Texte intégral
Q - Monsieur le Ministre, bonjour
R - Bonjour Monsieur Rochebin
Q - Vous êtes à Genève pour le Conseil des droits de lHomme. Plusieurs sujets dactualité mais dabord la Syrie : on a limpression quon a atteint un degré de barbarie très élevé.
R - On se demande jusquoù la barbarie peut aller, jusquoù peut aller le cynisme du régime de Damas. Je voyais ce matin des images du président Bachar Al-Assad votant dans un bureau de vote de Damas, très décontracté et souriant alors quau même moment, des obus de mortier continuaient à tomber sur Homs et sur dautres villes syriennes. Nous en sommes déjà à près de 8.000 morts, des centaines denfants ayant aussi été massacrés. Cest une tragédie épouvantable que nous narrivons pas, malgré tous les efforts que nous déployons, à arrêter.
Q - Vous dites «des blessés poursuivis jusque dans les hôpitaux». Ca, se sont des faits ?
R - Nous avons des témoignages en ce sens. En ce moment même où nous parlons, nous avons encore des compatriotes, des journalistes, qui sont pris au piège à Homs. Jai eu loccasion de dire que nous en tenions les autorités syriennes pour responsables.
Q - Au Conseil de sécurité où siège la France, il y a eu ce veto, double veto russe et chinois, qui empêche au fond une vraie action. Vous avez employé le mot de «faute» ?
R - Cest une sorte de tache morale sur les Nations unies qui sont paralysées par ce double veto alors que sur les 15 membres du Conseil de sécurité, 13, y compris de grands États émergents comme lInde et lAfrique du Sud, ont apporté leur soutien à cette résolution qui soutenait le plan présenté par la Ligue arabe pour trouver une issue politique à la crise actuelle ; donc je regrette beaucoup ce veto qui nous paralyse. Fort heureusement, lAssemblée générale des Nations unies a, en quelque sorte, sauvé lhonneur en adoptant une résolution à une très large majorité, 137 pays ont voté cette résolution. Cest dire lisolement de ceux qui bloquent au Conseil de sécurité et lisolement du régime de Damas.
Q - Isolement mais cest la Chine, cest la Russie. Vous aviez réussi à les convaincre pour la Libye. Pourquoi cette fois-ci, non ?
R - Je crois que du côté russe, il y a un ensemble de facteurs qui expliquent cette position très rigide. Dabord, mais cest un prétexte bien sûr, la crainte de voir la Libye servir de précédent. La Russie considère que nous avons été au-delà des termes de la résolution 1973 sur la Libye.
Q - Elle a raison
R - Nous contestons tout à fait ce point de vue, nous sommes restés dans le mandat.
Q - Est-ce que, Monsieur le Ministre, vous ne les avez pas un peu échaudés franchement par des actions contre Kadhafi avec vos Rafales, on était plus tout à fait dans la protection seulement des civils. Est-ce que vous comprenez la position russe ?
R - Non, nous avons sauvé des milliers, peut-être des dizaines de milliers de vies. Souvenez-vous que les colonnes de Kadhafi fonçaient vers Benghazi et que cest in extremis, je me souviens lavoir dit au Conseil de sécurité, que nous avons arrêté ce massacre. Donc nous sommes fiers, je crois que le mot peut être prononcé, de ce que nous avons fait en Libye. Mais de toute façon, cest un prétexte parce que nous avions bien inscrit dans le projet de résolution au Conseil de sécurité qui a été refusé par la Russie, quil ny aurait pas dopération militaire.
La deuxième raison, cest sans doute que les Russes ont des intérêts majeurs en Syrie. Je pense que cest un mauvais calcul parce quà force de sisoler du monde arabe, ils perdront cette tête de pont dans la région. Et puis il y a peut-être des raisons de politique intérieure aussi puisque, vous le savez, la Russie est entrée dans une période électorale en ce moment.
Q - En élections, vous lêtes aussi vous les Français. On ne peut pas sempêcher de penser que vous risquez dêtre moins courageux en Syrie aujourdhui en situation électorale que vous ne létiez en Libye il y a quelques mois.
R - Je ne crois pas que lon puisse dire cela. Nous sommes engagés, très fortement. Moi-même, je me suis exprimé avec beaucoup de vigueur et très régulièrement. La réunion qui sest tenue à Tunis et que lon appelle le Groupe des amis du peuple syrien est une idée française. Cest le président de la République qui la lancée il y a quelques jours et elle a été ensuite reprise par la Ligue arabe. La réunion de Tunis sera suivie dailleurs par une réunion à Istanbul dans quelques semaines puis dune réunion à Paris. La France est engagée dans ce combat et jaurai loccasion de dire tout à lheure au Conseil des droits de lHomme à Genève que, un jour ou lautre, il faudra bien que la communauté internationale réunisse les conditions pour transférer devant la justice pénale internationale tous ceux qui se sont rendus coupables de crime contre lhumanité.
Q - Hillary Clinton a dit : «Il est désolant de voir deux membres du Conseil de sécurité, Russes et Chinois, user de leur veto quand des gens sont assassinés». Vous partagez ce constat ?
R - Jai dit la même chose.
Q - Quest ce quon peut dire aujourdhui aux Russes et aux Chinois ? Quest ce que vous leur dites ?
R - Nous essayons de les convaincre lorsquils nous font un procès dintention et lorsquils nous soupçonnent de vouloir rééditer lopération libyenne. Deuxièmement, nous leur disons que rien ne peut justifier ce blocage qui donne libre cours à la répression. Nous leur rappelons également que le fait quils soient des membres permanents du Conseil de sécurité leur confère des responsabilités dans le maintien de la paix et de la stabilité internationale, et leur impose dévoluer car la stabilité régionale est en cause également. Les conséquences de la crise actuelle sur le Liban mais aussi sur la Turquie et sur lensemble de la région peuvent être considérables.
Q - Monsieur le Ministre, vous avez évoqué la Cour pénale internationale. Est-ce que vous espérez le moment où Bachar Al-Assad sera devant un tribunal, jugé pour ses crimes ?
R - Je crois que le Conseil des droits de lHomme, la Commission denquête spéciale qui a été constituée, ont très clairement établi quil y avait des crimes contre lhumanité dans la répression actuelle en Syrie et il faudra bien quun jour ou lautre ce point soit tranché par la Cour pénale internationale.
Q - Après de tels actes, est ce que lon a atteint un point de non-retour, est-ce que dune manière ou dune autre Bachar Al-Assad pourrait rester ?
