Entretien de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, avec Europe 1 le 17 août 2012, sur la France face à la situation politique en Syrie, à Beyrouth le 17 août 2012.

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Circonstance : Déplacement au Liban, le 17 août 2012

Texte intégral


Q - Vous êtes à Beyrouth ce matin parce que vous menez une tournée dans les pays limitrophes de la Syrie : Jordanie, Liban, Turquie. Où en sont vos discussions ? Vous avez eu plusieurs entretiens, notamment en Jordanie hier, au Liban aujourd'hui, que vous disent vos interlocuteurs sur place de l'état de la situation ?
R - C'est une tournée qu'ont souhaitée le président français et le Premier ministre. C'est une visite pour montrer à la fois la solidarité active avec les Syriens de la résistance et avec les réfugiés, parce qu'il y a beaucoup de réfugiés à l'extérieur. Ce qui pose énormément de problèmes, et puis bien sûr c'est une tournée politique.
Sur l'aspect des réfugiés, j'ai vu un camp en Jordanie, dans des conditions vraiment très difficiles, en plein désert, avec des tempêtes de sable. Les Jordaniens ont déjà reçu plus de 100.000 Syriens, vous voyez donc les conséquences que cela peut avoir sur un tout petit pays.
J'ai vu aussi le roi Abdallah II. On a parlé de la situation en Syrie. Ce qui nous frappe, incontestablement, c'est le nombre des défections qui ont lieu. La Jordanie a accueilli avant-hier l'ancien Premier ministre syrien, on m'annonce qu'il va y avoir de nouvelles défections de grande ampleur...
Q - Quand vous dites défections, cela veut dire de militaires et de hauts responsables qui étaient jusqu'ici proches de Bachar Al-Assad ?
R - Exact.
Q - Pour vous c'est un signe ?
R - C'est le signe que le pouvoir se délite, mais dans le même temps il ne faut pas se faire d'illusions. Bachar Al-Assad garde une force aérienne très puissante, avec laquelle il bombarde la population et ce sont des opérations absolument impitoyables.
Ici, au Liban, - je verrai tout à l'heure le président de la République, j'ai rencontré hier le Premier ministre, le président de l'Assemblée et mon homologue -, là il s'agit d'un autre aspect. Évidemment, il y a pas mal de Syriens qui fuient au Liban, et cela pose aussi beaucoup de problèmes, mais il y a une autre difficulté. C'est que le Liban est un pays fragile et la crainte est que l'on y exporte les contradictions, les tensions, qu'il y a en Syrie, et il faut absolument...
Q - Est-ce que c'est juste une crainte, Laurent Fabius ? Est-ce que ce n'est pas déjà une réalité aujourd'hui... ?
R - Cela commence à être une réalité.
Q - Des violences qui font tâche d'huile au Liban et peut-être, là aussi, une nouvelle guerre civile, comme on l'a connue dans les années 80 ?
R - C'est cette contagion qu'il faut absolument empêcher. Le gouvernement libanais dit, et il a tout à fait raison, qu'il faut déconnecter ce qui se passe en Syrie, qui est gravissime, et ce qui pourrait se passer au Liban. Cela rend complètement vaine la thèse développée, notamment par les Russes, consistant à dire «l'ONU ne peut pas prendre de décision, puisque c'est une affaire intérieure de la Syrie». Ce n'est plus une affaire intérieure, cela devient une affaire internationale.
Q - Laurent Fabius, justement, vous condamnez, vous l'avez dit encore hier et même très fermement, les exactions commises par le régime syrien. Mais, au fond, ce ne sont que des paroles de plus dans le flot d'indignations internationales que l'on entend maintenant depuis 17 mois.
R - Pas seulement.
Q - En quoi votre visite de trois jours, et votre parole qui engage la France, peut-elle aujourd'hui faire changer le cours des choses ?
R - Ce ne sont pas seulement des paroles, même si celles-ci sont importantes.
