Extraits de l'entretien de M. Alain Juppé, ministre des affaires étrangères et européennes, à la télévision suisse romande le 4 mars 2012, sur les vetos russe et chinois au vote d'une résolution à l'ONU contre la répression du régime syrien.

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Texte intégral

Q - Monsieur le Ministre, bonjour
R - Bonjour Monsieur Rochebin
Q - Vous êtes à Genève pour le Conseil des droits de l’Homme. Plusieurs sujets d’actualité mais d’abord la Syrie : on a l’impression qu’on a atteint un degré de barbarie très élevé.
R - On se demande jusqu’où la barbarie peut aller, jusqu’où peut aller le cynisme du régime de Damas. Je voyais ce matin des images du président Bachar Al-Assad votant dans un bureau de vote de Damas, très décontracté et souriant alors qu’au même moment, des obus de mortier continuaient à tomber sur Homs et sur d’autres villes syriennes. Nous en sommes déjà à près de 8.000 morts, des centaines d’enfants ayant aussi été massacrés. C’est une tragédie épouvantable que nous n’arrivons pas, malgré tous les efforts que nous déployons, à arrêter.
Q - Vous dites «des blessés poursuivis jusque dans les hôpitaux». Ca, se sont des faits ?
R - Nous avons des témoignages en ce sens. En ce moment même où nous parlons, nous avons encore des compatriotes, des journalistes, qui sont pris au piège à Homs. J’ai eu l’occasion de dire que nous en tenions les autorités syriennes pour responsables.
Q - Au Conseil de sécurité où siège la France, il y a eu ce veto, double veto russe et chinois, qui empêche au fond une vraie action. Vous avez employé le mot de «faute» ?
R - C’est une sorte de tache morale sur les Nations unies qui sont paralysées par ce double veto alors que sur les 15 membres du Conseil de sécurité, 13, y compris de grands États émergents comme l’Inde et l’Afrique du Sud, ont apporté leur soutien à cette résolution qui soutenait le plan présenté par la Ligue arabe pour trouver une issue politique à la crise actuelle ; donc je regrette beaucoup ce veto qui nous paralyse. Fort heureusement, l’Assemblée générale des Nations unies a, en quelque sorte, sauvé l’honneur en adoptant une résolution à une très large majorité, 137 pays ont voté cette résolution. C’est dire l’isolement de ceux qui bloquent au Conseil de sécurité et l’isolement du régime de Damas.
Q - Isolement mais c’est la Chine, c’est la Russie. Vous aviez réussi à les convaincre pour la Libye. Pourquoi cette fois-ci, non ?
R - Je crois que du côté russe, il y a un ensemble de facteurs qui expliquent cette position très rigide. D’abord, mais c’est un prétexte bien sûr, la crainte de voir la Libye servir de précédent. La Russie considère que nous avons été au-delà des termes de la résolution 1973 sur la Libye.
Q - Elle a raison…
R - Nous contestons tout à fait ce point de vue, nous sommes restés dans le mandat.
Q - Est-ce que, Monsieur le Ministre, vous ne les avez pas un peu échaudés franchement par des actions contre Kadhafi avec vos Rafales, on était plus tout à fait dans la protection seulement des civils. Est-ce que vous comprenez la position russe ?
R - Non, nous avons sauvé des milliers, peut-être des dizaines de milliers de vies. Souvenez-vous que les colonnes de Kadhafi fonçaient vers Benghazi et que c’est in extremis, je me souviens l’avoir dit au Conseil de sécurité, que nous avons arrêté ce massacre. Donc nous sommes fiers, je crois que le mot peut être prononcé, de ce que nous avons fait en Libye. Mais de toute façon, c’est un prétexte parce que nous avions bien inscrit dans le projet de résolution au Conseil de sécurité qui a été refusé par la Russie, qu’il n’y aurait pas d’opération militaire.
