Entretien de M. Bernard Cazeneuve, ministre des affaires européennes, avec Radio classique du 7 juin 2012, sur les conceptions françaises et allemandes sur l'avenir de la construction européenne.

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Média : Radio Classique

Texte intégral


Q - Ce matin, Angela Merkel - on vient de l’apprendre, ce n’est pas une manière de vous surprendre - dit dans une déclaration : «Il faut absolument que l’on travaille à une union politique». Vous saviez cela, évidemment, puisque c’est l’un des dossiers qui est sur la table, mais elle ajoute : «quitte à accepter l’idée d’une Europe à deux vitesses si certains pays bloquent». Sur la proposition de Mme Merkel - de la dépêche que l’on vient de me passer -, est-ce que vous pensez que c’est une solution souhaitable ou envisageable ?
R - Non. Cela dépend de ce que l’on entend par Europe à deux vitesses, et comme la dépêche vient d’être diffusée et que vous l’exprimez de façon très laconique, il m’est difficile de savoir exactement ce que la chancelière exprime lorsqu’elle parle d’Europe à deux vitesses.
On peut très bien accepter, effectivement, qu’il y ait des sujets sur lesquels ceux qui veulent avancent plus vite que ceux qui freinent. Je prends un exemple très concret : la taxe sur les transactions financières, c’est un sujet auquel nous tenons. Nous tenons à la taxe sur les transactions financières, d’abord parce que c’est une taxe qui peut avoir une vertu régulatrice du marché lorsque celui-ci aboutit à des excès, à des outrances ou à des difficultés. Donc, nous sommes favorables à la taxe sur les transactions financières pour des raisons de régulation. Nous y sommes aussi favorables parce qu’elle peut permettre d’accélérer le rétablissement des comptes publics, de dégager des moyens pour la croissance et puis, au sein de l’Union européenne, d’accompagner des projets de développement ou de lutte contre le réchauffement climatique. Mais cette taxe sur les transactions financières, certains pays n’en veulent pas. Est-ce qu’il faut attendre que tous veuillent la mettre en œuvre pour qu’elle soit effective ou est-ce que l’on peut à condition que l’on ait un nombre…
Q - Mais quand elle réclame une Europe politique, ça va bien au-delà de chacun des dossiers. C’est-à-dire qu’elle veut que tout le monde s’engage au fond sur la même logique.
R - Ce que je veux vous répondre, c’est qu’il y a des sujets sur lesquels on peut concevoir d’avancer avec ceux qui veulent sans attendre ceux qui freinent. Ensuite, il y a la question de l’intégration politique qui est une question que posent régulièrement les Allemands en disant : «si vous voulez mettre en œuvre les eurobonds, la solidarité plus grande entre les pays de l’Union européenne, notamment sur le plan bancaire, il faut que vous acceptiez un niveau d’intégration plus important».
Q - C’est la grande question qui est posée actuellement.
R - Nous, nous disons qu’il faut aujourd’hui répondre aux urgences de la crise. La crise que connaît l’Europe aujourd’hui, c’est une crise financière, c’est une crise monétaire, c’est aussi une crise politique. L’incapacité dans laquelle sont les pays de l’Union européenne, avec les institutions européennes, de surmonter la crise conduit à une crise démocratique très profonde et, par conséquent, nous, nous disons, par exemple sur les eurobonds : utilisons cet instrument comme le moyen du redressement de l’Europe et utilisons aussi cet outil comme le moyen d’une intégration politique plus importante.
Il est évident que si nous nous dotons d’outil de mutualisation de la dette de demain, non pas la mauvaise dette mais de celle qui fera les investissements productifs qui feront la croissance et les emplois, si nous nous engageons dans cette voie-là, il est évident que la question d’une gouvernance économique plus intégrée et par conséquent d’un progrès de l’Europe politique se posera. Nous ne sommes pas défavorables, loin s’en faut, à une intégration politique plus importante mais si nous en faisons la condition de la mobilisation dont nous avons besoin aujourd’hui pour sortir l’Europe de la crise, alors nous n’aurons ni l’intégration politique, ni le redressement.
Q - Mais peut-être que le sous-entendu derrière tout cela, c’est de dire qu’il va y avoir une Europe du nord et une Europe du sud, et elle se retourne peut-être vers les Français en disant : «Mais au fond, vous êtes dans quel camp, vous les Français ?»
