Déclaration de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, en hommage à trois intellectuels sénégalais, à Dakar le 27 juillet 2012.

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Circonstance : Déplacement au Sénégal-cérémonie de décorations à la Résidence de France, à Dakar le 27 juillet 2012

Texte intégral

Messieurs les Ministres, Monsieur l'Ambassadeur, Mesdames et Messieurs, Chers Amis,
D'abord, merci infiniment d'avoir pris sur votre temps de cette belle soirée pour venir célébrer à la fois trois d'entre nous qui sont présents ici et, de façon générale, l'amitié entre le Sénégal et la France. Il se trouve qu'en tant que ministre des Affaires étrangères depuis peu de temps, j'ai souhaité consacrer l'un de mes premiers déplacements à cette partie de l'Afrique. Il était donc bien normal, ayant reçu il y a quelques jours à Paris le président Macky Sall, que je sois ici avec le ministre délégué chargé du Développement, Pascal Canfin et François Loncle, ancien ministre et actuellement député, pour faire le tour des relations bilatérales et examiner la situation régionale, et surtout avoir l'occasion de dire tout simplement que nous, Français, aimons le Sénégal et les Sénégalais et que nous avons bien l'intention d'ouvrir une nouvelle page de cette belle histoire entre le Sénégal et la France.
Alors, il se trouve que nous avons la chance ce soir d'avoir trois personnalités que je vais honorer, auxquelles je vais remettre les distinctions que la République française a décidé de leur attribuer. Je le ferai d'une voix tremblante car leur titre, leur culture, leur histoire, leurs oeuvres sont telles que le très modeste agrégé de Lettres modernes que je suis ne peut parler qu'avec hésitation. Mais l'hésitation n'est pas suffisante, il faut aussi procéder selon la tradition, ce que je vais faire dans un instant. Je vais donc demander au professeur Oumar Sankhare d'avoir la gentillesse de bien vouloir s'avancer et de partager avec moi cette tribune.
Je dirai les choses simplement et brièvement par rapport à une personnalité que vous connaissez, qui est née il y a de cela quelques années à Thiès, au Sénégal, et qui a à son actif 38 années de services rendus à l'Éducation nationale. Le professeur Sankhare est professeur à l'Université, à la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l'université Cheikh Anta Diop de Dakar ; il est, et sur cela je devrais commencer à bégayer, sauf erreur de notre part, le seul Africain à être deux fois agrégé. Quand je dis le seul Africain, c'est un peu restrictif, car il n'y a pas beaucoup de Français qui sont dans sa situation. Il est agrégé à la fois de Lettres classiques, en 1983, agrégé de Grammaire en 2011.
C'est là que je dois me montrer modeste. Moi-même, quand j'ai eu à choisir l'agrégation que je devais passer après l'École normale supérieure, je me suis dit que la grammaire était trop difficile et les Lettres classiques, je n'y arriverai pas. J'ai donc choisi les Lettres modernes. C'était un jury très indulgent, c'était en 1968, les choses étaient un peu désordonnées et ils m'ont reçu.
Au nom de cette exception, je dois m'incliner vraiment jusqu'à terre devant le mérite exceptionnel du professeur Sankhare.
Ceux qui le connaissent bien savent que c'est un enseignant d'humanités, dans tous les sens du terme, que ses cours sont extrêmement suivis à l'Université et que, évidemment, c'est un passionné de la langue et de la littérature française. Parmi les livres qu'il a édités - les choses tombent bien -, il y en a un qui concerne Youssou N'Dour - que je salue - dans lequel il analyse la prose du chanteur. Je dois préciser pour qu'il n'y ait pas de confusion que c'était avant que celui-ci ne devienne ministre de la Culture et du Tourisme.
Ce qui caractérise le professeur Oumar Sankhare, c'est un goût extraordinaire pour le français. Il a consacré sa vie à cette langue, en considérant que c'était un même combat que celui-ci et que celui d'aider l'Afrique. Dans le débat sur la place des langues nationales, qui est un débat qui n'a pas fini de nous mobiliser, il aime rappeler que le français, après avoir été la langue unificatrice de la France, a été et est la langue unificatrice de l'Afrique, c'est ce qui permet à chacun de s'entretenir avec un Malien, un Togolais, et au fond c'est tout le sens de la Francophonie. Je ne vais pas faire un long discours sur ce sujet que vous connaissez aussi bien que moi, mais ce n'est pas simplement une langue que nous avons en partage, ce qui est déjà immense, c'est une culture, ce sont des valeurs, et je crois que c'est cela le sens du combat que le professeur Sankhare n'a cessé de mener.
Alors voilà : double agrégation, une vie passée au service de la langue, de l'Afrique, de l'amitié entre la France et l'Afrique. Il était tout à fait légitime que ce soir, devant vous, je remette dans un instant les insignes de Commandeur dans l'Ordre des Palmes académiques à l'exceptionnel professeur qu'est M. Oumar Sankhare.