La deuxième raison, c’est sans doute que les Russes ont des intérêts majeurs en Syrie. Je pense que c’est un mauvais calcul parce qu’à force de s’isoler du monde arabe, ils perdront cette tête de pont dans la région. Et puis il y a peut-être des raisons de politique intérieure aussi puisque, vous le savez, la Russie est entrée dans une période électorale en ce moment.
Q - En élections, vous l’êtes aussi vous les Français. On ne peut pas s’empêcher de penser que vous risquez d’être moins courageux en Syrie aujourd’hui en situation électorale que vous ne l’étiez en Libye il y a quelques mois.
R - Je ne crois pas que l’on puisse dire cela. Nous sommes engagés, très fortement. Moi-même, je me suis exprimé avec beaucoup de vigueur et très régulièrement. La réunion qui s’est tenue à Tunis et que l’on appelle le Groupe des amis du peuple syrien est une idée française. C’est le président de la République qui l’a lancée il y a quelques jours et elle a été ensuite reprise par la Ligue arabe. La réunion de Tunis sera suivie d’ailleurs par une réunion à Istanbul dans quelques semaines puis d’une réunion à Paris. La France est engagée dans ce combat et j’aurai l’occasion de dire tout à l’heure au Conseil des droits de l’Homme à Genève que, un jour ou l’autre, il faudra bien que la communauté internationale réunisse les conditions pour transférer devant la justice pénale internationale tous ceux qui se sont rendus coupables de crime contre l’humanité.
Q - Hillary Clinton a dit : «Il est désolant de voir deux membres du Conseil de sécurité, Russes et Chinois, user de leur veto quand des gens sont assassinés». Vous partagez ce constat ?
R - J’ai dit la même chose.
Q - Qu’est ce qu’on peut dire aujourd’hui aux Russes et aux Chinois ? Qu’est ce que vous leur dites ?
R - Nous essayons de les convaincre lorsqu’ils nous font un procès d’intention et lorsqu’ils nous soupçonnent de vouloir rééditer l’opération libyenne. Deuxièmement, nous leur disons que rien ne peut justifier ce blocage qui donne libre cours à la répression. Nous leur rappelons également que le fait qu’ils soient des membres permanents du Conseil de sécurité leur confère des responsabilités dans le maintien de la paix et de la stabilité internationale, et leur impose d’évoluer car la stabilité régionale est en cause également. Les conséquences de la crise actuelle sur le Liban mais aussi sur la Turquie et sur l’ensemble de la région peuvent être considérables.
Q - Monsieur le Ministre, vous avez évoqué la Cour pénale internationale. Est-ce que vous espérez le moment où Bachar Al-Assad sera devant un tribunal, jugé pour ses crimes ?
R - Je crois que le Conseil des droits de l’Homme, la Commission d’enquête spéciale qui a été constituée, ont très clairement établi qu’il y avait des crimes contre l’humanité dans la répression actuelle en Syrie et il faudra bien qu’un jour ou l’autre ce point soit tranché par la Cour pénale internationale.
Q - Après de tels actes, est ce que l’on a atteint un point de non-retour, est-ce que d’une manière ou d’une autre Bachar Al-Assad pourrait rester ?
R - Je ne le pense pas et je crois que personne ne le pense aujourd’hui, la répression du régime a été trop loin. La Ligue arabe lui a offert une porte de sortie en proposant qu’il se mette à l’écart, que son vice-président forme un gouvernement de transition pour préparer des élections avec l’ensemble des sensibilités du peuple syrien. C’est cette initiative qui doit permettre de sortir de la crise et rien d’autre.
Q - On l’avait vu avec Kadhafi, la main lui avait été tendue de partir, on avait dit l’Afrique du Sud, on avait parlé d’autres destinations. Qu’est ce qu’on peut proposer à Bachar Al-Assad ?
