Extraits d'un entretien de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, avec Europe 1 le 21 octobre 2012, sur le retrait des troupes françaises d'Afghanistan, le terrorisme au Mali, l'attentat au Liban, la situation en Syrie, le nucléaire iranien, les relations franco-algériennes et sur la construction européenne.

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Média : Europe 1

Texte intégral

Q - Vous êtes rentré d'Afghanistan à 4 heures ce matin, après une visite éclair et surprise de 36 heures ; vous y avez rencontré les chefs militaires français, qui sont en train d'organiser le rapatriement partiel de l'armée, et puis le président afghan, Karzaï. Alors que les conflits se multiplient, sur une planète qui est dangereuse ; vous voyagez, vous intervenez aux Nations unies, ailleurs, vous voyagez beaucoup, vous voyez beaucoup de monde. Et pourtant, beaucoup se demandent si la France a aujourd'hui une politique étrangère, et dans ce cas, à quoi elle ressemble. Est-ce que les alliés occidentaux ont gagné la guerre en Afghanistan ?
R - C'est difficile à dire. Le président de la République s'est engagé à retirer nos troupes combattantes à la fin de l'année. Ce sera fait et, d'ailleurs, je pense que ce sera fait plus vite que ce qui était prévu. C'est une opération très difficile parce qu'il faut retirer les troupes en assurant leur sécurité, mais le général commandant tout cela, que j'ai vu, m'a dit que les choses se passaient bien.
Q - C'est-à-dire en novembre plutôt qu'en décembre ?
R - Probablement.
Q - Mais il en restera tout de même ? 2.500 qui partent mais il y a 1.500 qui vont rester ?
R - Il reste un certain nombre de militaires pour accompagner le départ de nos matériels, et souvent ce sont des matériels sensibles, donc cela ne se fait pas en un jour. Mais, à terme, il n'y aura, d'une part, plus du tout de troupes combattantes - c'est vrai à partir de la fin de l'année - et, d'autre part, il restera très peu de militaires, seulement ceux qui seront nécessaires à la formation de quelques unités de l'armée afghane. Voilà pour ce qui est de l'aspect militaire.
L'autre aspect, c'est que nous devons développer notre coopération civile. Nous avons signé un traité d'amitié avec l'Afghanistan et hier était lancée cette coopération civile.
Q - Quel pouvoir va rester en place ? Est-ce que M. Karzaï est solide ?
R -Le président Karzaï est en place jusqu'en 2014. Ensuite, il doit y avoir des élections présidentielles et, en 2015, des élections parlementaires.
Q - Et qui empêchera les Taliban de reprendre le pouvoir à nouveau ?
R - Les Taliban ont d'ores et déjà le contrôle de quelques régions, mais ils ne contrôlent pas du tout l'essentiel du pays.
Q - Si les Taliban dominent une partie du pays, Karzaï non plus, c'est déjà morcelé.
R - En tout cas, il y a eu un grand progrès, tout le monde le reconnaît. J'ai vu à la fois le président Karzaï et l'opposition et il y a un grand progrès depuis dix ans. Mais il est vrai qu'il y a une inconnue sur ce qui se passera après. Notre tâche, c'est à la fois de passer le contrôle militaire aux troupes afghanes et, d'autre part, de développer notre coopération civile. Hier, par exemple, j'ai lancé avec l'Aga Khan et des Français, autour de la Chaîne de l'Espoir qui sont des gens absolument magnifiques, la deuxième étape d'un hôpital pour la mère et l'enfant. Cela veut dire que la présence française est importante et qu'elle est très bien reçue.
Q - Avec ce retrait des Français, ne pensez-vous pas que les Américains, qui eux vont rester sur place, ne vont pas considérer un peu qu'on les abandonne, dans un pays qui n'est pas encore sécurisé.
R - Non.
Q - Vous dites vous-même que les Taliban contrôlent un certain nombre de secteurs.
R - Lorsque nous avons pris notre décision et que nous avons commencé à la mettre en place, cela a été fait avec les Américains et avec le président Karzaï. Je me rappelle la première conversation que François Hollande a eue avec Barack Obama. Ce dernier, avec la classe qui le caractérise, et en même temps un peu d'humour a dit : «Écoutez, je comprends très bien votre décision ; vous vous êtes engagés pendant la campagne présidentielle. Je la comprends d'autant mieux que j'étais contre la guerre d'Irak !».