R - Je ne le pense pas et je crois que personne ne le pense aujourdhui, la répression du régime a été trop loin. La Ligue arabe lui a offert une porte de sortie en proposant quil se mette à lécart, que son vice-président forme un gouvernement de transition pour préparer des élections avec lensemble des sensibilités du peuple syrien. Cest cette initiative qui doit permettre de sortir de la crise et rien dautre.
Q - On lavait vu avec Kadhafi, la main lui avait été tendue de partir, on avait dit lAfrique du Sud, on avait parlé dautres destinations. Quest ce quon peut proposer à Bachar Al-Assad ?
R - La Ligue arabe est en première ligne, elle sest inspirée, semble-t-il, de ce que lon a appelé la solution yéménite. Au Yémen, un processus du même ordre a permis décarter le président Saleh et dengager ensuite un processus avec des élections qui se sont déroulées tout récemment dans des conditions relativement satisfaisantes ; cest donc cela que nous voudrions essayer de faire. Il faut que ce régime cesse immédiatement les attaques contre sa population civile et donc la première étape, cest un cessez-le-feu, laccès des ONG humanitaires, parce que la crise humanitaire est profonde, et, en même temps, lamorce du règlement de paix politique.
Q - À lheure où nous parlons, on bombarde à Homs, on continue à tuer, à massacrer. Loption dune opération humanitaire mais soutenue par des militaires est-elle possible ?
R - Elle implique un accord de Damas, sauf à aller à la confrontation, et cet accord na pour linstant pas été obtenu, ce que je regrette. Javais lancé, sur une suggestion du Conseil national syrien, lidée de corridors humanitaires qui permettaient dacheminer laide jusquaux villes qui sont aujourdhui encerclées et bombardées. Pour linstant, cette proposition a été écartée mais nous ne désespérons pas et nous ne renonçons pas.
Q - Des actions ponctuelles, cest imaginable, une action militaire ?
R - Je vous ai dit que nous étions dans une situation très différente de la Libye et que loption militaire ne nous paraît pas aujourdhui envisageable.
Q - Monsieur le Ministre, on na pas découvert ce matin quAssad était un tyran. Beaucoup de gens lui ont serré la main. Dans votre gouvernement, il y a eu aussi quelques rapports dans le passé avec Ben Ali, avec Moubarak, tout le monde
R - Tout le monde, vous avez raison de le dire, tout le monde parce quil y a eu une période où, Kadhafi dailleurs, mais aussi Bachar Al-Assad ont essayé de se réinsérer dans la communauté internationale, de jouer un rôle positif et nous les avons considérés comme des interlocuteurs. Nous avons aussi pendant des années accordé trop de crédit à tous ces régimes dictatoriaux qui se présentaient comme le meilleur rempart contre lextrémisme, contre le radicalisme, contre le djihadisme
Q - Il faut avoir un regret de cela ?
R - Oui, enfin le regret ne sert à rien sinon peut-être à être plus lucide à lavenir. Nous, vous avez raison cest un «nous» collectif, les Américains, les Européens, beaucoup dautres pays arabes également, nous avons sous-estimé la puissance de laspiration populaire, il y a un moment où les peuples en ont assez de la dictature et ce grand mouvement de libération sest déclenché de la Tunisie jusquà lÉgypte et maintenant la Syrie.
Q - Vous dites «certains pensaient que cétait un rempart contre lislamisme», certains le pensent toujours. Quand on voit le résultat de certaines élections, en Égypte près de 70 % dislamistes
R - Je ne partage pas ce sentiment parce quil faut être logique. Est-ce que cela signifie quil aurait fallu continuer à soutenir Ben Ali, Kadhafi, Moubarak, Bachar Al-Assad ? Il faut être logique, à partir du moment où lon demande des élections parce que cest la démocratie, où ces élections sont libres et transparentes, au nom de quoi allons-nous nous substituer aux peuples qui choisissent ?
Ce quil faut faire simplement, cest faire confiance bien entendu mais également marquer nos lignes rouges. Je lai dit à plusieurs reprises, nos lignes rouges, cest le respect des principes fondamentaux de la démocratie qui sont à la base de cette aspiration populaire, donc lalternance démocratique, le respect des minorités, le respect des droits de la femme, des minorités religieuses également, nous sommes très attentifs à cela.
Et ma conviction profonde, cest que nous pouvons trouver dans lIslam des partenaires, des interlocuteurs qui partagent ces principes. Je ne crois pas quil y ait une incompatibilité essentielle entre lIslam et la démocratie. Il y a dans lIslam des mouvements extrémistes, permettez-moi de remarquer quil y en a aussi dans dautres religions, il y en a eu, il y en a encore, et donc il faut isoler ces extrêmes et essayer de conforter ceux qui partagent nos valeurs.
Q - On vous sent compréhensif, vous avez fait des parallèles même avec la Reine dAngleterre et les Anglicans
R - Je veux seulement dire que le modèle français de laïcité nest peut-être pas exportable partout ailleurs. Il nest pas exportable en Allemagne, en Angleterre et dans dautres pays où les relations entre les Églises et lÉtat ne sont pas ce quelles sont en France. Il peut y avoir entre lIslam et la démocratie des liens de bonne nature.
Q - Cette forme dislamisme, comme il y a eu les démocrates chrétiens en Europe en dautres temps, cest possible ?
R - On peut prendre cette référence. Cest vrai, vous parlez de la reine dAngleterre, jai fait remarquer quelle était le chef de lÉglise anglicane tout en étant chef de lÉtat, cela ne choque personne. Vous me direz évidemment que les circonstances ne sont pas comparables mais ce qui nest pas acceptable pour nous, ce sont les dérives extrémistes et fondamentalistes qui remettent en cause lessentiel de nos valeurs. Quand jentends des salafistes en Égypte nous dire que la démocratie est une impiété, alors là je dis «stop, la ligne rouge est franchie».
Q - La Turquie de ce point de vue, cest un modèle ? Un islamisme relativement arrangeant ?
R - Beaucoup pensent que lAKP, le parti majoritaire en Turquie qui se réfère à lIslam, est un parti qui respecte aussi les principes fondamentaux de la démocratie et peut être, en effet, considéré comme une référence.
Q - LIran est aussi au menu du Conseil des droits de lHomme. Est-on arrivé au stade où un raid militaire israélien est une option ?
R - Nous faisons tout pour léviter, pour une bonne raison, cest que personne nen mesure les conséquences. On peut déclencher une réaction en chaîne qui aurait des conséquences incalculables pour la région et même au delà.
Q - Il y a un danger simplement nucléaire, pur, avant de parler du danger politique ?