R - La Ligue arabe est en première ligne, elle s’est inspirée, semble-t-il, de ce que l’on a appelé la solution yéménite. Au Yémen, un processus du même ordre a permis d’écarter le président Saleh et d’engager ensuite un processus avec des élections qui se sont déroulées tout récemment dans des conditions relativement satisfaisantes ; c’est donc cela que nous voudrions essayer de faire. Il faut que ce régime cesse immédiatement les attaques contre sa population civile et donc la première étape, c’est un cessez-le-feu, l’accès des ONG humanitaires, parce que la crise humanitaire est profonde, et, en même temps, l’amorce du règlement de paix politique.
Q - À l’heure où nous parlons, on bombarde à Homs, on continue à tuer, à massacrer. L’option d’une opération humanitaire mais soutenue par des militaires est-elle possible ?
R - Elle implique un accord de Damas, sauf à aller à la confrontation, et cet accord n’a pour l’instant pas été obtenu, ce que je regrette. J’avais lancé, sur une suggestion du Conseil national syrien, l’idée de corridors humanitaires qui permettaient d’acheminer l’aide jusqu’aux villes qui sont aujourd’hui encerclées et bombardées. Pour l’instant, cette proposition a été écartée mais nous ne désespérons pas et nous ne renonçons pas.
Q - Des actions ponctuelles, c’est imaginable, une action militaire ?
R - Je vous ai dit que nous étions dans une situation très différente de la Libye et que l’option militaire ne nous paraît pas aujourd’hui envisageable.
Q - Monsieur le Ministre, on n’a pas découvert ce matin qu’Assad était un tyran. Beaucoup de gens lui ont serré la main. Dans votre gouvernement, il y a eu aussi quelques rapports dans le passé avec Ben Ali, avec Moubarak, tout le monde…
R - Tout le monde, vous avez raison de le dire, tout le monde parce qu’il y a eu une période où, Kadhafi d’ailleurs, mais aussi Bachar Al-Assad ont essayé de se réinsérer dans la communauté internationale, de jouer un rôle positif et nous les avons considérés comme des interlocuteurs. Nous avons aussi pendant des années accordé trop de crédit à tous ces régimes dictatoriaux qui se présentaient comme le meilleur rempart contre l’extrémisme, contre le radicalisme, contre le djihadisme…
Q - Il faut avoir un regret de cela ?
R - Oui, enfin le regret ne sert à rien sinon peut-être à être plus lucide à l’avenir. Nous, vous avez raison c’est un «nous» collectif, les Américains, les Européens, beaucoup d’autres pays arabes également, nous avons sous-estimé la puissance de l’aspiration populaire, il y a un moment où les peuples en ont assez de la dictature et ce grand mouvement de libération s’est déclenché de la Tunisie jusqu’à l’Égypte et maintenant la Syrie.
Q - Vous dites «certains pensaient que c’était un rempart contre l’islamisme», certains le pensent toujours. Quand on voit le résultat de certaines élections, en Égypte près de 70 % d’islamistes…
R - Je ne partage pas ce sentiment parce qu’il faut être logique. Est-ce que cela signifie qu’il aurait fallu continuer à soutenir Ben Ali, Kadhafi, Moubarak, Bachar Al-Assad ? Il faut être logique, à partir du moment où l’on demande des élections parce que c’est la démocratie, où ces élections sont libres et transparentes, au nom de quoi allons-nous nous substituer aux peuples qui choisissent ?
Ce qu’il faut faire simplement, c’est faire confiance bien entendu mais également marquer nos lignes rouges. Je l’ai dit à plusieurs reprises, nos lignes rouges, c’est le respect des principes fondamentaux de la démocratie qui sont à la base de cette aspiration populaire, donc l’alternance démocratique, le respect des minorités, le respect des droits de la femme, des minorités religieuses également, nous sommes très attentifs à cela.
Et ma conviction profonde, c’est que nous pouvons trouver dans l’Islam des partenaires, des interlocuteurs qui partagent ces principes. Je ne crois pas qu’il y ait une incompatibilité essentielle entre l’Islam et la démocratie. Il y a dans l’Islam des mouvements extrémistes, permettez-moi de remarquer qu’il y en a aussi dans d’autres religions, il y en a eu, il y en a encore, et donc il faut isoler ces extrêmes et essayer de conforter ceux qui partagent nos valeurs.
