Déclaration de M. Pierre Moscovici, ministre de l'économie et des finances, sur l'historique de la crise économique et financière internationale et les réponses à la crise en cours au niveau international et hexagonal à travers le projet de loi de finances et le pacte de compétitivité, Paris le 22 novembre 2012.

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Circonstance : Discours prononcé devant les étudiants de l'ESCP-Europe, à Paris le 22 novembre 2012

Texte intégral

Mesdames et Messieurs,
Chers étudiants, ici, à Paris, mais aussi à Madrid et à Berlin : l’Europe se construit en direct et, comme toujours, autour de sa jeunesse. Mon homologue allemand Wolfgang Schaüble a fait la rentrée de l’ESCP Europe à Strasbourg, début septembre, devant 800 d’entre vous. Au tour de la France, à mon tour à présent.
Nous sommes aux responsabilités depuis six mois. Après le Président de la République et le Premier Ministre, qui se sont exprimés récemment, je voudrais ce soir en ma qualité de ministre de l’Economie et des Finances, en homme de conviction et d’engagement, prendre le temps de vous expliquer la cohérence de notre politique économique. En faire une pédagogie concrète et active.
Vous connaissez la situation et son urgence. Le monde traverse depuis quatre ans une crise d’une ampleur inconnue depuis les années trente. Le chômage a franchi un niveau au-delà du supportable dans de nombreux pays d’Europe. Si sa situation est singulière, la France n’est pas épargnée par cette lame de fond. La crise a agi comme un bain révélateur des fragilités de notre économie, que les politiques conduites depuis dix ans n’ont pas traitées et ont même, hélas, souvent aggravées.
Certains observateurs nous reprochent de ne pas avoir pris la mesure de cette crise. Je voudrais au contraire vous montrer à quel point toute notre action est fondée sur un diagnostic lucide et réfléchi de la situation économique mondiale, européenne et française, et met en action l’ensemble des instruments de politique économique dont nous disposons.
Car notre responsabilité, c’est de transformer les structures économiques de la France pour qu’elles soient – enfin – prêtes pour ce 21ème siècle qui a démarré sans nous. Les gouvernements qui nous ont précédé depuis dix ans ne l’ont pas fait, et la France dont nous héritons est restée comme figée dans les structures et les raisonnements économiques du siècle précédent. Et c’est en réalité avec colère que je constate le terrible gâchis qui se déroule sous nos yeux : gâchis de nos atouts, de nos énergies, de nos forces. J’ai parlé de « révolution copernicienne » et ce n’était pas qu’un mot dans ma bouche.
Commençons d’abord par le diagnostic :
La France traverse une triple crise
a) La crise mondiale
La crise actuelle présente de troublantes similitudes avec les deux autres crises majeures du XXe siècle : la Grande Dépression et la crise japonaise des années 1990. A chaque fois, une crise financière violente a sanctionné des années d’euphorie et de dérèglements sur les marchés financiers, avant qu’une sortie de crise très lente, au prix d’une hausse du chômage et d’une déflation, n’opère, dans la douleur, l’apurement des bilans publics et privés.
Et si l’histoire ne se répète pas, elle bégaie : au cours des quatre derniers siècles, une crise financière a éclaté en moyenne tous les dix ans. Si l’on écarte la période des Trente Glorieuses et ses marchés financiers strictement encadrés par une régulation exigeante, le XXe siècle n’échappe pas à la règle.
Les causes de la crise actuelle sont connues.
L’abondance de liquidités, tout d’abord, encouragée par l’expansion monétaire dans les pays avancés, et un excès d’épargne mondial, ce que Ben Bernanke appelait en 2005 le « global saving glut », en provenance de certains pays (l’Allemagne, le Japon et certains pays émergents). Elle a nourri l’inflation du prix des actifs notamment immobilier, tandis que l’intégration commerciale mondiale des émergents contenait l’inflation du prix des biens.
La crise s’est, ensuite, insinuée dans les interstices d’une régulation financière en reflux rapide au cours des deux dernières décennies. Certaines activités, certaines pratiques, ont prospéré dans les angles morts du contrôle des régulateurs, avec des prises de risques folles.
Autre facteur : le creusement des inégalités. Jean-Michel Sévérino ou François Bourguignon l’ont montré, l’intégration commerciale accélérée et le poids croissant des pays émergents ont réduit les inégalités entre pays – et c’est heureux ! – mais la mondialisation a, dans le même temps, creusé les inégalités au sein de chaque pays.