R - Oui, bien sûr, nous avons la conviction que, contrairement à ses déclarations officielles, lIran est en train de poursuivre un programme de fabrication dune arme nucléaire. Il ne la pas encore, nous en sommes à peu près certains, mais nous pensons quil la prépare. Quand je dis «nous», cest la communauté internationale à commencer par lAgence internationale de lÉnergie atomique dont le dernier rapport est, de ce point de vue, très pessimiste. Alors quest ce que nous disons à lIran ? «Vous nous dites que ce nest pas vrai, montrez-le nous ! Apportez la démonstration, nous sommes prêts à dialoguer avec vous, mettons les choses sur la table, envoyons des inspecteurs de lAgence internationale pour voir sur vos sites ce quil en est réellement».
Q - Ils nen sont pas là, ils multiplient les centrifugeuses
R - LIran a répondu positivement il ny a pas très longtemps à une lettre de la Haute représentante de lUnion européenne, mais malheureusement, quelques jours plus tard, lorsque les inspecteurs de lAgence internationale sont arrivés en Iran, on leur a refusé laccès au site de Parchin. Ceci nourrit notre scepticisme. Alors nous voulons bien reprendre les négociations avec lIran à condition que les autorités iraniennes soient prêtes à le faire sérieusement et sans aucune pré-condition. Il nest pas question en particulier de lever des sanctions avant que lIran nait donné des signes concrets de bonne volonté, cest-à-dire arrêter lenrichissement à 20 % ou même à 3,5 % de son uranium.
Q - Vous avez des mots sévères sur le régime iranien, la torture notamment qui y est pratiquée.
R - Cest un régime qui ne respecte pas les principes fondamentaux de la démocratie bien entendu. Lopposition y est réprimée et nous sommes très inquiets sur les futures élections et sur leur transparence.
Q - Espérez-vous que le Printemps arabe arrivera jusquà Téhéran ?
R - Jespère que la démocratie simposera partout. Je crois que nous sommes aujourdhui dans un monde nouveau, global, connecté en permanence, je crois donc que les régimes dictatoriaux ont du souci à se faire parce que cette aspiration des peuples à sexprimer librement finalement est universelle.
Q - Franchement, il ny a pas une sorte de déception, beaucoup de gens sont déçus du Printemps arabe, il ny a pas une once de déception ?
R - Non, je ne suis pas déçu. Un jour, un Égyptien ma demandé : «Entre la prise de la Bastille en France et le jour où la France est devenue une démocratie apaisée, combien de temps a-t-il fallu ?». Je vous laisse calculer. Nous sommes dans des processus révolutionnaires qui sont difficiles, qui vont demander du temps, mais il y a des choses qui se passent bien.
Au Maroc, cela se passe bien ; en Tunisie, je pense que lon peut dire que cela se passe bien, lAssemblée constituante a été élue, elle est au travail. Le processus électoral continue de se développer en Égypte même sil y a quelques inquiétudes, notamment les poursuites qui ont été engagées contre certaines organisations non gouvernementales. Mais enfin, je crois quil y a une feuille de route et je pense quil faut la soutenir.
Je crois que la clé du succès est politique et économique. Si ces régimes ou ces pays seffondrent sur le plan économique alors ces extrémistes auront beau jeu de dire «On vous lavait bien dit». Alors il faut les aider aussi à surmonter cette espèce de bouleversement considérable qui est en train de se produire. Quand vous pensez que le tourisme en Égypte représente une portion très significative du PIB, de la richesse de ce pays, et quil sest complètement effondré, il faut bien leur tendre la main et les aider. Nous lavons fait. Le président de la République française a lancé dans le cadre du G8 ce quon a appelé le Partenariat de Deauville et donc nous y travaillons.
Q - Les drapeaux derrière vous représentent la France mais aussi lEurope. Vous savez que nous, les Suisses, avons toujours résisté jusquà présent à lidée dy adhérer.
R - Cela dépend, vous y adhérez quand cela vous arrange.
Q - Ah vous croyez ça ?
R - Il y a plein daccords entre lUnion européenne et la Suisse
Q - qui sont aux avantages de chaque partie non ?
R - Naturellement, naturellement, donc vous avez défini ce à quoi vous étiez prêts. Bon, très bien, on en est ravis.
Q - On sent un gramme dirritation ?
R - Non, non, pas du tout dirritation, parfois damusement. Je reconnais que la Suisse se débrouille très bien. Cest-à-dire que quand elle estime que cest son intérêt, ce que je ne lui reproche pas, de se rapprocher de lUnion européenne, elle le fait et puis elle garde par ailleurs sa souveraineté, on peut le comprendre.
Q - On a limpression, notamment chez le président de la République, quil y a eu parfois une certaine irritation, cétait dans la guerre fiscale en particulier. Cest une hache de guerre enterrée ?
R - Nous avons des divergences, il faut dire les choses, je rencontrerai tout à lheure mon homologue suisse ici et nous nous parlons très franchement, notamment sur les échanges dinformation dans le domaine financier et fiscal. Nous avons encore des progrès à faire.
Q - Si vous restez au pouvoir, ce sera un dossier prioritaire ?
R - Oui, parmi dautres, mais ce qui sera prioritaire surtout, cest davoir de bonnes relations avec la Suisse.
Q - Monsieur le Ministre, je vous parlais de lEurope parce quy adhérer, cela paraît encore moins séduisant depuis quelques mois. Cest la crise de leuro qui crucifie un peu lEurope. On a limpression que cest une construction beaucoup plus artificielle que ce que lon croyait sur le plan économique. De telles différences entre la France et lAllemagne, la France dégradée et lAllemagne triple A, et puis surtout entre des pays qui se tiennent et des pays comme la Grèce. Cétait artificiel ?
R - Non, ce nétait pas artificiel. Peut-être avons-nous manqué de vigilance sur un certain nombre de points. Nous avons fait preuve les uns et les autres, certains plus que dautres, dun certain laxisme budgétaire. Il ny avait pas non plus dans le Traité de Maastricht, ça cest parfaitement exact, de mécanisme de gouvernance qui nous permettait de rectifier le tir. Nous avons décidé de ladopter, enfin, cela a été long mais on y est arrivé. Je suis plus que jamais convaincu que la zone euro doit être non seulement sauvée mais développée et quelle peut sortir de cette crise extrêmement sévère quelle a traversée.
Q - Quand on en arrive à mettre sous tutelle, pour ainsi dire, un pays comme la Grèce, avoir un compte bloqué même, cest très humiliant, cest ce que lon fait avec les cas sociaux habituellement, lunité existe encore ?