Q - On vous sent compréhensif, vous avez fait des parallèles même avec la Reine d’Angleterre et les Anglicans…
R - Je veux seulement dire que le modèle français de laïcité n’est peut-être pas exportable partout ailleurs. Il n’est pas exportable en Allemagne, en Angleterre et dans d’autres pays où les relations entre les Églises et l’État ne sont pas ce qu’elles sont en France. Il peut y avoir entre l’Islam et la démocratie des liens de bonne nature.
Q - Cette forme d’islamisme, comme il y a eu les démocrates chrétiens en Europe en d’autres temps, c’est possible ?
R - On peut prendre cette référence. C’est vrai, vous parlez de la reine d’Angleterre, j’ai fait remarquer qu’elle était le chef de l’Église anglicane tout en étant chef de l’État, cela ne choque personne. Vous me direz évidemment que les circonstances ne sont pas comparables mais ce qui n’est pas acceptable pour nous, ce sont les dérives extrémistes et fondamentalistes qui remettent en cause l’essentiel de nos valeurs. Quand j’entends des salafistes en Égypte nous dire que la démocratie est une impiété, alors là je dis «stop, la ligne rouge est franchie».
Q - La Turquie de ce point de vue, c’est un modèle ? Un islamisme relativement arrangeant ?
R - Beaucoup pensent que l’AKP, le parti majoritaire en Turquie qui se réfère à l’Islam, est un parti qui respecte aussi les principes fondamentaux de la démocratie et peut être, en effet, considéré comme une référence.
Q - L’Iran est aussi au menu du Conseil des droits de l’Homme. Est-on arrivé au stade où un raid militaire israélien est une option ?
R - Nous faisons tout pour l’éviter, pour une bonne raison, c’est que personne n’en mesure les conséquences. On peut déclencher une réaction en chaîne qui aurait des conséquences incalculables pour la région et même au delà.
Q - Il y a un danger simplement nucléaire, pur, avant de parler du danger politique ?
R - Oui, bien sûr, nous avons la conviction que, contrairement à ses déclarations officielles, l’Iran est en train de poursuivre un programme de fabrication d’une arme nucléaire. Il ne l’a pas encore, nous en sommes à peu près certains, mais nous pensons qu’il la prépare. Quand je dis «nous», c’est la communauté internationale à commencer par l’Agence internationale de l’Énergie atomique dont le dernier rapport est, de ce point de vue, très pessimiste. Alors qu’est ce que nous disons à l’Iran ? «Vous nous dites que ce n’est pas vrai, montrez-le nous ! Apportez la démonstration, nous sommes prêts à dialoguer avec vous, mettons les choses sur la table, envoyons des inspecteurs de l’Agence internationale pour voir sur vos sites ce qu’il en est réellement».
Q - Ils n’en sont pas là, ils multiplient les centrifugeuses…
R - L’Iran a répondu positivement il n’y a pas très longtemps à une lettre de la Haute représentante de l’Union européenne, mais malheureusement, quelques jours plus tard, lorsque les inspecteurs de l’Agence internationale sont arrivés en Iran, on leur a refusé l’accès au site de Parchin. Ceci nourrit notre scepticisme. Alors nous voulons bien reprendre les négociations avec l’Iran à condition que les autorités iraniennes soient prêtes à le faire sérieusement et sans aucune pré-condition. Il n’est pas question en particulier de lever des sanctions avant que l’Iran n’ait donné des signes concrets de bonne volonté, c’est-à-dire arrêter l’enrichissement à 20 % ou même à 3,5 % de son uranium.
Q - Vous avez des mots sévères sur le régime iranien, la torture notamment qui y est pratiquée.
R - C’est un régime qui ne respecte pas les principes fondamentaux de la démocratie bien entendu. L’opposition y est réprimée et nous sommes très inquiets sur les futures élections et sur leur transparence.