Dans les pays avancés, la réorganisation des appareils productifs autour des innovations technologiques a protégé l’emploi des populations les plus qualifiées. Puis, la « destruction créatrice » a joué à plein. La dispersion des salaires s’est accentuée. Pour préserver leur niveau de vie, en particulier aux Etats-Unis, les ménages modestes se sont endettés. Trop. Beaucoup trop.
Enfin, dernier facteur, les Etats – les Etats-Unis évidemment qui font face aujourd’hui à leur « falaise budgétaire » mais aussi, comment le nier, en Europe - n’ont pas mis à profit le haut du cycle de croissance pour engager des politiques budgétaires de précaution et préparer l’avenir.
La somme de ces quatre éléments - abondance de liquidités, dérèglements financiers, inégalités de revenus et insuffisante maîtrise des finances publiques – a conduit à l’accumulation de dettes insoutenables, dont les risques ont été gravement occultés. Jusqu’en 2007, l’Espagne, l’Irlande et le Royaume-Uni faisaient figure de modèles en Europe, malgré la dégradation de leurs bilans privés. La hausse massive de l’endettement des ménages américains ou britanniques était mise au crédit d’un système financier innovant et exemplaire !
Vous connaissez la suite. La déflagration Lehman Brothers et la révélation de l’ampleur inouïe de la crise des subprimes a contraint les Etats à sauver des systèmes financiers entiers, en intervenant massivement, au prix d’une dégradation de leurs propres comptes. La crise a ouvert une fracture profonde entre l’économie, la société et la finance. Triste mais prévisible retournement de l’histoire : ces mêmes Etats qui ont aidé les investisseurs affrontent aujourd’hui leur défiance. Et font face à un sentiment légitime de révolte devant ce qui s’apparente à une mutualisation des pertes.
b) La crise européenne
La crise mondiale a aussi mis crûment en lumière la distance qui séparait la zone euro d’une zone monétaire optimale.
La construction d’une monnaie commune est un formidable atout économique et politique. L’Euro a été un choix nécessaire au moment de la réunification politique de l’Europe. Il permet à l’UE de mieux faire entendre sa voix dans le monde, et il apporte aux citoyens de la zone euro un symbole tangible de leur identité européenne. Bref, il est une construction dont nous pouvons être fiers.
Pour autant, il faut rester lucide sur ses insuffisances. L’atrophie des dimensions budgétaire, fiscale et politique de la zone euro hypothèque aujourd’hui sa capacité à résister aux chocs :
- la crise a révélé que la convergence de niveaux de vie depuis la création de l’euro, avait pour partie reposé sur un endettement privé et public excessif et déstabilisateur ;
- les différences de situations macroéconomiques et de compétitivité des Etats membres ne se sont pas non plus réduites et n’ont été compensées ni par un ajustement des prix, ni par une capacité d’intervention contra-cyclique ;
- l’absence de supervision financière intégrée et de fonds de garantie des dépôts au niveau européen a amplifié la crise ;
- enfin, la crise a exposé les insuffisances de la gouvernance institutionnelle de la zone euro, les processus décisionnels comme la coordination des politiques économiques et budgétaires.
Nous avons assisté en 2010 à ce que les économistes appellent un « Minsky-Moment », ce point où des investisseurs surendettés vendent en masse, déclenchant une spirale de baisse du prix des actifs et un assèchement de la liquidité. Les investisseurs ont ainsi brusquement changé leur appréciation de la dette de certains Etats de la zone euro, pensant qu’à la différence des Etats-Unis ou du Royaume-Uni, les Etats membres de l’euro ne bénéficiaient ni d’un prêteur en dernier ressort – rôle traditionnellement
joué par les banques centrales –, ni d’une autorité clairement identifiée en charge de la définition et de la surveillance de la politique économique et budgétaire.
D’où le grand paradoxe dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui : la situation consolidée et moyenne de la zone euro est plus favorable que celle des Etats-Unis ou du Royaume-Uni. Nos fondamentaux sont très sains. Et pourtant, les investisseurs ont cessé de considérer la dette souveraine de ses membres comme un actif sans risque.
