Interview de M. Pierre Lellouche, secrétaire d'Etat au commerce extérieur, à "France 2" le 28 décembre 2011, sur les mauvais chiffres du commerce extérieur et la nécessité d'apaiser les relations de la France avec la Turquie après le vote de la loi pénalisant la négation du génocide arménien.

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Média : France 2

Texte intégral

GILLES BORNSTEIN Bonjour à tous. Bonjour Pierre LELLOUCHE.
PIERRE LELLOUCHE Bonjour.

GILLES BORNSTEIN La loi qui pénalise la négation du génocide arménien a été votée par l’Assemblée nationale. Est-ce que vous souhaitez qu’elle le soit aussi par le Sénat ou qu’on en reste là ?PIERRE LELLOUCHE Ecoutez, pour l’instant, ce n’est pas à l’ordre du jour, et deuxièmement, moi, je suis un républicain, et je crois au rôle du Parlement, donc si le Sénat décide de s’en saisir, c’est sa prérogative. Ce qui me parait essentiel dans cette affaire, c’est la désescalade, je crois qu’il y a eu des propos très durs tenus par nos partenaires turcs, ce que la France fait, et fait depuis dix ans, puisque la première loi a été votée, et je l’ai votée à l’époque, en 2001, c’est simplement rendre hommage aux victimes et affirmer notre voix en matière de Droits de L’Homme, on ne reconstruit pas l’avenir sur la base de la négation de ce qui s’est passé. Voilà, à partir de là, le gouvernement turc actuel n’a rien à voir avec ce qui s’est passé en 1915…

GILLES BORNSTEIN Mais vous, clairement, vous souhaitez qu’on en reste-là ?
PIERRE LELLOUCHE Il faut donc trouver les voies d’une sortie de crise, nous avons des intérêts stratégiques majeurs, communs entre la France et la Turquie, beaucoup d’intérêts économiques aussi qui ne sont pas négligeables.

GILLES BORNSTEIN Il y aura une facture à payer pour la France si cette loi est votée ?
PIERRE LELLOUCHE Ecoutez, je pense que non, d’abord, je ne souhaite pas que les Turcs s’embarquent dans une affaire de ce genre, parce que ce serait proprement illégal, les Turcs sont membres de l’organisation mondiale du commerce, ils ont un accord de libre échange avec l’Union européenne, et il est hors de question pour qui que ce soit de discriminer les sociétés françaises.

GILLES BORNSTEIN Donc vous ne craignez pas de représailles aujourd’hui ?
PIERRE LELLOUCHE J’espère que non, et je pense qu’il n’y en aura pas, et je compte sur la sagesse des dirigeants turcs, que je connais bien, j’ai même enseigné à l’université de Galatasaray, puisque nous avons une université française à Istanbul. Donc moi, je suis favorable à de bonnes relations avec ce pays, qui est un grand pays. Cela dit, il y a ce point d’histoire qui n’est pas négligeable. Quand on est sur le continent européen, il est bon de regarder l’histoire en face, et sans donner de leçons à qui que ce soit, sans aller vers l’escalade, je crois que l’apaisement en Europe passe par, voilà, un peu de calme, un peu de retenue, et encore une fois, nos intérêts stratégiques et la complémentarité de nos économies sont très importants.

GILLES BORNSTEIN La France vient de pulvériser un record, celui du déficit du commerce extérieur, 75 milliards, je crois, pour l’année qui s’achève. Alors si la France n’est pas compétitive, est-ce que c’est parce que le coût du travail y est trop élevé ?
PIERRE LELLOUCHE Alors, il y a plusieurs choses, il y a les raisons structurelles, dont le coût du travail…

GILLES BORNSTEIN C’est quoi, c’est trop de charges ?
PIERRE LELLOUCHE Qui est plus élevé qu’en Allemagne…