Q - Espérez-vous que le Printemps arabe arrivera jusqu’à Téhéran ?
R - J’espère que la démocratie s’imposera partout. Je crois que nous sommes aujourd’hui dans un monde nouveau, global, connecté en permanence, je crois donc que les régimes dictatoriaux ont du souci à se faire parce que cette aspiration des peuples à s’exprimer librement finalement est universelle.
Q - Franchement, il n’y a pas une sorte de déception, beaucoup de gens sont déçus du Printemps arabe, il n’y a pas une once de déception ?
R - Non, je ne suis pas déçu. Un jour, un Égyptien m’a demandé : «Entre la prise de la Bastille en France et le jour où la France est devenue une démocratie apaisée, combien de temps a-t-il fallu ?». Je vous laisse calculer. Nous sommes dans des processus révolutionnaires qui sont difficiles, qui vont demander du temps, mais il y a des choses qui se passent bien.
Au Maroc, cela se passe bien ; en Tunisie, je pense que l’on peut dire que cela se passe bien, l’Assemblée constituante a été élue, elle est au travail. Le processus électoral continue de se développer en Égypte même s’il y a quelques inquiétudes, notamment les poursuites qui ont été engagées contre certaines organisations non gouvernementales. Mais enfin, je crois qu’il y a une feuille de route et je pense qu’il faut la soutenir.
Je crois que la clé du succès est politique et économique. Si ces régimes ou ces pays s’effondrent sur le plan économique alors ces extrémistes auront beau jeu de dire «On vous l’avait bien dit». Alors il faut les aider aussi à surmonter cette espèce de bouleversement considérable qui est en train de se produire. Quand vous pensez que le tourisme en Égypte représente une portion très significative du PIB, de la richesse de ce pays, et qu’il s’est complètement effondré, il faut bien leur tendre la main et les aider. Nous l’avons fait. Le président de la République française a lancé dans le cadre du G8 ce qu’on a appelé le Partenariat de Deauville et donc nous y travaillons.
Q - Les drapeaux derrière vous représentent la France mais aussi l’Europe. Vous savez que nous, les Suisses, avons toujours résisté jusqu’à présent à l’idée d’y adhérer.
R - Cela dépend, vous y adhérez quand cela vous arrange.
Q - Ah vous croyez ça ?
R - Il y a plein d’accords entre l’Union européenne et la Suisse…
Q - … qui sont aux avantages de chaque partie non ?
R - Naturellement, naturellement, donc vous avez défini ce à quoi vous étiez prêts. Bon, très bien, on en est ravis.
Q - On sent un gramme d’irritation ?
R - Non, non, pas du tout d’irritation, parfois d’amusement. Je reconnais que la Suisse se débrouille très bien. C’est-à-dire que quand elle estime que c’est son intérêt, ce que je ne lui reproche pas, de se rapprocher de l’Union européenne, elle le fait et puis elle garde par ailleurs sa souveraineté, on peut le comprendre.
Q - On a l’impression, notamment chez le président de la République, qu’il y a eu parfois une certaine irritation, c’était dans la guerre fiscale en particulier. C’est une hache de guerre enterrée ?
R - Nous avons des divergences, il faut dire les choses, je rencontrerai tout à l’heure mon homologue suisse ici et nous nous parlons très franchement, notamment sur les échanges d’information dans le domaine financier et fiscal. Nous avons encore des progrès à faire.
Q - Si vous restez au pouvoir, ce sera un dossier prioritaire ?
R - Oui, parmi d’autres, mais ce qui sera prioritaire surtout, c’est d’avoir de bonnes relations avec la Suisse.
Q - Monsieur le Ministre, je vous parlais de l’Europe parce qu’y adhérer, cela paraît encore moins séduisant depuis quelques mois. C’est la crise de l’euro qui crucifie un peu l’Europe. On a l’impression que c’est une construction beaucoup plus artificielle que ce que l’on croyait sur le plan économique. De telles différences entre la France et l’Allemagne, la France dégradée et l’Allemagne triple A, et puis surtout entre des pays qui se tiennent et des pays comme la Grèce. C’était artificiel ?