R - Pensez-vous que quand on apporte à quelquun 130 milliards deuros dargent public et 100 milliards deuros dargent privé, on nest pas fondé à demander à quoi va servir cet argent et vérifier quil va être bien utilisé ? Il ne sagit pas de mettre la Grèce sous tutelle, il sagit de sassurer quelle va dans la bonne direction en pleine convergence avec nous et nous continuons à faire dans dautres domaines beaucoup defforts en faveur de la Grèce.
Je pense quil est fondamental que la Grèce reste arrimée à la zone euro, pour elle parce que si elle en sortait, cela serait le chaos. Imaginons que la drachme soit rétablie demain, elle se dévaluerait immédiatement par rapport à leuro dans des proportions considérables et la dette grecque ne ferait quaugmenter et plus personne ne prêterait à la Grèce. Mais cest aussi notre intérêt parce que le risque de contagion pourrait emporter lensemble de la zone euro.
Q - Cest surtout le diktat allemand, cest lexpression que beaucoup emploient, qui crée des irritations. Vous sentez cette petite germanophobie ?
R - Écoutez, je regardais un sondage récemment en France. 82 % des Français aiment bien lAllemagne et 87 % sont très attachés à la relation franco-allemande. Alors la germanophobie est limitée. Je conteste tout à fait cette idée toute faite qui circule en France et ailleurs selon laquelle il y a eu un diktat allemand, ce nest pas vrai. LAllemagne avait des priorités, la France en avait dautres et nous nous sommes rapprochés. Je voudrais rappeler que quand la France parlait de gouvernement économique de la zone euro il y a deux ans, lAllemagne nétait pas pour, cest le moins que lon puisse dire. Aujourdhui, le gouvernement économique, il est inscrit dans le Traité que nous venons davaliser.
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Q - Alain Juppé, vous êtes un homme politique qui dépasse le cadre français, vous êtes familier du grand public dopinion européen depuis maintenant quelques décennies
R - Oui, cela va faire 30 ans
Q - On a limpression que vous êtes un ministre heureux.
R - Oui, je suis un ministre heureux, dabord parce que le métier que je fais dans le monde où nous vivons - on est en plein bouleversement, avec des bouleversements dramatiques comme en Syrie mais aussi des évolutions positives - est tout à fait passionnant et excitant. En plus, parce que jai une très bonne relation de travail avec le président de la République et que je crois que la diplomatie française suit une ligne claire, constante et cohérente qui fait que la France est entendue.
Q - Vous avez eu des hauts très hauts, et des bas très bas.
R - Oui, cest vrai mais cela fait le charme de la vie.
Q - Vous avez été Premier ministre, ministre de la Défense, ministre de lÉcologie
R - et des Affaires étrangères, deux fois.
Q - Bien sûr. Quest ce quon apprend ?
R - On apprend à se corriger quand il y a lieu de le faire. On ma parfois reproché dêtre un peu trop sûr de moi. Ca ma «tanné le cuir», si je puis dire.
Q - Là, vous avez changé ?
R - Je ne sais pas, cest à vous de me le dire. On ne change jamais vraiment et en même temps, on se bonifie. Je suis maire de Bordeaux et jai lhabitude de dire quune bonne bouteille de Bordeaux, elle saméliore avec le temps, en général, sauf quand elle est bouchonnée.
Q - Vous êtes un des rares hommes politiques dont une forme littéraire est restée, cest la «Tentation de Venise», cest venu même dans le langage courant. Vous léprouvez encore parfois ?
R - Oui, bien sûr, heureusement. Parfois, on a dautres aspirations. Jaime passionnément ce que je fais, jessaye dêtre utile à mon pays et, vous lavez dit aussi, à lEurope. Mais, de temps en temps, fort heureusement, il marrive de rêver et davoir dautres horizons.
Q - Beaucoup de gens en Europe, malgré tout, ont limpression que la France, petit à petit décline, même si elle a de beaux restes, même si elle peut intervenir en Libye .
R - Je ne partage pas ce sentiment et évidemment mon opinion ne vous surprendra pas.
Mais, là encore, permettez-moi de citer une de ces innombrables études dopinion quon voit circuler. Jen ai vu une il ny a pas très longtemps, on demandait aux Français si la France se renforçait ou saffaiblissait dans le monde. 57 % des Français considèrent quelle saffaiblit. Et puis on a posé la même question à 11 pays à travers le monde, plusieurs pays européens dont lAllemagne, mais aussi des pays comme le Brésil. Eh bien, le pourcentage était le même mais dans lautre sens. On considérait que la France gardait une voix forte dans le monde.
Le monde change, nous sommes dans un monde radicalement nouveau. Ce nest pas la France qui nest plus le centre du monde, cest lEurope qui nest plus le centre du monde, cest lOccident qui nest plus le centre du monde.
La Chine a retrouvé le rang qui était le sien il y a deux ou trois siècles ; il en est de même pour le Brésil et lAfrique du Sud, tout ceci est bien connu. Je pense que nous avons néanmoins toute notre place dans ce nouveau monde. Je voudrais rappeler que lUnion européenne reste la première puissance économique du monde aujourdhui malgré lémergence de la Chine ou dautres.
Il faut donc que nous restions dans la course, que nous restions compétitifs. ( )
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Q - Monsieur le Ministre, conclusion légère mais ce nest pas si anecdotique. 5 oscars pour un film français, «The Artist»
R - Vous voyez que la France ne se porte pas si mal, on va faire un petit cocorico.
Q - Vous lavez vu ?
R - Non, je vais vous faire un aveu, je ne lai pas encore vu parce que je voyage beaucoup mais je vais me précipiter. Les quelques extraits que jen ai vu mont donné très envie de le voir.
Q - Vous connaissez la plaisanterie : «Pourquoi lOscar à un Français ? - Enfin cest un Français qui se tait !».
R - Je connais ça mais enfin, vous savez, le cinéma français, il a une longue histoire. Nous sommes presque les inventeurs du cinéma et aujourdhui (...). Vous savez que le système français est très critiqué mais il a aussi ses avantages, nous avons un système de soutien à la création cinématographique en France. Si vous mettez de côté le cinéma américain, quel est le cinéma aujourdhui le plus vigoureux du monde ? Certes, le cinéma indien se débrouille pas mal, et quelques autres, mais cest le cinéma français qui occupe la place centrale avec des succès incroyables comme «Intouchables» ou dautres films. Nous savons bien faire aussi en France.