Je vais maintenant procéder à la deuxième remise de distinction, cette fois dans l'Ordre des Arts et des Lettres, qui, je le rappelle, récompense les personnes qui se sont distinguées par leur création dans le domaine artistique ou littéraire ou par la contribution qu'elles ont apporté au rayonnement des Arts et des Lettres en France et dans le monde.
Je vais demander à M. Hamady Bocoum de bien vouloir s'avancer et de m'accompagner sur cette estrade.
Je vais présenter, pour celles et ceux qui ne le connaîtraient pas, M. Bocoum. Il est né en 1956 à Kanel, sur le fleuve. Il a effectué ses études secondaires au Sénégal et a terminé ses études supérieures en France. Il est archéologue de formation. En 1986, il a soutenu à l'université Paris I Panthéon Sorbonne, une thèse de IIIème cycle intitulée «La métallurgie du fer au Sénégal, approche archéologique, technologique et historique». Il soutient son doctorat d'État ès Lettres et Sciences Humaines avec comme titre : «Histoire technique et sociale de la métallurgie du fer dans la moyenne vallée du fleuve Sénégal» à l'université de Dakar en décembre 2006.
Il occupe les fonctions de directeur de l'Institut fondamental de l'Afrique noire (IFAN) et de directeur du Patrimoine culturel du ministère de la Culture auprès de notre ami Youssou N'Dour. En 2010, il a été commissaire du 3ème FESMAN (Festival Mondial des Arts Nègres) dont la première édition avait été initiée, je crois, par le président Senghor.
C'est un chercheur de très haut niveau qui a élargi son champ d'études au domaine culturel et linguistique au sens de patrimoine immatériel, et c'est un homme qui non seulement est un savant, mais qui a de l'intuition, y compris lorsque cette intuition se porte sur les sujets les plus dramatiques ; dans un article du quotidien sénégalais Le Soleil, du 3 avril 2012, le professeur Bocoum exprimait ses inquiétudes concernant les menaces qui, selon lui, pesaient sur les manuscrits des villes historiques du Mali, un patrimoine de toute l'Afrique. Quand on sait ce qui malheureusement est advenu depuis, on constate qu'on peut être à la fois un grand savant et un homme d'intuition.
En tous cas, je veux féliciter M. Hamady Bocoum pour la qualité exceptionnelle de son travail et dire qu'il était normal et légitime que la République, par ma voix aujourd'hui, lui décerne le titre de Chevalier dans l'Ordre français des Arts et des Lettres.
Je vais maintenant demander à notre troisième récipiendaire d'avoir la gentillesse de s'avancer. Mme Mariètou Mbaye Biléoma, plus connue sous son nom d'écrivaine Ken Bugul. Vous êtes née dans la région de Thiès. En wolof, Ken Bugul signifie - on verra tout de suite qu'il y a du symbole dans tout cela - «celle dont personne ne veut», ce qui résume assez bien le parcours exceptionnel de cet écrivain brillant.
Chacun de ses ouvrages a remporté un succès. En 1982, c'est «Baobab Fou». Mais on peut citer aussi en 94, «Cendres et Braises», en 99 «Riwan ou le chemin de sable» puis la «Folie et la mort» et «De l'autre côté du regard», en 2005, «rue Félix Faure», en 2006 «La pièce d'or» et en 2008, pensant déjà à cette cérémonie, «Mes hommes à moi».
Ken Bugul a d'abord été fonctionnaire internationale entre 86 et 93 dans le domaine de la planification familiale. Elle se tourne ensuite vers des activités culturelles au Bénin, à Porto Novo, où elle dirige un centre culturel, et surtout vers la littérature. Elle est au plus haut degré l'une de celles qui porte un autre regard sur l'Afrique et sur la condition des femmes de ce continent. Elle est réputée - et j'imagine que dans un instant elle nous en donnera une démonstration, certains dans le public y sont préparés - pour sa grande liberté de parole et ses critiques acerbes des pouvoirs en Afrique. Chers Collègues Ministres, attendons-nous à ce discours.
Ken Bugul est une militante de la littérature et une militante des droits fondamentaux. Elle parcourt le monde, elle participe à de nombreuses conférences, elle n'hésite pas à animer des séances autour de la littérature dans les collèges et parmi les ouvrages qu'elle a publiés, j'ai cité en particulier «Le Baobab Fou» qui relate le destin violent, poignant, hors du commun, d'une femme qui se trouve privée de repères en Afrique comme en Europe. Et je résumerai tout cela en disant que Ken Bugul est une personnalité forte, extrêmement attachante, et qui a bien mérité à la fois de la langue, des droits, et d'une façon générale des combats pour la justice et pour le progrès. C'est la raison pour laquelle je suis heureux dans un instant de faire de Ken Bugul un Officier dans l'Ordre français des Arts et des Lettres.
Avant de donner la parole aux récipiendaires, je dois encore une fois vous remercier et vous dire qu'entre le Sénégal et la France, c'est une histoire qui a commencé il y a longtemps, mais nous sommes résolus, de part et d'autre, à ouvrir une belle et nouvelle page.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 31 juillet 2012