GILLES BORNSTEIN Les 35h ?
PIERRE LELLOUCHE Quoi qu’en dise la gauche, malheureusement, les rapports que nous avons – y compris avec les organisations syndicales – montrent qu’il y a un décrochement, et bien sûr, les 35h. Mais plus généralement, la fiscalité du travail, la fiscalité sur les entreprises font que nous avons bien du mal. Mais plus important que ça encore, c’est le fait que notre pays s’est appauvri en matière industrielle. Quand l’Allemagne a 400.000 entreprises à l’export, l’Italie, 200.000, nous en avons moins de 100.000, 91.000. Et la bonne nouvelle, parce qu’on travaille beaucoup à la ré-industrialisation en région, la bonne nouvelle, c’est que pour la première fois cette année, le nombre de primo exportateurs, c’est-à-dire de PME qui partent à l’export, a augmenté de 10%. Il y a énormément de talents dans nos régions, il y a beaucoup de demandes internationales de produits français, il faut que cette production française reprenne, c’est là le sujet. Donc il y a les éléments de compétitivité, de coût du travail, de fiscalité, et puis, surtout, encourager nos PME à le faire, à grossir et à y aller, c’est pour ça que, on a mis en place avec OSEO, le FSI, et, là, je viens de mettre en place un commissaire de l’internationalisation de nos PME, on a des "success stories" formidables, aujourd’hui même, dans un de nos quotidiens, l’histoire de monsieur HOLDER, qui était fils de boulanger, que j’ai vu la semaine dernière à Lille, et qui a aujourd’hui une multinationale du pain, il vend des millions de macarons en Australie par exemple ; je trouve ça génial.

GILLES BORNSTEIN Et on parle souvent des grands contrats, la solution, vous, vous dites que la solution, ça passe plutôt par les PME.
PIERRE LELLOUCHE Je crois qu’on a changé de monde, les grands contrats, il faut les faire, on se bat, attendez, on se bat pour les AIRBUS, on se bat pour le pétrole, j’étais en Lybie il y a dix jours, on essaie de pousser nos grandes entreprises à vendre des centrales électriques, ALSTOM, des trains, mais les Français doivent cesser de concevoir le commerce extérieur uniquement comme la France va et vend de la haute technologie, ce qui fait gagner beaucoup d’argent et ce qui crée de l’emploi, c’est la consommation. Dans ma circonscription, à Paris, moi, j’ai les grands magasins, la moitié du chiffre d’affaires, tenez-vous bien, en trois ans, la moitié du chiffre d’affaires, c’est les touristes chinois qui viennent acheter des produits français fabriqués en France. Donc faisons des produits de consommation, et apprenons à les vendre mieux dans le reste du monde, parce que tous ces centaines de millions de nouveaux bourgeois, si j’ose dire, classes moyennes chinoises, indiennes, brésiliennes, ils veulent des produits français, ils veulent du vin, ça explose, les exportations de vins, de produits alimentaires, on a des réservoirs de croissance et d’emplois importants. Il faut savoir qu’en France, sept millions de Français travaillent dans des entreprises qui exportent. Donc les nouveaux emplois ne sont pas dans… les mécanismes sociaux d’accompagnement, c’est une chose, mais les nouveaux emplois sont dans les nouveaux marchés. Donc à nous de booster nos PME et les amener à l’export.

GILLES BORNSTEIN Alors beaucoup, même à droite, prônent un certain retour du protectionnisme, Laurent WAUQUIEZ par exemple parle de protectionnisme moderne…
PIERRE LELLOUCHE Il a tort…

