Entretien de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, avec BFMTV, Europe 1, RFI, France Info, RTL et FranceONU TV le 30 août 2012, sur la situation politique en Syrie.

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Circonstance : Conseil de sécurité de l'ONU, à New York (Etats-Unis) le 30 août 2012

Média : BFM TV - Emission L'Invité de RTL - Europe 1 - France Info - Radio France Internationale - RTL

Texte intégral

Q - Sans déclaration ni résolution du Conseil de sécurité, est-ce que vous avez le sentiment d'avoir fait le voyage pour rien ?
R - Pas du tout. Je pense qu'il est très important de mettre l'accent sur le drame humanitaire qui est en train de se produire là-bas. Vous avez 25.000 morts, 250.000 blessés et plus de 250.000 personnes qui sont réfugiés en Jordanie, en Turquie, au Liban, en Irak, ce qui pose d'énormes problèmes. Jusqu'à présent cette question n'était pas prise en compte et désormais elle l'est. Les pays qui étaient invités au Conseil de sécurité ont tous remercié la France d'avoir abordé ce sujet.
Cela demande évidemment beaucoup plus d'argent que les sommes engagées aujourd'hui. La France, le Royaume-Uni et d'autres vont apporter un financement supplémentaire. Cela demande aussi qu'on respecte le droit humanitaire, le droit international et enfin - et c'est le point sur lequel nous sommes malheureusement bloqués - qu'il y ait un changement politique. Mais porter témoignage des graves questions humanitaires qui se posent et tenter d'y apporter des solutions, je pense que c'est utile.
Q - Vous allez apporter 5 millions d'euros supplémentaires pour les réfugiés syriens. Les Syriens vous demanderont peut-être «Pourquoi pas des armes ?»
R - Ce n'est pas la même chose. Il faut apporter des fonds pour les personnes qui n'ont ni médicament, ni eau, ni électricité, ni pain. C'est une situation épouvantable. Je suis allé récemment en Turquie et en Jordanie. Dans ce dernier pays, vous avez des dizaines de milliers de personnes qui sont dans le désert. Des petits enfants qui n'ont pas de lait et des femmes qui sont complètement démunies. Donc, il faut des moyens financiers. C'est bien que la France apporte au total 20 millions d'euros. Les Britanniques, les Allemands et l'Europe le font aussi. Mais il faut aller plus loin. Il faut aussi que le droit humanitaire soit respecté. Ce n'est pas le cas parce que Bachar Al-Assad se comporte comme un sauvage dans ce domaine comme dans d'autres. Mais dans le même temps, il y a des problèmes politiques à régler et eux sont beaucoup plus difficiles.
Pour ne pas ajouter de la guerre à la guerre nous avons décidé - nous c'est-à-dire l'ensemble des Européens - un embargo sur les armes. Nous n'allons pas violer notre propre parole. Nous apportons, et cela n'est pas secret, des moyens non létaux, c'est-à-dire des moyens de communication cryptés et des jumelles de vision nocturne. D'autres, ne soyons pas hypocrites, fournissent des armes. On a parlé d'un certain nombre de pays de la Ligue arabe et en face ce sont les Russes qui apportent des armes.
Mais ce qui est indispensable c'est de trouver une solution politique. C'est là où la France est en avance par rapport à beaucoup d'autres. En particulier l'idée, qui a été lancée par le président de la République, qu'il faut dès maintenant préparer le jour d'après. Ce qui se passera après la chute de Bachar Al-Assad. D'où l'idée que se crée un gouvernement transitoire très large pour garantir à toutes les communautés le respect de leurs droits. Nous travaillons à cela avec tout le monde et je crois que la France est l'un des pays qui jouit de la plus grande confiance des uns et des autres. Lorsqu'on parle humanitaire, j'ai été sensible à ce que tous les pays qui se sont exprimés au Conseil de sécurité aient remercié particulièrement la France d'avoir mis l'accent sur cette question. Car derrière un problème qui a l'air théorique, il y a des centaines de milliers d'enfants, de mères, de civils et de médecins qui sont concernés.
Q - Beaucoup appellent à des zones tampons ou des zones d'exclusion aérienne etc. Cela n'a pas du tout été évoqué cet après midi.