D'autre part, le retrait de troupes d'Afghanistan s'est fait en liaison avec le président Karzaï et nous n'avons absolument eu aucune remarque de ce point de vue-là. Maintenant, pour aller au bout de votre question, les Américains et les Afghans sont en train de parler - l'échéance est à six mois - pour voir exactement ce qu'ils feront : est-ce que le délai de 2014 sera exactement respecté, et que feront-ils après ? La discussion est engagée.
Q - Qu'est-ce qui aura changé à Kaboul, après tant de morts et de victimes, quand les Américains, les Français, les forces de l'OTAN seront parties ? Est-ce qu'il n'y a pas un sentiment amer de : à quoi bon tout cela ?
R - C'est la grande difficulté. Vous vous rappelez que lorsque les Français ont décidé d'intervenir, avec d'autres, c'était à la suite des attentats du 11 septembre. Il s'agissait de se débarrasser de Ben Laden. Finalement, on y est arrivé. À un moment, les choses ont basculé, vers 2007-2008. Au fur et à mesure que l'Afghanistan reprend sa souveraineté, il est normal que ce soit les troupes afghanes qui assurent la sécurité.
Q - Parce que la guerre était terminée à partir du moment où Ben Laden était mort, non ?
R - Notre analyse, c'est que cet objectif-là était atteint et qu'il fallait partir, mais ce ne sera pas facile. J'ai discuté, je vous le disais, avec le président Karzaï, ses ministres et avec les gens de l'opposition. Il y a une ou deux choses qui sont absolument capitales : d'abord que les élections soient organisées de manière transparente, pour que le nouveau président élu et le nouveau pouvoir puissent avoir la légitimité, le cas échéant, pour combattre.
D'autre part, il faut qu'il y ait un dialogue, et la France aide ce dialogue. Ce ne sont pas des choses que nous étalons au grand jour, mais nous facilitons le dialogue entre les uns et les autres.
Et puis, troisièmement, il faut qu'il y ait évidemment une aide civile. Nous allons la poursuivre, concrètement, par exemple dans les domaines de l'éducation, la santé, la culture, l'économie.
Q - Oui, et on agit peut-être avec beaucoup de générosité, et sans doute sans trop d'illusions.
R - Tout à l'heure, dans votre introduction, vous disiez quelle est, au fond, la logique de la politique de la France. La France défend ses intérêts mais, en même temps, la spécificité de la politique de la France, c'est de travailler dans l'intérêt général et pas simplement pour nos propres intérêts. Que l'Afghanistan puisse être pacifié et se développer, c'est l'intérêt général.
Maintenant, j'ajoute un point, la solution de ce qui se passe en Afghanistan est au moins autant à rechercher au Pakistan. J'ai insisté beaucoup auprès de mes interlocuteurs sur cet aspect: s'il n'y a pas une stabilisation de la relation entre le Pakistan et l'Afghanistan, on n'arrivera pas à grand-chose.
Il y a un autre problème très angoissant, c'est le maintien du trafic de drogue : songez que 90 % de l'opium mondial vient de l'Afghanistan. Et sur ce point-là, les choses n'ont malheureusement pas évolué.
Q - On va passer maintenant au Mali. En Afghanistan, on avait beaucoup qualifié cette guerre de la guerre contre le terrorisme ; on a le sentiment que c'est maintenant au Mali que cela va se passer. Une opération se prépare, c'est pour quand ?
R - La situation au Mali est grave et je pense qu'il faut saisir cette occasion pour expliquer, en deux minutes, ce qui se passe. Depuis déjà un certain temps, au nord du Mali, se sont installés des terroristes avec beaucoup d'armes - une grande partie des armes vient de Libye -, avec beaucoup d'argent, tiré à la fois du trafic des otages et du trafic de la drogue...
Q - Et est-ce la même idéologie religieuse et fanatique que l'on avait en Afghanistan, que l'on va retrouver au Mali, puisque vous avez parlé de «Sahelistan» ?