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Q - Merci Monsieur le Ministre.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 mars 2012
R - Bonjour Monsieur Rochebin
Q - Vous êtes à Genève pour le Conseil des droits de lHomme. Plusieurs sujets dactualité mais dabord la Syrie : on a limpression quon a atteint un degré de barbarie très élevé.
R - On se demande jusquoù la barbarie peut aller, jusquoù peut aller le cynisme du régime de Damas. Je voyais ce matin des images du président Bachar Al-Assad votant dans un bureau de vote de Damas, très décontracté et souriant alors quau même moment, des obus de mortier continuaient à tomber sur Homs et sur dautres villes syriennes. Nous en sommes déjà à près de 8.000 morts, des centaines denfants ayant aussi été massacrés. Cest une tragédie épouvantable que nous narrivons pas, malgré tous les efforts que nous déployons, à arrêter.
Q - Vous dites «des blessés poursuivis jusque dans les hôpitaux». Ca, se sont des faits ?
R - Nous avons des témoignages en ce sens. En ce moment même où nous parlons, nous avons encore des compatriotes, des journalistes, qui sont pris au piège à Homs. Jai eu loccasion de dire que nous en tenions les autorités syriennes pour responsables.
Q - Au Conseil de sécurité où siège la France, il y a eu ce veto, double veto russe et chinois, qui empêche au fond une vraie action. Vous avez employé le mot de «faute» ?
R - Cest une sorte de tache morale sur les Nations unies qui sont paralysées par ce double veto alors que sur les 15 membres du Conseil de sécurité, 13, y compris de grands États émergents comme lInde et lAfrique du Sud, ont apporté leur soutien à cette résolution qui soutenait le plan présenté par la Ligue arabe pour trouver une issue politique à la crise actuelle ; donc je regrette beaucoup ce veto qui nous paralyse. Fort heureusement, lAssemblée générale des Nations unies a, en quelque sorte, sauvé lhonneur en adoptant une résolution à une très large majorité, 137 pays ont voté cette résolution. Cest dire lisolement de ceux qui bloquent au Conseil de sécurité et lisolement du régime de Damas.
Q - Isolement mais cest la Chine, cest la Russie. Vous aviez réussi à les convaincre pour la Libye. Pourquoi cette fois-ci, non ?
R - Je crois que du côté russe, il y a un ensemble de facteurs qui expliquent cette position très rigide. Dabord, mais cest un prétexte bien sûr, la crainte de voir la Libye servir de précédent. La Russie considère que nous avons été au-delà des termes de la résolution 1973 sur la Libye.
Q - Elle a raison
R - Nous contestons tout à fait ce point de vue, nous sommes restés dans le mandat.
Q - Est-ce que, Monsieur le Ministre, vous ne les avez pas un peu échaudés franchement par des actions contre Kadhafi avec vos Rafales, on était plus tout à fait dans la protection seulement des civils. Est-ce que vous comprenez la position russe ?
R - Non, nous avons sauvé des milliers, peut-être des dizaines de milliers de vies. Souvenez-vous que les colonnes de Kadhafi fonçaient vers Benghazi et que cest in extremis, je me souviens lavoir dit au Conseil de sécurité, que nous avons arrêté ce massacre. Donc nous sommes fiers, je crois que le mot peut être prononcé, de ce que nous avons fait en Libye. Mais de toute façon, cest un prétexte parce que nous avions bien inscrit dans le projet de résolution au Conseil de sécurité qui a été refusé par la Russie, quil ny aurait pas dopération militaire.
La deuxième raison, cest sans doute que les Russes ont des intérêts majeurs en Syrie. Je pense que cest un mauvais calcul parce quà force de sisoler du monde arabe, ils perdront cette tête de pont dans la région. Et puis il y a peut-être des raisons de politique intérieure aussi puisque, vous le savez, la Russie est entrée dans une période électorale en ce moment.
Q - En élections, vous lêtes aussi vous les Français. On ne peut pas sempêcher de penser que vous risquez dêtre moins courageux en Syrie aujourdhui en situation électorale que vous ne létiez en Libye il y a quelques mois.
R - Je ne crois pas que lon puisse dire cela. Nous sommes engagés, très fortement. Moi-même, je me suis exprimé avec beaucoup de vigueur et très régulièrement. La réunion qui sest tenue à Tunis et que lon appelle le Groupe des amis du peuple syrien est une idée française. Cest le président de la République qui la lancée il y a quelques jours et elle a été ensuite reprise par la Ligue arabe. La réunion de Tunis sera suivie dailleurs par une réunion à Istanbul dans quelques semaines puis dune réunion à Paris. La France est engagée dans ce combat et jaurai loccasion de dire tout à lheure au Conseil des droits de lHomme à Genève que, un jour ou lautre, il faudra bien que la communauté internationale réunisse les conditions pour transférer devant la justice pénale internationale tous ceux qui se sont rendus coupables de crime contre lhumanité.
Q - Hillary Clinton a dit : «Il est désolant de voir deux membres du Conseil de sécurité, Russes et Chinois, user de leur veto quand des gens sont assassinés». Vous partagez ce constat ?
R - Jai dit la même chose.
Q - Quest ce quon peut dire aujourdhui aux Russes et aux Chinois ? Quest ce que vous leur dites ?
R - Nous essayons de les convaincre lorsquils nous font un procès dintention et lorsquils nous soupçonnent de vouloir rééditer lopération libyenne. Deuxièmement, nous leur disons que rien ne peut justifier ce blocage qui donne libre cours à la répression. Nous leur rappelons également que le fait quils soient des membres permanents du Conseil de sécurité leur confère des responsabilités dans le maintien de la paix et de la stabilité internationale, et leur impose dévoluer car la stabilité régionale est en cause également. Les conséquences de la crise actuelle sur le Liban mais aussi sur la Turquie et sur lensemble de la région peuvent être considérables.
Q - Monsieur le Ministre, vous avez évoqué la Cour pénale internationale. Est-ce que vous espérez le moment où Bachar Al-Assad sera devant un tribunal, jugé pour ses crimes ?
R - Je crois que le Conseil des droits de lHomme, la Commission denquête spéciale qui a été constituée, ont très clairement établi quil y avait des crimes contre lhumanité dans la répression actuelle en Syrie et il faudra bien quun jour ou lautre ce point soit tranché par la Cour pénale internationale.
Q - Après de tels actes, est ce que lon a atteint un point de non-retour, est-ce que dune manière ou dune autre Bachar Al-Assad pourrait rester ?