R - Non, ce n’était pas artificiel. Peut-être avons-nous manqué de vigilance sur un certain nombre de points. Nous avons fait preuve les uns et les autres, certains plus que d’autres, d’un certain laxisme budgétaire. Il n’y avait pas non plus dans le Traité de Maastricht, ça c’est parfaitement exact, de mécanisme de gouvernance qui nous permettait de rectifier le tir. Nous avons décidé de l’adopter, enfin, cela a été long mais on y est arrivé. Je suis plus que jamais convaincu que la zone euro doit être non seulement sauvée mais développée et qu’elle peut sortir de cette crise extrêmement sévère qu’elle a traversée.
Q - Quand on en arrive à mettre sous tutelle, pour ainsi dire, un pays comme la Grèce, avoir un compte bloqué même, c’est très humiliant, c’est ce que l’on fait avec les cas sociaux habituellement, l’unité existe encore ?
R - Pensez-vous que quand on apporte à quelqu’un 130 milliards d’euros d’argent public et 100 milliards d’euros d’argent privé, on n’est pas fondé à demander à quoi va servir cet argent et vérifier qu’il va être bien utilisé ? Il ne s’agit pas de mettre la Grèce sous tutelle, il s’agit de s’assurer qu’elle va dans la bonne direction en pleine convergence avec nous et nous continuons à faire dans d’autres domaines beaucoup d’efforts en faveur de la Grèce.
Je pense qu’il est fondamental que la Grèce reste arrimée à la zone euro, pour elle parce que si elle en sortait, cela serait le chaos. Imaginons que la drachme soit rétablie demain, elle se dévaluerait immédiatement par rapport à l’euro dans des proportions considérables et la dette grecque ne ferait qu’augmenter et plus personne ne prêterait à la Grèce. Mais c’est aussi notre intérêt parce que le risque de contagion pourrait emporter l’ensemble de la zone euro.
Q - C’est surtout le diktat allemand, c’est l’expression que beaucoup emploient, qui crée des irritations. Vous sentez cette petite germanophobie ?
R - Écoutez, je regardais un sondage récemment en France. 82 % des Français aiment bien l’Allemagne et 87 % sont très attachés à la relation franco-allemande. Alors la germanophobie est limitée. Je conteste tout à fait cette idée toute faite qui circule en France et ailleurs selon laquelle il y a eu un diktat allemand, ce n’est pas vrai. L’Allemagne avait des priorités, la France en avait d’autres et nous nous sommes rapprochés. Je voudrais rappeler que quand la France parlait de gouvernement économique de la zone euro il y a deux ans, l’Allemagne n’était pas pour, c’est le moins que l’on puisse dire. Aujourd’hui, le gouvernement économique, il est inscrit dans le Traité que nous venons d’avaliser.
(…)
Q - Alain Juppé, vous êtes un homme politique qui dépasse le cadre français, vous êtes familier du grand public d’opinion européen depuis maintenant quelques décennies…
R - Oui, cela va faire 30 ans…
Q - On a l’impression que vous êtes un ministre heureux.
R - Oui, je suis un ministre heureux, d’abord parce que le métier que je fais dans le monde où nous vivons - on est en plein bouleversement, avec des bouleversements dramatiques comme en Syrie mais aussi des évolutions positives - est tout à fait passionnant et excitant. En plus, parce que j’ai une très bonne relation de travail avec le président de la République et que je crois que la diplomatie française suit une ligne claire, constante et cohérente qui fait que la France est entendue.
Q - Vous avez eu des hauts très hauts, et des bas très bas.
R - Oui, c’est vrai mais cela fait le charme de la vie.
Q - Vous avez été Premier ministre, ministre de la Défense, ministre de l’Écologie…
R - …et des Affaires étrangères, deux fois.