R - Oui, peut-être pire. D'ailleurs on a vu la traduction concrète de ce que ces terroristes font et pensent, lorsqu'ils ont coupé des mains, violé des femmes, assassiné des gens et détruit les mausolées. C'est une menace évidemment gravissime pour le Mali - et c'est le Mali d'abord qui demande que l'on vienne à son secours - mais c'est aussi une menace pour l'ensemble de la région - l'ouest de l'Afrique -, pour toute l'Afrique, pour l'Europe et, bien sûr, aussi pour la France.
Vous avez - et cela est nouveau - une espèce de confusion entre le terrorisme, donc l'idéologie intégriste, et les narcotrafiquants. Il y a une liaison qui se fait entre l'Ouest et l'Est de l'Afrique. J'ai reçu des chefs d'État et de gouvernements de l'Est de l'Afrique qui m'ont dit que les terroristes présents sur leur territoire venaient se former au Nord du Mali.
Petit à petit, s'est faite une prise de conscience, dans l'ensemble de la communauté internationale, qu'il fallait résoudre cette question gravissime. La France bien sûr a contribué à cette sensibilisation. Cela explique qu'il y a 15 jours, au Conseil de sécurité des Nations unies, ait été votée à l'unanimité - ce qui en ce moment est rarissime - une résolution demandant d'aider les Maliens.
Q - C'est ce que vous faites ? C'est ce que la France fait, c'est ce que beaucoup de puissances font ?
R - Nous sommes des facilitateurs. Il appartient d'abord aux Africains et aux Maliens de faire face à la situation très dangereuse pour l'Afrique, l'Europe et la France.
Q - Est-ce que les opérations militaires sont pour bientôt ?
R - À la fois les Nations unies et l'Europe ont donné l'autorisation d'aider concrètement à la formation des troupes maliennes ; cela peut commencer dès maintenant. Les troupes maliennes qui sont à Bamako vont se former et, ensuite, elles vont essayer de reprendre les villes du nord dont vous connaissez les noms : Tombouctou, Kidal, etc.
La deuxième résolution de l'ONU doit venir dans une trentaine de jours. Ces opérations peuvent se faire dans les semaines qui viennent. C'est aux états-majors de préciser tout cela. Ce peut être avant la fin de l'année ou juste au détour de l'année.
Après, il y a une autre opération plus difficile, qui est de monter au nord et d'aller affronter AQMI et ses succursales. Ce sont des terroristes très organisés et cela demande évidemment des troupes aguerries.
Q - Sont-elles prêtes ?
R - Il y a deux séries de troupes : il y a les troupes maliennes, qui doivent être davantage formées ; et puis il y a, d'après nos informations, un certain nombre de pays africains qui vont apporter leur soutien.
Q - Quel est le rôle de la France ?
R - La France a purement et simplement un rôle de facilitateur. C'est-à-dire que nous n'aurons pas de troupes au sol, c'est clair net. Il y aura un accompagnement qui peut être ce qu'on appelle l'intelligence, c'est-à-dire les écoutes...
Q - Il y a des forces spéciales, déjà.
R - Non. Ne croyez pas tout ce que l'on vous dit. Je suis au coeur de tout cela et il n'y a pas de troupes au sol. C'est aux Africains qu'il revient de les engager. Ce sont eux qui l'ont demandé. Maintenant, il y a l'autorisation des Nations unies, sous le chapitre 7, et l'autorisation des Européens pour...
Q - Autorisation des Nations unies, peut-être, mais encore blocage de l'Algérie. Est-ce qu'une opération est envisageable sans l'accord de l'Algérie ?
R - La diplomatie, c'est toujours la géographie et l'histoire. Si vous regardez la géographie, vous vous apercevez qu'il y a une frontière très importante entre le Mali et l'Algérie. Et l'Algérie elle-même a souffert gravement du terrorisme pendant des années. Nous nous sommes mis d'accord avec les Algériens. J'ai eu des conversations avec le président Bouteflika, avec le ministre des affaires étrangères, le Premier ministre et nous sommes tout à fait d'accord sur deux principes - quand je dis «nous», c'est à la fois les Africains, l'ensemble des Africains, les Français et les Algériens.
D'une part, il faut faire respecter l'intégrité des territoires ; or l'intégrité du Mali a été violée puisque la moitié de son sol n'est pas contrôlée. Deuxièmement, les Algériens nous ont dit de manière absolument claire qu'ils n'acceptaient pas le terrorisme parce que le terrorisme les menace eux aussi.