D'abord il y a l'aspect humanitaire. La France, l'Europe, apportent et apporteront une aide puissante, à la fois aux Syriens de l'intérieur, en terme humanitaire parce qu'il manque de tout, et puis aux Syriens réfugiés. C'est du concret, pour éviter tout simplement qu'ils meurent.
Ensuite, il y a l'aspect politique. Dans nos conversations, que ce soit dans le passé, hier, ou à la fin du mois - puisque nous allons réunir le Conseil de sécurité aux Nations unies- nous parlons politique. Il faut sortir de ce conflit. Il y a trois conflits qui se sont accumulés en même temps, ce qui rend les choses extraordinairement difficiles. Vous avez la guerre que mène Bachar Al-Assad à son propre peuple, vous avez une guerre confessionnelle qui se rajoute, et puis vous avez une espèce de guerre par procuration, pour reprendre l'expression du Secrétaire général des Nations unies, entre grandes puissances. Il faut donc que l'on sorte de cette situation...
Q - Très bien, mais donc, cette action, comment va-t-on la faire ? Dans une tribune publiée cette semaine dans les colonnes du Monde, Bernard-Henri Levy vous incitait à faire davantage, et justement à participer plutôt à une action militaire, ne pas hésiter à faire de l'aérien...
R - Il se base, lui, sur le plan militaire...
Q - En Syrie, comme ce fut le cas en Libye. Vous lui répondez quoi ?
R - Je connais bien Bernard-Henri Levy, qui est un ami, donc je ne vais pas du tout entrer dans la polémique...
Q - Non, mais c'est une idée, c'est une réponse d'idée à idée.
R - Bien sûr, mais, en réponse si vous voulez, il y a deux considérations.
D'une part, la règle de la France, qui a toujours été respectée, c'est qu'il n'y a pas d'intervention sans une légalité internationale de l'intervention. Or, la grande différence avec la Libye, vous avez cela à l'esprit, c'est qu'en Libye les Nations unies avaient autorisé l'intervention. Là, malheureusement, les Nations unies, contrairement à ce que souhaitait la France, n'ont pas autorisé à ce qu'il y ait une intervention, c'est le premier point.
Et deuxième point, quand on connaît bien la situation, évidemment la situation géostratégique et militaire de la Syrie n'a pas grand chose à voir avec la Libye...
(...)
Q - Non, mais l'idée d'aller voir du côté de la Russie, plutôt que d'aller dans les pays limitrophes de la Syrie, aller en Russie...
R - Mais il faut les deux.
Q - Pour faire pression sur Poutine.
R - Mais il faut les deux, et nous avons, évidemment, des contacts...
Q - Et vous allez le faire ?
R - Nous avons évidemment des contacts, aussi, avec les Russes et avec les Chinois. Nous avons aussi des contacts avec toute une série de membres de l'opposition parce que c'est quand même les Syriens eux-mêmes qui doivent, à la fin, décider. Parce que notre idée, notre projet, ce vers quoi nous voulons avancer, c'est un gouvernement de transition, alternatif, qui réunirait l'ensemble de l'opposition.
Q - Oui, mais il faudrait qu'il prenne le pouvoir ce gouvernement aujourd'hui. Or, d'un point de vue militaire, quoi qu'on en dise aujourd'hui, c'est une victoire écrasante de Bachar Al-Assad.
R - Non.
Q - D'un point de vue militaire en tout cas.
R - Non, on ne peut pas dire cela. Quand vous prenez...
Q - Quand je vois ce qui se passe à Alep en ce moment, c'est Bachar Al-Assad qui a le dessus.
R - Évidemment je souhaiterais le plus vite possible que Bachar Al-Assad tombe. Il n'y a pas de discussion entre nous. Mais quand vous prenez l'évolution sur quelques mois, il y a un recul énorme des positions de Bachar Al-Assad, personne ne peut le contester.
Sur le plan politique il est complètement isolé. Vous avez vu la décision de la Conférence islamique, où la totalité des États, y compris l'Algérie et d'autres États, sauf l'Iran, a voté l'exclusion de la Syrie. Ça, c'était inconcevable.
