venir, son inébranlable résolution vous faisait peur. (…...) Il eut cette fortune de ne connaître de lui-même qu’une force de la nature, qui, pour toute justification, n’a besoin que de s’exercer. Il fut le combattant de la plus belle cause. Son idée le portait. (…) On ne subit pas le salut. On le fait. Il faut le pouvoir forger de ses propres mains. »
Au soir de sa vie, Clemenceau écrit ce portrait de Démosthène. À la moustache près, l’autoportrait point dans cette ultime Philippique d’amertume écrite dans la France de l’entre-deux-guerres après une paix mal négociée. Ces lignes maintiennent vivant le lien que le Père la victoire, ennemi juré des « sorbonnifiques grandiloquences », aura préservé comme nul autre avec plus de deux millénaires d’art oratoire ; avec celui qui, dans l’histoire de la rhétorique, aura inventé cette manière si puissante de convaincre ses auditeurs en leur tenant le langage de la responsabilité : si vous en êtes arrivés là, c’est de votre propre fait. Perdre contre Philippe et Alexandre, perdre l’Alsace et la Moselle à la Prusse : à l’agora, à la Chambre, c’était le même combat.
Le combat d’un indépendant, d’un rassembleur aussi : laïc jusqu’au bout des ongles, le matérialiste qu’il était n’oubliait pas de plaider l’unité de la pensée, dans une veine positiviste : « ce sera le signe de l’évolution la plus belle, lorsque la majorité des hommes, choquée de la tartuferie qui se vante d’allier subtilement le savoir et le croire, en arrivera, dans l’ordre des connaissances positives, à ce besoin d’unité de pensée qui fit, dans le domaine des croyances, la force des premiers chrétiens. » [discours pour la liberté, 18 août 1901].
Ministre pour la première fois à 65 ans, c’est depuis ici, rue Franklin, qu’il se rend chaque matin place Beauvau, mais toujours après une heure de gymnastique.
Entre cet appartement et le ministère de l’Intérieur, puis la présidence du Conseil, il aura préparé ses plus belles joutes : « M. Jaurès parle de très haut, absorbé dans son fastueux mirage ; mais moi, dans la plaine, je laboure un sol ingrat qui me refuse la moisson (…) Vous avez le pouvoir magique d’évoquer, de votre baguette, des palais de féerie. Je suis l’artisan modeste des cathédrales qui apporte une pierre obscurément à l’ensemble et ne verra jamais le monument qu’il élève ».
Entre ces murs, un homme d’Etat, homme de l’Etat et d’aucun parti, concevait ses plans pour achever de construire la « grande cathédrale républicaine », avec l’individu en son centre, et contre tous les absolutismes collectifs. Un impératif que le Tigre défendait avec son humour ombrageux, par exemple quand on lui reprochait le bilan de son gouvernement : « que voulez-vous que je foute entre Caillaux qui se prend pour Napoléon et Briand qui se prend pour Jésus-Christ ? »
J’aime à penser qu’en ces lieux, comme plus tard à Saint-Vincent-sur-Jard, l’homme qui parvint à républicaniser la République, le maire de Montmartre pendant la Commune, le jeune républicain qui apportait des oranges à Blanqui l’« enfermé », renouait dans le peu de temps libre qu’il lui restait avec les multiples facettes de sa personnalité : le formidable journaliste qui savait galvaniser les équipes de ses quotidiens par son ironie acide, l’amoureux américain, le jeune médecin qui ferraille avec Pasteur, l’ami du monde des arts, le collectionneur, le complice de Clémence d’Ennery pour laquelle il chinait, le tombeur de ministères qui rêvait de cosmogonies orientales, celui qui se battit en duel pour défendre l’Olympia de Manet ; le Père la Victoire sollicité pour la Présidence de la République qu’il rate sans regret sans s’y être présenté, préférant à « l’inauguration des Expositions d’horticulture », que cette tâche lui aurait probablement imposée, les marches à Paris, à Giverny, en Vendée, avec celui qui « taillait des morceaux de l’azur pour les jeter à la tête des gens » - son ami Claude Monet.
L’affaire Dreyfus, les charges ministérielles, la Grande Guerre : toutes ses épreuves, avec le poids énorme des responsabilités qui étaient les siennes, Clemenceau les traversa depuis cette modeste base arrière, un trois pièces en location, en rez-de-chaussée, entre cour et jardin, où il vécut 34 ans, de 1895 jusqu’à sa mort.
On ne peut qu’être frappé par la relative humilité du lieu pour l’éternel homme d’action, dont la Fondation Clemenceau a su préserver la mémoire, grâce notamment au soutien de la Ville de Paris et de la Bibliothèque nationale de France, avec l’agrandissement de la belle galerie documentaire au premier étage et l’enrichissement de sa collection.