La crise européenne est politique avant d’être économique. Et elle n’est pas la crise d’un excès, mais d’un défaut d’Europe :
- les attaques des marchés contre les dettes souveraines sont politiques avant d’être spéculatives : elles ont sanctionné l’absence, ou à tout le moins l’inefficacité, d’une stratégie crédible et coordonnée de sortie de crise ;
- c’est parce que l’austérité budgétaire a constitué le seul horizon de l’intégration de la zone euro – au détriment d’une politique plus complète de compétitivité et de croissance – qu’elle est une zone monétaire sous optimale ;
- c’est au contraire quand l’Europe fait des choix politiques forts et audacieux que les tensions sur les marchés financiers se détendent. Le Mécanisme Européen de Solidarité en offre un exemple. Le nouvel instrument d’intervention de la BCE aussi. Le signal que celle-ci a envoyé en s’autorisant à acheter « sans limite » des titres représentant des dettes d’Etat est économique, certes, mais également politique. C’est celui de l’irréversibilité de la zone euro.
c) La crise française
Notre pays a vécu douloureusement le décrochage des années 2000.
Je me souviens qu’en 2002, quand j’ai quitté le gouvernement, la France était leader en Europe. Sa croissance dépasse alors la moyenne européenne. Entre 1996 et 2002, 2 millions d’emplois salariés marchands sont créés, favorisés par le niveau relativement faible de l’euro, l’avantage comparatif en termes de coût du travail vis-à-vis de l’Allemagne et une politique d’allègement des cotisations sociales sur les bas salaires. En 2002, le pays enregistre un excédent commercial de 3 milliards d’euros : le dernier connu à ce jour.
Car cette phase favorable, nourrie à la fois par un environnement international porteur et par des choix de politique économique judicieux, a malheureusement été suivie des « dix calamiteuses » jusqu’en 2012.
Alors que la mondialisation mettait le modèle social de la France sous tension, des choix économiques à contretemps, comme la loi TEPA, ont creusé les inégalités et les déficits. Entre 1998 et 2008, le niveau de vie de la population du centile supérieur a augmenté de 40 %, bien plus vite que l’ensemble de la population française La progressivité de l’impôt s’est effondrée. Le pouvoir d’achat des français n’augmente plus depuis 2007. Le chômage a pris 3,5 points sur le dernier quinquennat. La perte de compétitivité du pays s’accélère. Enfin, 800 milliards d’euros de dette ont été accumulés depuis dix ans, dont 600 depuis 2007 seulement, créance immense que le pays doit, aujourd’hui, apurer.
Puis, la crise financière est enfin venue frapper un pays endetté, peu compétitif, affaibli dans son lien social.
Voici la situation que nous devons affronter, clairement documentée désormais par la Cour des comptes, le rapport Gallois et aussi par la décision de Moody’s. Il est lourd, marqué par un triple déficit :
- un déficit de demande : un taux de chômage qui dépasse 10 % de la population active, une utilisation des capacités de production au plus bas, une croissance très inférieure au potentiel. Notre économie a les capacités de produire plus, mais la demande qui lui est adressée – par nos partenaires commerciaux, les entreprises, les ménages, et les investisseurs publics – est insuffisante.
La voie d’une relance keynésienne unilatérale nous est, bien sûr, fermée. Nos marges de manoeuvre budgétaires sont nulles et elle approfondirait davantage encore notre déficit de compétitivité. Mais une impasse nationale peut être une piste de réflexion européenne.
- un déficit de crédibilité budgétaire : Le rapport de la Cour des Comptes de juillet 2012 juge sévèrement cette dégradation. Notre combat est de faire rentrer l’endettement dans le lit dont il a débordé. Il appelle à une véritable mobilisation de la Nation.
- un déficit de compétitivité enfin : je l’ai dit, 3 Md€ d’excédent commercial en 2002 ; plus de 70 milliards de déficit en 2011. La part de marché française dans le total des exportations européennes est passée de 13 % en 2000 à 9 % en 2010.
Ces chiffres sont connus. La réalité économique qu’ils décrivent n’en est pas moins alarmante : c’est la perte de notre substance industrielle. La part de l’industrie dans la valeur ajouté a reculé, passant de 18 %, en 2000, à 12,5 %, en 2011. Deux millions d’emplois industriels ont été détruits en trente ans. Le tissu d’entreprises exportatrices s’est rétracté de 15 % depuis dix ans.
La question majeure qui sous-tend notre déficit de compétitivité est celle de la dégradation de la productivité. Il faut s’y attaquer, sans singer des modèles étrangers qui portent aussi un très lourd coût social, mais en s’inspirant de ce qu’ils offrent de plus convaincant : une capacité à trouver des débouchés commerciaux à la recherche, des financements performants, un ajustement de l’offre à la demande interne et externe, la qualité du dialogue social, une formation professionnelle prise au sérieux.
J’ajoute enfin que le fonctionnement du marché du travail, aujourd’hui, est révoltant. Il protège de moins en moins bien les salariés – en particulier les plus vulnérables, les plus jeunes, les plus âgés, les moins qualifiés – sans offrir aux entreprises la souplesse nécessaire en cas de contraction temporaire de l’activité.