Là où il faut qu'il y ait encore des discussions avec nos amis algériens, c'est sur la chose suivante : au nord, vous avez toute une population de Touaregs - tous les Touaregs ne sont pas des terroristes, absolument pas ! Il faut qu'il y ait des discussions avec les Touaregs qui acceptent de respecter l'intégrité du Mali et qui refusent le terrorisme. Il faut que l'on puisse discuter avec eux, que les Maliens puissent discuter avec eux. Je constate, contrairement à ce que je lis ici ou là, qu'il y a énormément de convergences entre les Algériens, les Africains et nous, et que nos services, nos services d'intelligence travaillent ensemble.
Q - Est-ce qu'on vous pose une question sur les otages ? L'attaque africaine, et alliés, peut-elle être déclenchée tant que les otages ne sont pas libérés ? Il y a six otages français au Mali.
R - C'est exact. Et nous travaillons bien sûr. Je ne serai pas très prolixe sur ce point pour des raisons que vous comprendrez. Mais ce que je peux vous dire, c'est que nous travaillons tous les jours pour la libération des otages. Nous avons des contacts avec les familles, qui sont d'ailleurs admirables. Les otages sont extrêmement courageux - ils sont en vie.
Q - On sait qu'ils n'en peuvent plus de cette longue détention injuste...
R - Cela fait déjà deux ans qu'ils sont là, c'est une situation épouvantable. D'un autre côté, chacun comprendra qu'à partir du moment où la communauté internationale - ce n'est pas la France seulement, c'est l'ensemble de la communauté internationale, tous les pays, le Conseil de sécurité des Nations unies - dit qu'il faut arrêter le terrorisme au Mali, il faut le faire.
Q - Cela veut dire que c'est séparé, comme le dit François Hollande ?
R - Nous faisons en sorte, au maximum, que ce soit séparé.
Q - Mais ne met-on pas leur vie en danger si on déclenche une opération ?
R - Mais elle l'est, aujourd'hui.
Q - Si la France fait tout, comme vous dites, bien sûr, pour libérer les otages, cela veut dire que l'on peut envisager de verser une rançon ?
R - Je n'entre pas dans ces questions publiquement. Je ne ferai pas de commentaires sur ce point.
Q - Dernière question : en affichant votre détermination et celle du président de la République, on sait que vous prenez des risques personnels ; d'ailleurs AQMI l'a dit et a menacé. Vous en faites prendre aussi au pays. Mais est-ce que vous réaffirmez aux Français - parce qu'il peut y avoir des attentats - qu'aucun État ne doit céder au djihadisme, où qu'il soit ?
R - Bien sûr, et dans tous les continents. Vous savez aussi bien que moi qu'il y a aujourd'hui des attentats. Il faut arrêter le terrorisme et ses possibles ramifications. Ce qui est manifeste, c'est que de plus en plus d'États se rendent compte que ce que j'appelle le narco-terrorisme - car il y a des liens entre les terroristes, les intégristes et le trafic de drogue - est la grande menace du XXIème siècle.
Q - Ce matin, il vient d'y avoir un attentat dans les quartiers chrétiens de Damas, avec de très nombreuses victimes. Et cet après-midi, les Libanais vont organiser des obsèques grandioses au chef de la sécurité du Liban. Est-ce que vous y voyez encore la marque criminelle de la Syrie ?
R - C'est probable. Un attentat a tué le général Wissam Al-Hassan, le chef des renseignements des forces de sécurité intérieures. On ne sait pas encore exactement qui est derrière mais tout indique que c'est le prolongement de la tragédie syrienne. Le gouvernement a décrété samedi deuil national. Cet après-midi, il y a ses obsèques. Je voudrais d'abord dire à quel point nous condamnons cet attentat épouvantable - dix morts, plus de 100 blessés -, combien nous sommes solidaires avec la population libanaise et avec son gouvernement - je pense au président Sleimane et au Premier ministre Mikati.
Je pense effectivement que c'est un prolongement de ce qui se passe en Syrie, ce qui rend encore plus nécessaire le départ de Bachar Al-Assad.