En créant le label « Maisons des Illustres », j’ai voulu mettre en réseau tous ces lieux où Lamartine disait que « les murs semblent reconnaître l’homme, et appeler l’homme, comme l’homme reconnaît et embrasse les murs ». Sur tout le territoire français, ces demeures gardent la mémoire des artistes, des scientifiques, des militaires, des hommes d’Etat qui ont fait notre mémoire commune. Elles sont des portes personnelles vers l’universel.
Lorsque j’ai lancé ce nouveau label en septembre dernier, avec 111 sites d’exception mis à l’honneur, le succès a été immédiat. J’ai tout de suite songé à lancer une deuxième campagne de labellisation, dont nous vous présentons le résultat aujourd’hui : 60 nouvelles Maisons viennent d’être sélectionnées, sur la base des dossiers instruits par les directions régionales des affaires culturelles de mon Ministère, et sous le regard attentif de la commission nationale d’attribution du label, animée par la direction générale des patrimoines.
Je tiens à saluer tout particulièrement le travail remarquable, au sein de la direction générale des patrimoines, de Jacqueline Eidelman, responsable du département des publics et de Marco Marchetti : en lien avec les DRAC, ils ont rassemblé les informations et instruit méticuleusement la centaine de dossiers proposés, en étant particulièrement attentifs à ce que soient respectés les critères d’attribution du label : le seuil minimum d’ouverture pendant au moins 40 jours par an ; l’excellence du projet scientifique et culturel proposé, et la prise en compte du public scolaire ; la qualité de l’accessibilité pour les personnes en situation de handicap.
Dans les quelques soixante sites qui rejoignent les « Maisons des Illustres », j’ai tenu à ce que la diversité des genres et des territoires soient une fois de plus la mieux représentée possible – et cela, en métropole comme en Outre-mer : en Nouvelle-Calédonie, c’est la maison de Tiendanite qui conserve la mémoire de Jean-Marie Tjibaou ; la maison d’André et Simone Schwarz-Bart en Guadeloupe ; celle de James Norman Hall, le co-auteur avec Charles Nordhoff de la trilogie du Bounty, à Tahiti.
Cette deuxième campagne est marquée par la diversité des personnalités dont ces demeures portent la mémoire, et qui constitue l’esprit du label : nos plus grands scientifiques, comme avec la maison de Pasteur à Paris ; les premiers pas de ce qui allait devenir la photographie, avec la maison natale de Nicéphore Niépce. Les périodes les plus variées de l’histoire des lettres y figurent également, avec les vestiges du prieuré de Pierre de Ronsard, la maison natale de Colette, la maison-école du Grand Meaulnes d’Alain Fournier, la maison de Flaubert en Normandie, la maison natale de Corneille à Rouen, la maison de Julien Gracq à Saint-Florent-le-Vieil, le musée François Pétrarque à Fontaine-de-Vaucluse, le magnifique château de Vascoeuil en Normandie où Jules Michelet écrit son Histoire de France, ou encore la Hauteville House de Hugo à Guernesey. Je ne peux les citer tous.
Pour les arts, ce sont par exemple la maison de Matisse en Vermandois, ou l’atelier de Cézanne à Aix-en-Provence qui rejoignent les Maisons des Illustres. On trouvera aussi de très grandes figures du cinéma et du spectacle, avec la villa de Michel Simon à La Ciotat, ou le Château des Milandes de Joséphine Baker.
Les hommes d’Etat n’ont pas été oubliés, avec le domicile de Clemenceau dont nous inaugurons la plaque aujourd’hui, ou encore la maison de Léon Blum à Jouy-en-Josas, ou celle de Gaston Doumergue en Languedoc.
Ce label porté par mon Ministère bénéficie de l’engagement des collectivités territoriales et de tous les propriétaires impliqués. Grâce à l’engagement de tous, Il est désormais fort de 171 lieux de mémoire et de culture.
« Pour agir, il faut être fou. Un homme un tant soit peu raisonnable se contente de la pensée. », confiait Clemenceau à son secrétaire.
Je suis particulièrement heureux que nous honorions la mémoire de celui à qui Raymond Poincaré avait rendu cet involontaire hommage :
« étourdi, violent, vaniteux, ferrailleur, gouailleur, effroyablement léger, sourd physiquement et intellectuellement, incapable de raisonner, de réfléchir, de suivre une discussion (…) C’est ce fou dont le pays a fait un dieu. »
Je vous remercie.

Source http://www.culturecommunication.gouv.fr, le 26 mars 2012