Extraits d'un entretien de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, avec Canal Plus le 16 septembre 2012, sur l'intégrisme musulman dans les pays arabes et sur la question des déficits budgétaires au sein de l'Union européenne.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Canal Plus

Texte intégral

(...)
Q - Le monde musulman s'est enflammé ces derniers jours à la suite d'un film insultant pour le prophète Mahomet qui a été réalisé aux États-Unis. L'ambassadeur américain en Libye a été tué lors d'un piège tendu par ses agresseurs. Des émeutiers s'en sont pris aux ambassades américaines au Yémen, en Tunisie et en Égypte. Il y a eu des morts. Aujourd'hui, la situation est-elle sous contrôle ?
R - Il faut rester très prudent. J'ai donné, en tant que chef de la diplomatie française, des instructions à tous nos postes pour renforcer les consignes de sécurité. Il faut faire attention, ce sont les Américains qui ont été attaqués mais cela pourrait être d'autres pays occidentaux.
Q - Y a-t-il eu des menaces sur les ambassades françaises ?
R - Récemment, non. J'ai eu hier le Premier ministre libyen au téléphone, avec Hillary Clinton, et nous avons discuté de cela.
D'abord, je voudrais dire un mot sur ce qui s'est passé, concrètement. Cela a commencé en Libye à cause d'un film absolument débile et sans aucun intérêt qui est tout à fait critiquable. Mais ce film a été par la suite utilisé pour laisser entendre que l'ensemble des Occidentaux considéraient que Mahomet était tel que décrit dans ce film.
Q - Par qui est-ce utilisé ?
R - Par un certain nombre d'intégristes islamistes. Il y a des caricatures des deux côtés et c'est cela qui est le fond de l'affaire. On veut présenter les pays occidentaux comme étant anti Mahomet, ce qui est absurde, et on veut présenter les musulmans comme étant tous des intégristes, ce qui est aussi absurde. Notre rôle est de réagir de manière extrêmement ferme. Les pays où il y a eu des incidents sont parfois des pays dans lesquels il y a eu des changements politiques récents et qui ne sont donc pas assez consolidés en matière de sécurité.
Q - Y a-t-il eu des complaisances de la part des pouvoirs dans ces pays, notamment en Tunisie ?
R - Prenons les différents cas et soyons précis. En Libye, aucune complaisance de la part du pouvoir libyen, c'est clair. En revanche, les mesures de sécurité étaient insuffisantes et - l'enquête va l'établir- les intégristes voire Al Qaïda ont probablement profité de la situation pour assassiner, dans des conditions absolument atroces, l'ambassadeur américain sur place qui était un homme formidable. J'ai réitéré auprès des autorités américaines la solidarité de la France face à ce crime odieux.
En Tunisie, je pense que la réaction a été trop lente.
Q - On a laissé faire ?
R - Cela a été trop lent.
Q - On a laissé faire !
R - Il faut que ce soit clair. Autant nous soutenons les peuples dans les pays arabes, autant nous attendons de tous les gouvernements de ces pays qu'ils soient extrêmement fermes. On ne peut pas admettre que des institutions soient attaquées.
En Égypte, le président Morsi que je verrai demain a dit - et c'est tout à fait légitime - que le film était condamnable mais qu'il était inacceptable d'attaquer les ambassades. Les Frères musulmans ont eu, d'après ce que je comprends, une attitude responsable.
Q - Sauf qu'il y a eu quand même des appels à la manifestation du parti au pouvoir en Égypte ?
R - Oui mais ensuite, ils ont indiqué qu'ils condamnaient ce qui avait été fait.
Pour nous en tout cas, soyons clair, autant nous soutenons le Printemps arabe, autant nous devons faire preuve de vigilance et nous ne pouvons pas accepter qu'il y ait ces caricatures dans les deux sens.
Q - Justement une polémique est née de ces événements. A-t-on bien fait de soutenir et parfois d'armer les hommes qui ont renversés des pouvoirs laïcs ?
R - À qui pensez-vous ?
Q - À la Libye.