Q - Prolongement et retour en arrière, puisqu'il y avait eu quand même une volonté de rapprochement, à l'époque de l'Union pour la Méditerranée. Cela veut dire que tout cela c'est lettre morte ?
R - Non, nous sommes très proches du Liban. Les Libanais sont nos cousins, nos frères. Nous souhaitons absolument la cohésion du Liban. Nous avons sur place une force des Nations unies avec un très important contingent français. Et la politique du gouvernement libanais, jusqu'ici, a été parfaitement juste, c'est-à-dire une politique de distanciation : ce qui se passe en Syrie se passe en Syrie, c'est abominable, mais il faut éviter la contagion. Mais évidemment, l'intérêt de Bachar, qui est un manipulateur, c'est d'essayer au contraire d'élargir la contagion en Turquie, en Jordanie, au Liban.
Q - Vous avez noté, ou est-ce que vous confirmez que la Syrie et l'Iran son en train d'activer le Hezbollah qui était jusqu'ici calme ?
R - Il faut d'abord rappeler à nos auditeurs que le Hezbollah est dans le gouvernement libanais. Jusqu'à présent, on ne voyait pas trop sa présence dans le conflit syrien mais, depuis quelques jours, il y a - cela a été reconnu par le Hezbollah - la présence de militants Hezbollah dans le conflit syrien. Il y a d'autre part un drone qui a été envoyé au-dessus d'Israël par le Hezbollah.
Il semble donc qu'il y ait une volonté du Hezbollah, et donc de l'Iran, de manifester encore plus expressément sa présence. Et nous ne pouvons que refuser cela.
Q - Vous exigez, depuis plusieurs mois, le départ du président Assad. Comment expliquez-vous que la communauté internationale n'arrive pas à avancer dans ce dossier ?
R - Il y a au moins deux ou trois pans différents dans ce dossier. Il y a l'aspect militaire, que nous suivons de très près. Les résistants gagnent du terrain mais, pour le moment, il n'y a pas d'action décisive qui permette de faire basculer en défaveur de Bachar. Le régime de Damas a plus de 500 appareils qu'il utilise pour lancer des bombes au TNT et d'autres choses abominables sur la population.
Q - Bachar Al-Assad a-t-il une autre issue que la reddition, l'exil, la fuite, ou la fin à la Kadhafi ?...
R - À partir du moment où il attaque son peuple et où son peuple, majoritairement, est contre lui, à partir du moment où il met le feu à l'ensemble de la région, la seule solution responsable, c'est de partir. Ce serait possible s'il y avait un consensus de la communauté internationale, mais, comme vous le savez, au Conseil de sécurité, à la fois la Russie et la Chine se sont opposées aux résolutions. Que faisons-nous ? Nous sommes en pointe dans ce dossier, comme dans beaucoup d'autres.
Q - Comment la France aide-t-elle l'opposition syrienne ? Comment la France peut préparer un éventuel après Bachar Al-Assad ?
R - Nous avons mis au point un mécanisme, qui est d'ailleurs plébiscité par beaucoup de pays arabes et de pays à travers le monde qui nous soutiennent, c'est d'aider ce qu'on appelle les zones libérées. Il y a, quand vous regardez la carte de la Syrie maintenant, une espèce de carte de taches de léopard ; c'est-à-dire que Bachar contrôle quelques zones mais la résistance en contrôle d'autres. Nous aidons ces zones libérées. Concrètement, cela veut dire que nous leur donnons des moyens, y compris des moyens financiers, pour qu'ils reconstruisent, par exemple, des boulangeries industrielles pour donner du pain à des centaines de milliers de personnes.
Q - Mais comment est-on certain que l'aide va dans les boulangeries et pas dans les armes ? On est train de dire que Bachar Al-Assad est une ordure, il tue son peuple, il a des armes, des avions, etc. et nous on dit : on refait des boulangeries ?
R - D'habitude, vous n'êtes pas démagogue et vous ne faites pas de simplification de ce type. Essayons un instant, même si ce n'est pas toujours l'habitude, d'aller au fond des sujets. Il faut que Bachar Al-Assad s'en aille. Il a actuellement une domination militaire, notamment aérienne. On peut arriver à renverser la situation, soit par un appui militaire, mais cela est contraire à toute une série d'engagements que nous avons pris, soit par un appui diplomatique, mais les Russes et les Chinois bloquent, avec les Iraniens qui sont aussi derrière.