Q - Bien sûr. Qu’est ce qu’on apprend ?
R - On apprend à se corriger quand il y a lieu de le faire. On m’a parfois reproché d’être un peu trop sûr de moi. Ca m’a «tanné le cuir», si je puis dire.
Q - Là, vous avez changé ?
R - Je ne sais pas, c’est à vous de me le dire. On ne change jamais vraiment et en même temps, on se bonifie. Je suis maire de Bordeaux et j’ai l’habitude de dire qu’une bonne bouteille de Bordeaux, elle s’améliore avec le temps, en général, sauf quand elle est bouchonnée.
Q - Vous êtes un des rares hommes politiques dont une forme littéraire est restée, c’est la «Tentation de Venise», c’est venu même dans le langage courant. Vous l’éprouvez encore parfois ?
R - Oui, bien sûr, heureusement. Parfois, on a d’autres aspirations. J’aime passionnément ce que je fais, j’essaye d’être utile à mon pays et, vous l’avez dit aussi, à l’Europe. Mais, de temps en temps, fort heureusement, il m’arrive de rêver et d’avoir d’autres horizons.
Q - Beaucoup de gens en Europe, malgré tout, ont l’impression que la France, petit à petit décline, même si elle a de beaux restes, même si elle peut intervenir en Libye….
R - Je ne partage pas ce sentiment et évidemment mon opinion ne vous surprendra pas.
Mais, là encore, permettez-moi de citer une de ces innombrables études d’opinion qu’on voit circuler. J’en ai vu une il n’y a pas très longtemps, on demandait aux Français si la France se renforçait ou s’affaiblissait dans le monde. 57 % des Français considèrent qu’elle s’affaiblit. Et puis on a posé la même question à 11 pays à travers le monde, plusieurs pays européens dont l’Allemagne, mais aussi des pays comme le Brésil. Eh bien, le pourcentage était le même mais dans l’autre sens. On considérait que la France gardait une voix forte dans le monde.
Le monde change, nous sommes dans un monde radicalement nouveau. Ce n’est pas la France qui n’est plus le centre du monde, c’est l’Europe qui n’est plus le centre du monde, c’est l’Occident qui n’est plus le centre du monde.
La Chine a retrouvé le rang qui était le sien il y a deux ou trois siècles ; il en est de même pour le Brésil et l’Afrique du Sud, tout ceci est bien connu. Je pense que nous avons néanmoins toute notre place dans ce nouveau monde. Je voudrais rappeler que l’Union européenne reste la première puissance économique du monde aujourd’hui malgré l’émergence de la Chine ou d’autres.
Il faut donc que nous restions dans la course, que nous restions compétitifs. (…)
(…)
Q - Monsieur le Ministre, conclusion légère mais ce n’est pas si anecdotique. 5 oscars pour un film français, «The Artist»…
R - Vous voyez que la France ne se porte pas si mal, on va faire un petit cocorico.
Q - Vous l’avez vu ?
R - Non, je vais vous faire un aveu, je ne l’ai pas encore vu parce que je voyage beaucoup mais je vais me précipiter. Les quelques extraits que j’en ai vu m’ont donné très envie de le voir.
Q - Vous connaissez la plaisanterie : «Pourquoi l’Oscar à un Français ? - Enfin c’est un Français qui se tait !».
R - Je connais ça mais enfin, vous savez, le cinéma français, il a une longue histoire. Nous sommes presque les inventeurs du cinéma et aujourd’hui (...). Vous savez que le système français est très critiqué mais il a aussi ses avantages, nous avons un système de soutien à la création cinématographique en France. Si vous mettez de côté le cinéma américain, quel est le cinéma aujourd’hui le plus vigoureux du monde ? Certes, le cinéma indien se débrouille pas mal, et quelques autres, mais c’est le cinéma français qui occupe la place centrale avec des succès incroyables comme «Intouchables» ou d’autres films. Nous savons bien faire aussi en France.
(…)
Q - Merci Monsieur le Ministre.Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 mars 2012