R - Vous avez constaté cela aussi. L'idée au départ vient de mon collègue turc, parce que c'est vrai la Turquie a un grave problème. Vous avez maintenant près de 100.000 Syriens qui ont fui en Turquie et cela pose des difficultés matérielles considérables. Bachar Al-Assad chasse la partie de son peuple qui est contre lui. Nous n'excluons aucune solution, nous sommes des gens très pragmatiques.
Simplement, comme nous sommes des gens responsables, nous regardons quelles sont les raisons pour s'opposer à cette demande. Il y en a au moins deux qui entraînent de réels problèmes. Tout d'abord, il faut une base juridique pour créer ce qu'on appelle une zone tampon. Puis, si nous voulons protéger les populations qui seraient dans cette zone, il faut des moyens militaires très importants. Parce que ce n'est pas la même chose qu'en Libye : Bachar Al-Assad dispose de beaucoup plus d'armes et en particulier d'avions. Donc c'est quelque chose qu'un pays ne peut pas faire tout seul. Il faut des moyens considérables et nous examinons la question. Nous pensons à une piste intéressante : il y a beaucoup de zones qui ont été libérées, parce que des résistants ont pris le contrôle de ces zones. Ils y ont pris le contrôle administratif et politique, donc il faut les aider à s'organiser et cela permettrait, peut-être, à des populations de s'installer dans ces zones libérées.
En tous cas, toutes les options sont sur la table. Nous n'écartons aucune solution, nous étudions tout cela avec nos partenaires américain, britannique, allemand, italien, mais aussi jordanien, turc et autres.
Q - Pour des zones tampons il faut une exclusion aérienne, donc une résolution ?
R - En effet, il y a d'abord le problème de la nécessité d'une base juridique, d'une résolution des Nations unies. Aujourd'hui, nous constatons malheureusement que la Chine et la Russie bloquent toute résolution. Ensuite, il faut des moyens militaires considérables, puisque nous avons en face de nous, pour le moment, Bachar Al-Assad qui utilise des armes puissantes, des avions, et qui dispose de batteries anti-aériennes et de missiles. Encore une fois nous n'écartons aucune solution parce qu'on ne peut pas savoir comment les choses vont évoluer. Mais nous devons aborder cela de manière très responsable.
Q - Vous avez parlé de votre émotion et de votre colère. Qu'est-ce que vous avez ressenti personnellement dans cette salle du Conseil de sécurité qui ne sert à rien ?
R - J'ai ressenti beaucoup d'émotions et de colère en me référant à ce que j'avais vécu il y a quelques semaines. J'étais dans les camps en Jordanie et en Turquie et je me suis rendu au Liban. Et là j'ai vu beaucoup de mères, en particulier avec des tout petits bébés, des hommes aussi qui avaient quitté leur foyer, et qui disaient «c'est très bien la France, les droits de l'Homme, mais on veut des armes, on veut que vous nous aidiez, on ne veut pas de la discussion». Je ne suis pas insensible, c'est évident, et à leur place, je dirais la même chose.
Et après, je me retrouve président du Conseil de sécurité pour quelque temps, et avec des représentants de différents pays : les uns étant sur la même position que nous, une position ouverte, généreuse et les autres sur une position raide et disant non. Et c'est cette émotion-là qui évidemment passe ainsi que cette colère, parce que je pense à la colère d'une certaine partie de la population.
Q - Qu'allez-vous faire maintenant, vous allez aller en Égypte ?
R - Oui, je vais aller voir le président Morsi et mon collègue des Affaires étrangères. Je verrai aussi le Secrétaire général de la Ligue arabe à la mi-septembre. Le rôle de l'Égypte dans la phase qui s'ouvre est un rôle probablement nouveau, et vous avez vu, dans l'affaire syrienne, la déclaration importante du président Morsi disant «On ne doit pas parler de réforme en Syrie. Il faut que Bachar Al-Assad s'en aille», et d'ajouter : «Il est l'assassin de son peuple». C'est exactement l'expression que j'avais utilisée.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 14 septembre 2012