Que devons-nous faire ? Nous essayons, sur le plan diplomatique, de faire basculer cela mais, pour le moment, nous n'y sommes pas arrivés, pas plus que les Américains ou les Arabes. D'autre part, nous agissons parce qu'il y a tous les jours des centaines de gens qui meurent. C'est une tragédie et c'est Bachar qui en est le responsable. C'est un assassin ! Il faut dire les choses telles qu'elles sont ! Nous apportons de l'aide aux populations, il ne faut pas se moquer de cela. Nous permettons à des gens de vivre, de se soigner, de se nourrir, d'organiser la police. Ce sont des gens qui élisent leurs dirigeants. Nous préparons ainsi - je réponds à votre question, sérieusement - l'après-Bachar.
Et puis, nous travaillons pour unir l'opposition. Si la question est - et elle est légitime : qu'est-ce qui se passe après Bachar ? Il faut que l'opposition s'unisse. C'est la raison pour laquelle nous avons favorisé la défection d'un certain nombre de Syriens qui, grâce à nous, et à d'autres, ont pu sortir.
Q - Il y en aura d'autres ?
R - Mais on les aidera, bien sûr. C'est la raison pour laquelle nous voyons, nous, en France, soit le président de la République, moi-même ou d'autres, un certain nombre d'ex-Syriens du régime qui maintenant ont basculé dans l'opposition. Nous favorisons le rassemblement de tous ces gens-là. Nous faisons tout ce que nous devons faire, sur le plan diplomatique, sur le plan humanitaire, sur le plan politique.
Voilà où nous en sommes.
Q - Lorsqu'on parle Syrie, on pense également Iran, bien sûr. On sait que c'est un dossier qui sera tout le temps là, même sur le bureau du nouveau futur président américain. Est-ce que c'est une menace uniquement liée à Israël, ou c'est régional, ce qui se passe en Iran ?
R - La question n'est pas israélienne, c'est une question iranienne. Il ne faut pas se tromper. Nous sommes dans des sujets très graves.
Q - Et qui vont se poser au prochain président des États-Unis que ce soit Obama ou Mitt Romney.
R - Oui notamment. Tout d'abord, les experts ont établi d'une façon absolument incontestable que l'Iran développait sa puissance nucléaire et qu'il avait accumulé toute une série de centrifugeuses qui permettront, vraisemblablement à partir de la fin du premier semestre de l'année prochaine, de posséder l'arme nucléaire. Ensuite, nous considérons - quand je dis «nous», c'est l'ensemble des puissances, y compris les cinq membres permanents du Conseil de sécurité : la Russie, la Chine, les États-Unis, la Grande-Bretagne et nous - que c'est inacceptable. Pourquoi ? Parce qu'à partir du moment où l'Iran, dont nous admettons parfaitement qu'il utilise le nucléaire à des fins civiles, posséderait la bombe atomique et compte tenu de l'orientation de ce régime, cela signifie de nombreuses menaces. De plus, dans cette zone déjà extrêmement chahutée, cela pourrait engendrer une prolifération avec d'autres pays qui vont se doter de l'arme nucléaire - on pense à la Turquie, à l'Égypte, à l'Arabie Saoudite...
Q - Alors quelles solutions, hormis les sanctions... ?
R - Que faisons-nous par rapport à cette situation ? La diplomatie, ce n'est pas simplement élaborer des théories, mais c'est aussi agir. Que fait la France ? Nous avons une attitude double. D'une part nous sanctionnons et, avec nos alliés, nous avons pratiqué des sanctions qui ont déjà un certain effet sur la population. D'autre part, nous discutons afin que l'Iran change son attitude. Jusqu'à maintenant, pour être parfaitement honnête et lucide, l'Iran n'a pas changé d'attitude.
Ce qui signifie que si il n'y a pas eu de changement dans la négociation après les élections israéliennes - qui doivent avoir lieu le 22 janvier de l'année prochaine - il est évident que nous aurons, avec le président des États-Unis une discussion générale sur la question suivante : que faire pour arrêter l'Iran ? La seule bonne solution c'est évidemment que l'Iran accepte de lui-même de ne pas chercher à se doter de l'arme nucléaire. Mais s'il refuse de le faire, il y aura évidemment des décisions à prendre.