R - Je ne le pense pas et je crois que personne ne le pense aujourdhui, la répression du régime a été trop loin. La Ligue arabe lui a offert une porte de sortie en proposant quil se mette à lécart, que son vice-président forme un gouvernement de transition pour préparer des élections avec lensemble des sensibilités du peuple syrien. Cest cette initiative qui doit permettre de sortir de la crise et rien dautre.
Q - On lavait vu avec Kadhafi, la main lui avait été tendue de partir, on avait dit lAfrique du Sud, on avait parlé dautres destinations. Quest ce quon peut proposer à Bachar Al-Assad ?
R - La Ligue arabe est en première ligne, elle sest inspirée, semble-t-il, de ce que lon a appelé la solution yéménite. Au Yémen, un processus du même ordre a permis décarter le président Saleh et dengager ensuite un processus avec des élections qui se sont déroulées tout récemment dans des conditions relativement satisfaisantes ; cest donc cela que nous voudrions essayer de faire. Il faut que ce régime cesse immédiatement les attaques contre sa population civile et donc la première étape, cest un cessez-le-feu, laccès des ONG humanitaires, parce que la crise humanitaire est profonde, et, en même temps, lamorce du règlement de paix politique.
Q - À lheure où nous parlons, on bombarde à Homs, on continue à tuer, à massacrer. Loption dune opération humanitaire mais soutenue par des militaires est-elle possible ?
R - Elle implique un accord de Damas, sauf à aller à la confrontation, et cet accord na pour linstant pas été obtenu, ce que je regrette. Javais lancé, sur une suggestion du Conseil national syrien, lidée de corridors humanitaires qui permettaient dacheminer laide jusquaux villes qui sont aujourdhui encerclées et bombardées. Pour linstant, cette proposition a été écartée mais nous ne désespérons pas et nous ne renonçons pas.
Q - Des actions ponctuelles, cest imaginable, une action militaire ?
R - Je vous ai dit que nous étions dans une situation très différente de la Libye et que loption militaire ne nous paraît pas aujourdhui envisageable.
Q - Monsieur le Ministre, on na pas découvert ce matin quAssad était un tyran. Beaucoup de gens lui ont serré la main. Dans votre gouvernement, il y a eu aussi quelques rapports dans le passé avec Ben Ali, avec Moubarak, tout le monde
R - Tout le monde, vous avez raison de le dire, tout le monde parce quil y a eu une période où, Kadhafi dailleurs, mais aussi Bachar Al-Assad ont essayé de se réinsérer dans la communauté internationale, de jouer un rôle positif et nous les avons considérés comme des interlocuteurs. Nous avons aussi pendant des années accordé trop de crédit à tous ces régimes dictatoriaux qui se présentaient comme le meilleur rempart contre lextrémisme, contre le radicalisme, contre le djihadisme
Q - Il faut avoir un regret de cela ?
R - Oui, enfin le regret ne sert à rien sinon peut-être à être plus lucide à lavenir. Nous, vous avez raison cest un «nous» collectif, les Américains, les Européens, beaucoup dautres pays arabes également, nous avons sous-estimé la puissance de laspiration populaire, il y a un moment où les peuples en ont assez de la dictature et ce grand mouvement de libération sest déclenché de la Tunisie jusquà lÉgypte et maintenant la Syrie.
Q - Vous dites «certains pensaient que cétait un rempart contre lislamisme», certains le pensent toujours. Quand on voit le résultat de certaines élections, en Égypte près de 70 % dislamistes
R - Je ne partage pas ce sentiment parce quil faut être logique. Est-ce que cela signifie quil aurait fallu continuer à soutenir Ben Ali, Kadhafi, Moubarak, Bachar Al-Assad ? Il faut être logique, à partir du moment où lon demande des élections parce que cest la démocratie, où ces élections sont libres et transparentes, au nom de quoi allons-nous nous substituer aux peuples qui choisissent ?
Ce quil faut faire simplement, cest faire confiance bien entendu mais également marquer nos lignes rouges. Je lai dit à plusieurs reprises, nos lignes rouges, cest le respect des principes fondamentaux de la démocratie qui sont à la base de cette aspiration populaire, donc lalternance démocratique, le respect des minorités, le respect des droits de la femme, des minorités religieuses également, nous sommes très attentifs à cela.
Et ma conviction profonde, cest que nous pouvons trouver dans lIslam des partenaires, des interlocuteurs qui partagent ces principes. Je ne crois pas quil y ait une incompatibilité essentielle entre lIslam et la démocratie. Il y a dans lIslam des mouvements extrémistes, permettez-moi de remarquer quil y en a aussi dans dautres religions, il y en a eu, il y en a encore, et donc il faut isoler ces extrêmes et essayer de conforter ceux qui partagent nos valeurs.
Q - On vous sent compréhensif, vous avez fait des parallèles même avec la Reine dAngleterre et les Anglicans
R - Je veux seulement dire que le modèle français de laïcité nest peut-être pas exportable partout ailleurs. Il nest pas exportable en Allemagne, en Angleterre et dans dautres pays où les relations entre les Églises et lÉtat ne sont pas ce quelles sont en France. Il peut y avoir entre lIslam et la démocratie des liens de bonne nature.
Q - Cette forme dislamisme, comme il y a eu les démocrates chrétiens en Europe en dautres temps, cest possible ?
R - On peut prendre cette référence. Cest vrai, vous parlez de la reine dAngleterre, jai fait remarquer quelle était le chef de lÉglise anglicane tout en étant chef de lÉtat, cela ne choque personne. Vous me direz évidemment que les circonstances ne sont pas comparables mais ce qui nest pas acceptable pour nous, ce sont les dérives extrémistes et fondamentalistes qui remettent en cause lessentiel de nos valeurs. Quand jentends des salafistes en Égypte nous dire que la démocratie est une impiété, alors là je dis «stop, la ligne rouge est franchie».
Q - La Turquie de ce point de vue, cest un modèle ? Un islamisme relativement arrangeant ?
R - Beaucoup pensent que lAKP, le parti majoritaire en Turquie qui se réfère à lIslam, est un parti qui respecte aussi les principes fondamentaux de la démocratie et peut être, en effet, considéré comme une référence.
Q - LIran est aussi au menu du Conseil des droits de lHomme. Est-on arrivé au stade où un raid militaire israélien est une option ?
R - Nous faisons tout pour léviter, pour une bonne raison, cest que personne nen mesure les conséquences. On peut déclencher une réaction en chaîne qui aurait des conséquences incalculables pour la région et même au delà.
Q - Il y a un danger simplement nucléaire, pur, avant de parler du danger politique ?