Dernier élément de ce constat, qui nous distingue fortement de l’Allemagne: la question de l’immobilier et du logement en France ne peut être ignorée. C’est une question macroéconomique. La très forte progression des prix dans ce secteur a plombé les « dix calamiteuses. » Ma conviction, c’est que cette évolution est étroitement corrélée aux pertes de compétitivité enregistrées par notre économie dans le même temps. Tous les pays ayant connu un boom immobilier ont vu en parallèle leur situation externe se dégrader.
Je ne veux pas noircir excessivement le tableau. Notre économie a évidemment des atouts considérables : sa taille, sa productivité élevée, la qualité de ses services publics et de ses infrastructures, la diversification de son appareil productif, l’importance de l’épargne privée (plus de 15 % du revenu disponible brut), l’endettement relativement modéré des agents économiques privés (ménages et entreprises). Elle doit reprendre confiance. C’est le sens de mon action comme ministre de l’Economie et des Finances. Mais l’élu de terrain que je suis voit aussi monter l’angoisse sociale. La triple crise que je viens de vous décrire touche les Français au coeur et alimente la crainte du déclassement. Elle appelle à un sursaut national.
J’en viens maintenant à notre « révolution copernicienne »
Elle est la conséquence de l’analyse que je viens de faire. Il nous faut réformer en profondeur les structures économiques de la France, dans une démarche pleinement européenne. Avec quel logiciel en tête ? Avec quelles références comme guide ? Avec quelles priorités et quel calendrier, surtout ?
a) Nos références théoriques et historiques
La presse anglo-saxonne – la semaine dernière encore ! – aime à peindre la Gauche française la baguette sous le bras ou le couteau entre les dents : nous serions forcément des anti-libéraux, des anti-capitaux, bref des antimodernes. Des archaïques, des tenants du déni, incapables de réformer.
Je réponds très calmement. Ma famille de pensée, ce n’est pas ce « capitalisme prédateur » – selon le mot de Jacques Julliard – des années 1980, celui qui a rompu toutes les digues du compromis social des 30 Glorieuses : la dérégulation, le capitalisme d’actionnaires et plutôt que celui des capitaines d’industrie, l’autonomisation de la finance, l’enrichissement personnel effréné, la dévalorisation du travail.
Ma pensée économique, la source de mon action – de mon enseignement naguère aussi –, c’est d’abord chez Keynes et chez Amartya Sen que je l’ai trouvée. Et chez tous ceux qui ont combattu un capitalisme sans foi ni loi pour lui préférer un libéralisme économique bien tempéré, le vrai, celui des Lumières.
Keynes d’abord, lui qui a récusé – c’est son apport majeur – l’idée qu’une économie de marché évolue spontanément vers le plein emploi. L’autorégulation de l’économie est chez lui au mieux incertaine, au pire impossible. Attentif aux déséquilibres macroéconomiques, il proposera d’utiliser la politique fiscale pour faciliter l’ajustement macroéconomique quand le taux de change réel est surévalué. Nous nous en sommes souvenus dans le pacte de compétitivité, par exemple, avec un crédit d’impôt qui permet aux entreprises de retrouver des marges pour investir pour l’avenir.
Amartya Sen nous a enjoint, lui, à faire preuve d’ambition quand nous combattons l’inégalité. Il n’est pas suffisant de s’assurer de l’absence de contraintes ou de donner des droits. Il faut veiller à ce que chacun ait concrètement les moyens de les exercer. Cette vision précise et exigeante de la justice guide aussi notre action.
Au coeur de mon projet, il y a la régulation, la promotion de l’entreprise comme moteur de la machine économique à long terme, la finance au service des entreprises et non l’inverse, et la taxation de l’enrichissement personnel abusif.
Et puis, c’est aussi dans l’histoire de la Gauche que j’ai puisé les leçons de courage et de politique pour faire face à cette triple crise et pour réformer le pays. Sans chercher à imiter, mais sans jamais oublier. Plusieurs figures surtout, toutes animées par la même volonté de changement que celle qui nous habite aujourd’hui. Porteuses de l’ADN de la gauche de transformation, celle qui, en 1936 ou en 1981, a fait le choix de la rénovation, de l’action en économie de marché. En un mot, de la social-démocratie.