R - Cette idée qu’il y ait une Europe du nord et une Europe du sud est une très mauvaise idée, une très mauvaise vision. Je n’ai d’ailleurs jamais entendu la chancelière allemande proposer cette vision dichotomique de l’Union européenne. Jamais. Il n’y a pas une Europe du sud et une Europe du nord : il y a une Europe dans laquelle il y a les pays que l’on dit de la convergence, c’est-à-dire ceux qui ont un niveau de développement, de maîtrise de leur déficit, d’industrialisation qui leur permet d’assurer un niveau de développement de leur population important et les pays dits de la cohésion qui bénéficient, d’ailleurs, d’aide de l’Union européenne…
Q - Mais votre gouvernement, Bernard Cazeneuve, est-ce qu’il va aller jusqu’au bout dans l’idée de trouver un accord avec Angela Merkel ? Car à partir du moment où il va falloir lui demander de l’argent pour sortir un certain nombre de pays de l’ornière, on voit bien que c’est une certaine forme de chantage : «Ou vous acceptez mon Europe politique et, à ce moment-là, je veux bien vous aider à débloquer des fonds pour sauver la Grèce, l’Espagne et les autres, ou vous n’acceptez pas et, à ce moment-là, ça va être chacun pour soi». C’est quand même cela, le sous-texte, comme on dit au théâtre.
R - Très honnêtement, y compris dans la discussion avec les Allemands - et j’ai rencontré à la fois le ministre délégué auprès de Mme Merkel, mon homologue allemand, et nous avons rencontré avec Laurent Fabius les responsables italiens, le président de la République, M. Monti, mon homologue italien il y a de cela 24 heures -, le débat au sein de l’Union européenne ne se pose pas tout à fait dans les termes que vous venez d’indiquer.
Il y a, bien entendu, la position allemande qui est la suivante : «Nous voulons la discipline budgétaire avant tout et les mesures de croissance que nous préconisons sont des mesures qui renvoient aux logiques du marché intérieur, c’est-à-dire essentiellement à des logiques de dérégulation et de déréglementation». Mais nous voyons en même temps à côté de ce discours traditionnel de l’Allemagne, un autre discours qui commence à poindre. Lorsque nous évoquons la croissance avec la chancelière allemande, elle commence à accepter le principe de grands projets d’investissement. Elle évoque les eurobonds désormais très régulièrement dans ses discours, en disant : «Cela peut être un point d’aboutissement de la démarche dans laquelle nous sommes engagés». Or, tous ces sujets n’étaient pas sur le métier il y a de cela quelques semaines ; la discussion progresse donc de façon itérative.
Il y a de cela 24 heures, avec nos amis italiens, nous débattions de ces sujets. Je constate que sur la croissance, sur la mobilisation des fonds structurels, sur l’idée qui est en discussion au Parlement européen - alors, je vous parle de l’intégration ou non dans les déficits des investissements productifs publics des États -, tous ces sujets sont désormais sur le métier et notre objectif est d’essayer de construire autour de toutes ces questions le meilleur compromis politique pour faire en sorte que la croissance soit bien au cœur des politiques de l’Union.
Q - Dernière question au niveau européen, mais sur un tout autre sujet : l’Euro de football commence dans quelques jours. Les politiques français boycotteront l’épreuve en Ukraine. Est-ce qu’il est normal, est-ce qu’il est logique que la politique s’immisce dans une compétition sportive ?
R - Non, mais la politique s’est toujours immiscée dans les compétitions sportives. Il y a des sujets qui ont des dimensions symboliques, qui renvoient à des choses essentielles. Il est parfois normal que sur un certain nombre de questions on profite du contexte pour exprimer de façon forte des positions. Ce n’est pas fait de façon agressive : c’est fait de façon symbolique pour rappeler des positions auxquelles nous tenons.
Q - Et est-ce que - j’en viens au dossier précédent, pardonnez-moi, il reste 30 secondes - mais est-ce que vous n’avez quand même pas la crainte parce qu’il existe une vraie pression encore une fois ce matin et de Barack Obama et du patron de la BCE, Mario Draghi, qui vous dit finalement : «Entendez-vous, on n’a plus le temps maintenant». C’est-à-dire : «Le bras de fer Hollande-Merkel c’est bien gentil, mais dépêchez-vous».
R - Il n’y a pas de bras de fer Hollande-Merkel. Il y a une Europe qui est en pleine crise, une situation grecque dont on voit à quel point elle est préoccupante et une situation espagnole qui est également un sujet de préoccupation très fort pour les dirigeants de l’Union, et un ensemble de pays qui essaye de façon itérative de trouver autour, finalement, des orientations proposées par le président de la République française, des solutions consensuelles, de bons compromis pour mettre la croissance au cœur des politiques de l’Union. C’est ce compromis indispensable au redressement de l’Europe qu’il nous faut construire dans les jours qui viennent et c’est ce à quoi nous nous employons.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 8 juin 2012