Q - Mais de quelle nature ? Allant vers l'intervention ? Le dilemme reste aussi cruel : ou bien la bombe des ayatollahs, ou bien bombarder les installations nucléaires de l'Iran ? C'est cela ?
R - Mais nous souhaitons que la question ne se pose pas ainsi, mais il peut se poser ainsi.
Q - En tout cas, aujourd'hui, Israël et les États-Unis d'Obama lancent ensemble trois semaines de manoeuvres militaires ininterrompues...
R - Oui, mais ça c'était prévu depuis...
Q - ...Non, mais c'est un petit avertissement peut-être à l'Iran ?
R - ...Non, c'était prévu depuis longtemps. Et il faut, puisque nous parlons de l'Iran, que les dirigeants iraniens comprennent que nous respectons parfaitement l'existence de l'État iranien, que ce gouvernement peut agir et que nous acceptons parfaitement qu'il utilise le nucléaire à des fins civiles mais que pour la bombe atomique, c'est non.
Q - La France et l'Algérie donc. On sait qu'il y a un voyage très prochainement du président Hollande. Faut-il s'attendre à un discours de repentance ?
R - Non, non ...
Q - ...pour revitaliser les relations ?
R - Non, je suis allé en Algérie il y a quelques semaines. J'ai été très bien reçu par le président Bouteflika et son équipe. D'autres collègues du gouvernement y sont allés. Les Algériens, m'a confirmé le président Bouteflika, ne souhaitent absolument pas que l'on fasse un voyage tourné vers le passé. Le thème central, que partage le président Hollande, c'est : «tournons la page, tournons-nous vers le futur.»
Q - C'est-à-dire un traité d'amitié ...
R - Non. Nos amis algériens ne souhaitent pas que l'on rentre dans ce type de déclaration, d'instrument juridique. Ils veulent un partenariat stratégique et c'est aussi notre approche. Après mon entretien avec le président Bouteflika, je pense d'une manière très claire que le concept de traité d'amitié ne sera pas retenu. En revanche, nous pourrons aller vers un partenariat stratégique. Cela veut dire que l'on va parler de nos relations en matière économique, notamment parce que nous sommes très attachés à une approche euro-méditerranéenne. Il y a au sud de la Méditerranée des choses extraordinaires à faire qui sont positives pour les deux en matière économique, en matière éducative. Il y a aussi des questions en matière d'énergie et pourquoi pas en matière militaire. C'est l'objet de ce voyage qui est préparé par plusieurs collègues et pour lequel j'ai sollicité Jean-Pierre Raffarin, que j'estime beaucoup, pour nous aider sur quelques dossiers économiques difficiles.
Q - Il connaît bien l'Algérie.
R - Il connaît très bien l'Algérie oui.
Q - Il est bien perçu en Algérie mais le passé perturbe encore les esprits des deux côtés de la Méditerranée et souvent pour des raisons électoralistes
R- Non et personnellement il y a des douleurs personnelles.
Q - Oui, justement la France a reconnu le rôle d'une partie même de ses policiers à Paris le 17 octobre 1961. Il y avait des ratonnades meurtrières, il y a la déclaration forte du président Hollande. Je pense que vous étiez en accord avec lui !
R - Bien sûr.
Q - Il n'y a pas de lien ?
R - J'ai vu que des personnes, ne connaissant pas exactement le dossier, établissaient un lien entre cette déclaration et le voyage présidentielle en Algérie. Pas du tout. Je pense que cette reconnaissance - reconnaissance, ce n'est pas repentance, ce n'est pas la même chose - est parfaitement bienvenue. D'ailleurs François Hollande, alors qu'il était candidat, avait lui-même eu un geste le 17 octobre de l'année précédente.
Q - Il y a eu des gestes sous le président Chirac, il y en a eu quelques-uns avec Nicolas Sarkozy.
R - C'est une continuité.
Q - Le temps n'est-il pas venu de demander à Alger comme à Paris des signes, des preuves de réciprocité, que chacun reconnaisse ce qu'il a fait ?
R - À quoi pensez-vous ?
Q - Il y a toute une liste comme des exécutions sommaires d'Algériens à Paris et aussi de Français qui ont été tués à Oran et dans différents endroits d'Algérie.