Q - Certes, mais ça c'est sur le plan politique, pas sur le plan militaire aujourd'hui.
R - Sur le plan militaire, quand vous voyez la partie de la Syrie que contrôle Bachar Al-Assad, et celle que contrôlent les rebelles, il est évident que Bachar Al-Assad a reculé, même si son poids est encore beaucoup, beaucoup trop fort.
Q - Mais encore une fois, Laurent Fabius, le choix de vos destinations aujourd'hui, à savoir Jordanie, Liban, Turquie, ne fallait-il pas plutôt soit essayer d'aller carrément en Syrie, ou alors d'aller en Russie ?
R - Non, je ne vais pas aller en Syrie. Pour discuter avec qui ? M. Bachar Al-Assad est un assassin et la commission des Nations unies vient de le déclarer coupable de crimes contre l'humanité. La seule chose qu'il y a à faire avec lui, c'est faire le maximum pour qu'il s'en aille. Maintenant...
Q - Et en Russie ?
R - Maintenant, en ce qui concerne les Russes, les Chinois, d'autres, les Américains, il ne faut pas opposer une chose à une autre. La France doit, dans cette situation, être un facilitateur, un acteur. Donc, nous essayons à la fois d'aider le peuple syrien, d'aider les réfugiés et, en même temps, de faciliter une solution politique. J'insiste là-dessus...
Q - Et quand vous dites «le militaire c'est l'affaire des Syriens», cela veut dire quoi ?
R - C'est plus compliqué que cela.
Q - Cela veut dire qu'on les laisse s'entretuer ?
R - Non, c'est plus compliqué que cela.
Cela veut dire qu'il y a un certain nombre de pays qui donnent des armes, à la fois du côté de Bachar Al-Assad, on pense à la Russie, à l'Iran et à d'autres, et du côté des rebelles on sait que, le Qatar, l'Arabie Saoudite et d'autres, font passer des armes. Mais nous, les Européens...
Q - Mais pas la France ?
R - ...Nous, les Européens, nous avons décidé un embargo sur les armes, nous n'allons pas contredire notre décision.
Q - Oui, mais hier vous avez vus les réfugiés Laurent Fabius... ?
R - Bien sûr.
Q - Ils vous l'ont dit, ils vous l'ont crié haut et fort, «ce ne sont pas des tentes dont nous avons besoin, ce sont des armes», ils vous l'ont dit.
R - Je serais à leur place, je dirais certainement la même chose...
Q - Mais votre réponse est toujours «non» ?
R - La réponse est qu'il y a des armes qui sont livrées et que nous, nous pouvons livrer des équipements non létaux. Par ailleurs, en ce qui concerne les armes puissantes, notamment pour détruire les avions, il y a un problème massif qu'on ne peut pas ignorer. Il ne faut pas qu'on livre des armes à des personnes dans des conditions qui se retourneraient ensuite contre nous. Je vous prends l'exemple libyen : des armes ont été livrées ; aujourd'hui on retrouve une grande partie de celles-ci au Sahel, c'est-à-dire au nord du Mali, pour, le cas échéant, atteindre des objectifs qui seraient des objectifs européens. Donc, ce que je veux dire...
Q - Mais donc, l'efficacité de votre mission aujourd'hui, de votre souhait aujourd'hui, où est-elle clairement ?
R - Un, sur le plan humanitaire, c'est clair, c'est net. Deux, sur le plan politique, cela fait aussi partie de ce qu'on doit faire. Et trois, nous apportons un soutien sur le plan militaire, même si nous ne soutenons pas avec des équipements de grande portée, mais d'autres le font.
Q - Laurent Fabius...
R - Je suis clair et je suis net.
Q - Merci d'avoir été avec nous ce matin sur Europe 1, en ligne depuis Beyrouth, où vous menez cette tournée de 3 jours dans les pays limitrophes de la Syrie, Jordanie, Liban et Turquie. Merci à vous.
R - Merci à vous et à bientôt.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 août 2012