GILLES BORNSTEIN C’est deux mots qui sont…
PIERRE LELLOUCHE Attendez, mais enfin, il n’y a rien de moderne, il n’y a rien de moderne dans le protectionnisme, je le lui ai dit d’ailleurs, il n’y a rien de moderne dans le protectionnisme, à chaque fois qu’il y a une souffrance sociale, à chaque fois qu’il y a une crise, le réflexe de fermeture est là. Et on l’a vu avec MONTEBOURG, qui en a fait le thème de sa campagne, on le voit chez MELENCHON, on le voit chez LE PEN, LE PEN, MONTEBOURG, MELENCHON, ils disent la même chose : il faut que l’Europe se protège en fermant ses frontières. Or, bien sûr qu’il ne faut pas être naïf avec les Chinois et les Indiens et qu’il faut se battre, et Dieu sait qu’on se bat, là, il y a quinze jours, à Genève, à l’OMC, on a obtenu, la France a obtenu, pas les Allemands, pas les Anglais, je peux vous dire qu’on s’est battu comme des chiens, on a obtenu l’ouverture des marchés publics japonais en réciprocité avec l’Europe. Mais c’est le mode de décision en Europe qui est trop long. Ce n’est pas la naïveté de la France. Mais derrière ça, la solution, ce n’est pas de fermer les frontières, si vous fermez les frontières, les autres vont les fermer aussi, et on sait ce que ça a donné dans l’histoire. Le protectionnisme, ça amène tout droit au conflit, et ça amène à la guerre. Vous fermez les frontières, on fait quoi de nos sept millions de Français qui vivent de l’export ?

GILLES BORNSTEIN Vous êtes né à Tunis, où siège désormais un gouvernement dirigé par des islamistes, qu’est-ce que ça vous inspire ?
PIERRE LELLOUCHE Oui. Ça m’inspire que c’est le mouvement, une phase de l’histoire, vous savez, nous…

GILLES BORNSTEIN C’était un passage obligé ?
PIERRE LELLOUCHE Je vais vous dire, nous, quand on a fait la révolution, on est passé par des phases qui n’étaient pas faciles, pendant 150 ans, jusqu’à ce que la République se stabilise. Alors, je souhaite pour mes amis tunisiens que ça ne dure pas 150 ans, mais il y a un moment, il y a une phase d’apprentissage, les seuls partis organisés à l’issue de la révolution, comme souvent, c’était vrai en Iran…

GILLES BORNSTEIN Ils ne vous font pas plus peur que ça ?
PIERRE LELLOUCHE Rappelez-vous, c’était pareil en Iran quand le Shah est parti, la seule…

GILLES BORNSTEIN Ce n’est pas un bon exemple parce que, pour l’instant…
PIERRE LELLOUCHE Non, eux, ça fait plus de trente ans qu’ils y sont. Il faut souhaiter pour ces pays que la phase dure ne s’éternise pas, il y a beaucoup de forces de liberté et de démocratie en Tunisie, de femmes qui n’ont pas envie d’être voilées, d’intellectuels qui attendaient dans l’opposition, qui ont été brimés pendant des années, il faut que ceux-là puissent aussi s’exprimer, mais moi, j’ai confiance dans le peuple tunisien, qui va trouver, j’espère, la voie de la modération.

GILLES BORNSTEIN Le bain de sang continue en Syrie, alors, les observateurs de la Ligue arabe sont arrivés, on voit que ce n’est pas une fin en soi, est-ce que vous souhaitez… est-ce que vous pensez que la France doit aller plus loin, et plus généralement, est-ce que la question d’une intervention militaire ne se posera finalement jamais ?
PIERRE LELLOUCHE Je ne pense pas qu’on puisse aller faire la guerre partout où il y a des révolutions démocratiques, ça nous entraînerait, je pense, assez loin.

GILLES BORNSTEIN Donc on ne fait rien ?
PIERRE LELLOUCHE Si, on fait beaucoup, il y a un système de boycott qui est mis en place, on a pour la première fois la mobilisation de la Ligue arabe, ce qui en dit long d’ailleurs sur l’évolution du monde arabo-musulman face à ces évolutions démocratiques. La Turquie nous aide aussi, et c’est pour ça que je disais ce que je disais tout à l’heure sur la Turquie, je crois qu’il faut maintenir la pression fortement, utiliser les leviers politiques et économiques, et je ne vois pas très bien d’options militaires, mais je ne suis pas ministre de la Défense ni président de la République. Je vous donne l’avis de quelqu’un qui connaît un peu la région.

GILLES BORNSTEIN Merci beaucoup Pierre LELLOUCHE. C’est à vous Thierry. Merci à tous. Et bonne journée.

THIERRY BECCARO Merci infiniment. Merci. Et bonne journée à vous également.

Source : Premier ministre, Service d’Information du Gouvernement, le 6 janvier 2012