R - Oui, bien sûr, nous avons la conviction que, contrairement à ses déclarations officielles, lIran est en train de poursuivre un programme de fabrication dune arme nucléaire. Il ne la pas encore, nous en sommes à peu près certains, mais nous pensons quil la prépare. Quand je dis «nous», cest la communauté internationale à commencer par lAgence internationale de lÉnergie atomique dont le dernier rapport est, de ce point de vue, très pessimiste. Alors quest ce que nous disons à lIran ? «Vous nous dites que ce nest pas vrai, montrez-le nous ! Apportez la démonstration, nous sommes prêts à dialoguer avec vous, mettons les choses sur la table, envoyons des inspecteurs de lAgence internationale pour voir sur vos sites ce quil en est réellement».
Q - Ils nen sont pas là, ils multiplient les centrifugeuses
R - LIran a répondu positivement il ny a pas très longtemps à une lettre de la Haute représentante de lUnion européenne, mais malheureusement, quelques jours plus tard, lorsque les inspecteurs de lAgence internationale sont arrivés en Iran, on leur a refusé laccès au site de Parchin. Ceci nourrit notre scepticisme. Alors nous voulons bien reprendre les négociations avec lIran à condition que les autorités iraniennes soient prêtes à le faire sérieusement et sans aucune pré-condition. Il nest pas question en particulier de lever des sanctions avant que lIran nait donné des signes concrets de bonne volonté, cest-à-dire arrêter lenrichissement à 20 % ou même à 3,5 % de son uranium.
Q - Vous avez des mots sévères sur le régime iranien, la torture notamment qui y est pratiquée.
R - Cest un régime qui ne respecte pas les principes fondamentaux de la démocratie bien entendu. Lopposition y est réprimée et nous sommes très inquiets sur les futures élections et sur leur transparence.
Q - Espérez-vous que le Printemps arabe arrivera jusquà Téhéran ?
R - Jespère que la démocratie simposera partout. Je crois que nous sommes aujourdhui dans un monde nouveau, global, connecté en permanence, je crois donc que les régimes dictatoriaux ont du souci à se faire parce que cette aspiration des peuples à sexprimer librement finalement est universelle.
Q - Franchement, il ny a pas une sorte de déception, beaucoup de gens sont déçus du Printemps arabe, il ny a pas une once de déception ?
R - Non, je ne suis pas déçu. Un jour, un Égyptien ma demandé : «Entre la prise de la Bastille en France et le jour où la France est devenue une démocratie apaisée, combien de temps a-t-il fallu ?». Je vous laisse calculer. Nous sommes dans des processus révolutionnaires qui sont difficiles, qui vont demander du temps, mais il y a des choses qui se passent bien.
Au Maroc, cela se passe bien ; en Tunisie, je pense que lon peut dire que cela se passe bien, lAssemblée constituante a été élue, elle est au travail. Le processus électoral continue de se développer en Égypte même sil y a quelques inquiétudes, notamment les poursuites qui ont été engagées contre certaines organisations non gouvernementales. Mais enfin, je crois quil y a une feuille de route et je pense quil faut la soutenir.
Je crois que la clé du succès est politique et économique. Si ces régimes ou ces pays seffondrent sur le plan économique alors ces extrémistes auront beau jeu de dire «On vous lavait bien dit». Alors il faut les aider aussi à surmonter cette espèce de bouleversement considérable qui est en train de se produire. Quand vous pensez que le tourisme en Égypte représente une portion très significative du PIB, de la richesse de ce pays, et quil sest complètement effondré, il faut bien leur tendre la main et les aider. Nous lavons fait. Le président de la République française a lancé dans le cadre du G8 ce quon a appelé le Partenariat de Deauville et donc nous y travaillons.
Q - Les drapeaux derrière vous représentent la France mais aussi lEurope. Vous savez que nous, les Suisses, avons toujours résisté jusquà présent à lidée dy adhérer.
R - Cela dépend, vous y adhérez quand cela vous arrange.
Q - Ah vous croyez ça ?
R - Il y a plein daccords entre lUnion européenne et la Suisse
Q - qui sont aux avantages de chaque partie non ?
R - Naturellement, naturellement, donc vous avez défini ce à quoi vous étiez prêts. Bon, très bien, on en est ravis.
Q - On sent un gramme dirritation ?
R - Non, non, pas du tout dirritation, parfois damusement. Je reconnais que la Suisse se débrouille très bien. Cest-à-dire que quand elle estime que cest son intérêt, ce que je ne lui reproche pas, de se rapprocher de lUnion européenne, elle le fait et puis elle garde par ailleurs sa souveraineté, on peut le comprendre.
Q - On a limpression, notamment chez le président de la République, quil y a eu parfois une certaine irritation, cétait dans la guerre fiscale en particulier. Cest une hache de guerre enterrée ?
R - Nous avons des divergences, il faut dire les choses, je rencontrerai tout à lheure mon homologue suisse ici et nous nous parlons très franchement, notamment sur les échanges dinformation dans le domaine financier et fiscal. Nous avons encore des progrès à faire.
Q - Si vous restez au pouvoir, ce sera un dossier prioritaire ?
R - Oui, parmi dautres, mais ce qui sera prioritaire surtout, cest davoir de bonnes relations avec la Suisse.
Q - Monsieur le Ministre, je vous parlais de lEurope parce quy adhérer, cela paraît encore moins séduisant depuis quelques mois. Cest la crise de leuro qui crucifie un peu lEurope. On a limpression que cest une construction beaucoup plus artificielle que ce que lon croyait sur le plan économique. De telles différences entre la France et lAllemagne, la France dégradée et lAllemagne triple A, et puis surtout entre des pays qui se tiennent et des pays comme la Grèce. Cétait artificiel ?
R - Non, ce nétait pas artificiel. Peut-être avons-nous manqué de vigilance sur un certain nombre de points. Nous avons fait preuve les uns et les autres, certains plus que dautres, dun certain laxisme budgétaire. Il ny avait pas non plus dans le Traité de Maastricht, ça cest parfaitement exact, de mécanisme de gouvernance qui nous permettait de rectifier le tir. Nous avons décidé de ladopter, enfin, cela a été long mais on y est arrivé. Je suis plus que jamais convaincu que la zone euro doit être non seulement sauvée mais développée et quelle peut sortir de cette crise extrêmement sévère quelle a traversée.
Q - Quand on en arrive à mettre sous tutelle, pour ainsi dire, un pays comme la Grèce, avoir un compte bloqué même, cest très humiliant, cest ce que lon fait avec les cas sociaux habituellement, lunité existe encore ?