R - Notre approche est partagée par nos amis algériens. Il s'agit bien évidemment de rétablir la vérité historique mais aussi de se tourner vers l'avenir. C'est un trait constant de notre diplomatie. Je veux revenir un instant là-dessus parce que l'on évoque, et c'est tout à fait normal, de sujets tragiques. On a parlé des difficultés en Afghanistan, du Liban, de la Syrie et du Sahel. C'est une évidence, nous sommes dans un monde très dur, très difficile, très dangereux. Mais la voix de la France, qui s'exprime à travers le président de la République, est une voix respectée et il s'agit d'une chose qui me frappe le plus dans mes contacts de tous les jours. C'est une voix entendue et attendue. Nous sommes une puissance de paix, nous n'avons pas d'agenda caché et nous voulons aider au développement et à la régulation internationale. C'est très difficile mais nous le faisons partout et cela est vrai dans tous les conflits dont on a parlé.
Q - Justement pour aider à cet avenir, pourquoi au fond la France n'a pas été plus allante pour faire entrer l'Algérie dans la Francophonie ? Elle n'y participe pas formellement alors que le Qatar, qui a un rapport à la Francophonie qui reste à définir, a été accepté comme membre à part entière.
R - La Francophonie, j'y crois beaucoup. Il y a eu un sommet de la Francophonie.
Q - Pourquoi le Qatar et pas l'Algérie ?
R - La ministre déléguée à mes côtés, Mme Benguigui, l'a fort bien préparé. Actuellement, nous avons 220 millions de personnes qui parlent français et il y en aura 750 millions dans trente ans.
Q - Pourquoi le Qatar ?
R - Le Qatar a souhaité y participer non pas ...
Q - Israël aussi mais il ne participe pas, il souhaite ...
R - ...que le français soit parlé par tous au Qatar. Vous le savez peut-être, le français est la deuxième langue enseignée dans les lycées au Qatar.
Q - Mais l'Algérie ?
R - Si l'Algérie en émet le souhait, ce serait une très bonne chose. J'ai vu avec plaisir que dans leur vie quotidienne énormément d'Algériens continuent à parler français et c'est très bien. Le français ce n'est pas simplement une langue, c'est aussi une communauté de valeurs et de ce point de vue là nous insistons beaucoup sur une diplomatie francophone.
Q - Alors, autre sujet important dans l'actualité, l'Europe. Est-ce que la politique qui est actuellement menée va dans le bon sens ?
R - Je le crois. Ce n'est peut-être pas toujours évident aux yeux de la population car il y a eu beaucoup d'avancées et de reculs. On annonce souvent des sommets de la dernière chance et en fait il y en a toute une série. Quand on essaie de regarder cette situation de manière synthétique, il y a des décisions très positives qui ont été prises au cours des derniers mois. J'en cite quelques-unes.
D'abord, au mois de juin, alors que l'on ne parlait que de restrictions budgétaires, on a aussi décidé - à l'instigation de la France et de son président - d'un volet sur la croissance. Première chose positive. Deuxième chose, en ce qui concerne la Banque centrale européenne, son nouveau président, M. Draghi, a pris une décision extrêmement importante qui peut se traduire ainsi : que les pays qui connaissent des difficultés pourront recevoir, dès lors qu'ils sont sérieux, toutes les liquidités qu'ils veulent.
Q - Donc vous êtes satisfait
R - Absolument ! Troisièmement, vous avez vu que nous avons décidé effectivement une taxe sur les transactions financières. Même chose, je vous rappelais que nous avons demandé cela depuis des années, enfin cela va être possible.
Quatrième élément qui est aussi très important. Il y a une prise de position du président de la République - très nette que j'ai beaucoup appréciée - sur le fonctionnement de l'UE. Actuellement nous sommes 27 pays, il y en aura 28 ou 30 demain, mais il faut que le coeur du coeur, c'est-à-dire la zone euro, aille plus vite ensemble. C'est aussi une position que nous défendons depuis très longtemps. Enfin, elle va pouvoir se mettre en place. Donc c'est vrai qu'aujourd'hui, c'est difficile économiquement, nous sommes dans une crise mondiale. Mais là, ce sont des signes qui vont permettre la levée de l'espérance européenne.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 octobre 2012