R - C'est encore autre chose ! Ce qu'il faut, c'est que le Printemps arabe ne dégénère pas en un hiver intégriste. C'est une révolution et, malheureusement, il faut beaucoup de temps avant d'aboutir à un régime de croisière, si possible démocratique. Je ne veux pas comparer ce qui n'est pas comparable mais en France, après la Révolution de 1789, il y a eu toute une série d'épisodes : la Restauration, 1848, Napoléon III et ainsi de suite.
Malheureusement, on sait bien que cela prend du temps. Simplement, nous devons appuyer les peuples dans leur demande de conquête de liberté et en même temps, nous devons aussi rappeler que nous n'acceptons pas un certain nombre de dépassements de lignes rouges. Cela doit être dit de manière extrêmement claire, c'est la position de la France.
(...)
Q - Finalement, vous y êtes-vous fait à cette règle d'or ?
R - Cela demande un petit commentaire. Je ne récuse pas du tout ce que j'ai dit. Le débat à l'époque était de savoir s'il fallait changer la Constitution ou non pour y inscrire cette fameuse règle d'or. Je disais « non » puisqu'il existe une règle supra-constitutionnelle.
Q - Est-ce la seule chose qui vous ennuyait dans ce pacte ?
R - Pas seulement. Donc, le Conseil constitutionnel a été saisi et il a dit qu'il n'était pas nécessaire de changer la Constitution.
Q - Alors tout va bien ?
R - Non. Si nous avions négocié ce texte depuis le début, peut-être aurions-nous pu apporter des éléments supplémentaires.
Q - Et concernant les sanctions financières par exemple, cela vous semble-t-il être une mesure juste et appropriée que de sanctionner financièrement, les pays qui vont au-delà de ces déficits de 3 % ?
R - Nous avons besoin de deux jambes pour que l'Europe avance. On a besoin de discipline budgétaire, de sérieux budgétaire et on a également besoin de croissance. Le sérieux budgétaire est contenu dans ce texte. La croissance, c'est, à l'initiative de François Hollande, ce qui peut être possible depuis le mois de juin dernier. À partir du moment où nous avons ces deux éléments, nous pouvons accepter l'idée des sanctions.
Q - Pourquoi refuser un référendum sur ce pacte ?
R - Parce que nous considérons qu'à partir du moment où François Hollande a dit clairement, pendant la campagne, ce qu'il ferait et qu'il ne ferait pas de référendum, c'est l'élection présidentielle elle-même qui est un référendum.
Q - On peut avoir choisi François Hollande et être malgré tout opposé au pacte de croissance ?
R - Oui, c'est possible. Mais il s'est exprimé sur les aspects principaux. Il y avait, parmi ces aspects, la position qu'il a prise et donc il est normal de l'accepter.
Q - Cette semaine, le journal Le Monde titrait dans un édito : 3 % de déficit, oui mais pourquoi en 2013 ? Effectivement le Portugal a obtenu un délai supplémentaire d'un an, on se dirige vers un délai équivalent pour la Grèce et l'Espagne. Pourquoi pas toute l'Europe ?
R - La Grèce n'est quand même pas l'exemple de la bonne gestion.
Q - Je parle du délai.
R - S'il était décidé pour tout le monde de reporter d'une année les 3 %, ce serait autre chose mais c'est une décision qui n'est pas prise.
Q - Mais ce serait une bonne chose ou non ?
R - La bonne chose, c'est de parvenir à ce que la dimension de la croissance soit plus forte. Mais les décisions que vient par exemple de prendre M. Mario Draghi, le président de la Banque centrale européenne, pour dire que lorsqu'il y des problèmes, la BCE peut permettre de les alléger, c'est une très bonne décision. De même, la décision que vient de prendre la Cour de Karlsruhe en ce qui concerne l'Allemagne est une bonne décision. Nous avons donc toute une série de bonnes décisions.
Le problème, pour aller au fond, c'est qu'aujourd'hui, si les parlementaires français votaient contre le paquet qui leur est proposé, patatras, il n'y aurait plus rien. Si nous voulons passer de la phase une - qui a montré quelques progrès - à la phase deux pour aller vraiment vers la croissance, il faut en passer par ce point du vote
(...).
source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 septembre 2012