R - Pensez-vous que quand on apporte à quelquun 130 milliards deuros dargent public et 100 milliards deuros dargent privé, on nest pas fondé à demander à quoi va servir cet argent et vérifier quil va être bien utilisé ? Il ne sagit pas de mettre la Grèce sous tutelle, il sagit de sassurer quelle va dans la bonne direction en pleine convergence avec nous et nous continuons à faire dans dautres domaines beaucoup defforts en faveur de la Grèce.
Je pense quil est fondamental que la Grèce reste arrimée à la zone euro, pour elle parce que si elle en sortait, cela serait le chaos. Imaginons que la drachme soit rétablie demain, elle se dévaluerait immédiatement par rapport à leuro dans des proportions considérables et la dette grecque ne ferait quaugmenter et plus personne ne prêterait à la Grèce. Mais cest aussi notre intérêt parce que le risque de contagion pourrait emporter lensemble de la zone euro.
Q - Cest surtout le diktat allemand, cest lexpression que beaucoup emploient, qui crée des irritations. Vous sentez cette petite germanophobie ?
R - Écoutez, je regardais un sondage récemment en France. 82 % des Français aiment bien lAllemagne et 87 % sont très attachés à la relation franco-allemande. Alors la germanophobie est limitée. Je conteste tout à fait cette idée toute faite qui circule en France et ailleurs selon laquelle il y a eu un diktat allemand, ce nest pas vrai. LAllemagne avait des priorités, la France en avait dautres et nous nous sommes rapprochés. Je voudrais rappeler que quand la France parlait de gouvernement économique de la zone euro il y a deux ans, lAllemagne nétait pas pour, cest le moins que lon puisse dire. Aujourdhui, le gouvernement économique, il est inscrit dans le Traité que nous venons davaliser.
( )
Q - Alain Juppé, vous êtes un homme politique qui dépasse le cadre français, vous êtes familier du grand public dopinion européen depuis maintenant quelques décennies
R - Oui, cela va faire 30 ans
Q - On a limpression que vous êtes un ministre heureux.
R - Oui, je suis un ministre heureux, dabord parce que le métier que je fais dans le monde où nous vivons - on est en plein bouleversement, avec des bouleversements dramatiques comme en Syrie mais aussi des évolutions positives - est tout à fait passionnant et excitant. En plus, parce que jai une très bonne relation de travail avec le président de la République et que je crois que la diplomatie française suit une ligne claire, constante et cohérente qui fait que la France est entendue.
Q - Vous avez eu des hauts très hauts, et des bas très bas.
R - Oui, cest vrai mais cela fait le charme de la vie.
Q - Vous avez été Premier ministre, ministre de la Défense, ministre de lÉcologie
R - et des Affaires étrangères, deux fois.
Q - Bien sûr. Quest ce quon apprend ?
R - On apprend à se corriger quand il y a lieu de le faire. On ma parfois reproché dêtre un peu trop sûr de moi. Ca ma «tanné le cuir», si je puis dire.
Q - Là, vous avez changé ?
R - Je ne sais pas, cest à vous de me le dire. On ne change jamais vraiment et en même temps, on se bonifie. Je suis maire de Bordeaux et jai lhabitude de dire quune bonne bouteille de Bordeaux, elle saméliore avec le temps, en général, sauf quand elle est bouchonnée.
Q - Vous êtes un des rares hommes politiques dont une forme littéraire est restée, cest la «Tentation de Venise», cest venu même dans le langage courant. Vous léprouvez encore parfois ?
R - Oui, bien sûr, heureusement. Parfois, on a dautres aspirations. Jaime passionnément ce que je fais, jessaye dêtre utile à mon pays et, vous lavez dit aussi, à lEurope. Mais, de temps en temps, fort heureusement, il marrive de rêver et davoir dautres horizons.
Q - Beaucoup de gens en Europe, malgré tout, ont limpression que la France, petit à petit décline, même si elle a de beaux restes, même si elle peut intervenir en Libye .
R - Je ne partage pas ce sentiment et évidemment mon opinion ne vous surprendra pas.
Mais, là encore, permettez-moi de citer une de ces innombrables études dopinion quon voit circuler. Jen ai vu une il ny a pas très longtemps, on demandait aux Français si la France se renforçait ou saffaiblissait dans le monde. 57 % des Français considèrent quelle saffaiblit. Et puis on a posé la même question à 11 pays à travers le monde, plusieurs pays européens dont lAllemagne, mais aussi des pays comme le Brésil. Eh bien, le pourcentage était le même mais dans lautre sens. On considérait que la France gardait une voix forte dans le monde.
Le monde change, nous sommes dans un monde radicalement nouveau. Ce nest pas la France qui nest plus le centre du monde, cest lEurope qui nest plus le centre du monde, cest lOccident qui nest plus le centre du monde.
La Chine a retrouvé le rang qui était le sien il y a deux ou trois siècles ; il en est de même pour le Brésil et lAfrique du Sud, tout ceci est bien connu. Je pense que nous avons néanmoins toute notre place dans ce nouveau monde. Je voudrais rappeler que lUnion européenne reste la première puissance économique du monde aujourdhui malgré lémergence de la Chine ou dautres.
Il faut donc que nous restions dans la course, que nous restions compétitifs. ( )
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Q - Monsieur le Ministre, conclusion légère mais ce nest pas si anecdotique. 5 oscars pour un film français, «The Artist»
R - Vous voyez que la France ne se porte pas si mal, on va faire un petit cocorico.
Q - Vous lavez vu ?
R - Non, je vais vous faire un aveu, je ne lai pas encore vu parce que je voyage beaucoup mais je vais me précipiter. Les quelques extraits que jen ai vu mont donné très envie de le voir.
Q - Vous connaissez la plaisanterie : «Pourquoi lOscar à un Français ? - Enfin cest un Français qui se tait !».
R - Je connais ça mais enfin, vous savez, le cinéma français, il a une longue histoire. Nous sommes presque les inventeurs du cinéma et aujourdhui (...). Vous savez que le système français est très critiqué mais il a aussi ses avantages, nous avons un système de soutien à la création cinématographique en France. Si vous mettez de côté le cinéma américain, quel est le cinéma aujourdhui le plus vigoureux du monde ? Certes, le cinéma indien se débrouille pas mal, et quelques autres, mais cest le cinéma français qui occupe la place centrale avec des succès incroyables comme «Intouchables» ou dautres films. Nous savons bien faire aussi en France.
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Q - Merci Monsieur le Ministre.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 mars 2012