Jean Jaurès d’abord – à tout seigneur tout honneur -, qui a aidé la gauche à saisir les enjeux de la première mondialisation. Je retiens de lui la place donnée aux droits sociaux, la conscience sociale, au-delà de l’opposition entre liberté et socialisme, au moment où le monde vivait la transformation la plus profonde et la plus brutale qu’il ait sans doute jamais connu. Sa défense aussi de l’élimination progressive des privilèges héréditaires et de la redistribution des richesses. Son plaidoyer pour une meilleure organisation du travail, un rôle pour les syndicats et l’initiative ouvrière. Aujourd’hui, on parlerait d’un Pacte pour le progrès de tous.
Sa capacité enfin à concilier économie de marché et justice sociale, propriété privée et droits collectifs, reste une source d’inspiration.
Léon Blum ensuite, qui nous a appris à faire face, sans ciller, et à combattre le marasme économique dans les périodes les plus troubles. Léon Blum a une place à part, évidemment, dans mon panthéon personnel. Dans cette crise des années 1930 qui mènera la France « à la décadence et à l’abyme » (Duroselle), Blum, haï et injurié par ses adversaires comme ce fut rarement le cas dans la vie politique française, sera l’acteur central de l’évolution du pays vers la modernité et la justice sociale. Contraint d’affronter les responsabilités suprêmes de chef de Gouvernement dans une période dramatique, il resta, jusqu’à la fin, « soucieux des humbles, résolu dans l’action, droit dans l’orage » (René Girault). Blum, c’est l’ambition sociale dans la stagnation économique, la promesse des politiques de relance. Plus qu’une inspiration : un modèle.
Avec à ses côtés dans la crise, puis pour la Reconstruction (on dit « redressement » en 2012 !), deux hommes dont je veux honorer la mémoire Pierre Mendès-France, l’introducteur de Keynes en France, le représentant de la France à Bretton Woods, lui qui n’aura de cesse de préparer la France à la modernité monétaire, économique, sociale et de concevoir les outils publics de construction économique et politique d’un pays (on parle alors de « planification » !). Opposé à une fiscalité injuste comme au « régime ultra-présidentiel », son combat trouve un écho jusqu’à nous. Et puis plus méconnu, Vincent Auriol, qui fut d’abord l’expert financier puis le ministre des Finances du Front Populaire, avant d’être le résistant puis le Président que l’on sait.
Jacques Delors pour finir, qui a su incarner le sérieux de gauche et aussi l’espoir de la relance, en élargissant tous les horizons. L’Europe est, aujourd’hui, l’objet de toutes les démagogies. La tentation du repli nous guette, alors que ce début de XXIème siècle est celui des géants économiques. La gauche française a donné à l’Europe certains des architectes les plus inspirés et les plus ambitieux. Nous devons à Jacques Delors le choix d’ancrer la France dans l’Europe, en l’engageant dans le système monétaire européen, avant de devenir à la tête de la Commission européenne le bâtisseur d’Europe que nous connaissons. Je pense enfin ce soir avec émotion à Pierre Bérégovoy, qui a su désintoxiquer la France de l’inflation.
Car c’est par l’Europe et par le sérieux de gauche que la France tiendra son rang, relancera son activité économique et renouera en confiance avec l’ouverture au monde.
b) Nos chantiers prioritaires
Keynes, Sen, Jaurès, Blum, Delors, Mendès France et tant d’autres. Voilà mon corpus, voilà mon viatique. Il m’éclaire et il me renforce, dans les temps d’extrême difficulté que nous traversons, où une nouvelle étape dans la pensée économique et l’action de la Gauche doit être franchie. L’étape, qui, par le choix du « désendettement compétitif », fera entrer pleinement l’économie française dans le 21ème siècle.
L’élan de 1924 s’était brisé contre le « mur de l’argent. » Celui de 1936 sur la montée des périls. La générosité réformatrice de 1981 s’était heurtée à la « contrainte extérieure. » Et à chaque fois, l’indifférence des Nations et les égoïsmes de classe ont sapé nos efforts.
Nous ne sommes pas condamnés à chuter sur les mêmes obstacles, si nous savons conduire avec la force et l’ambition nécessaire nos chantiers prioritaires : l’intégration solidaire en Europe ; le redressement des comptes publics ; un Pacte pour la compétitivité ; et la réconciliation de la finance et de l’économie.
Nous avons appris de l’histoire, nous voulons d’abord redresser le pays, dans la justice, pour reprendre plus fortement ensuite le chemin de la redistribution.
L’Europe d’abord et toujours
Le destin de la France est résolument européen. Je porte forte et clair cette conviction profonde au sein du Gouvernement, et auprès de nos partenaires. C’est un choix exigeant : l’Europe se construit dans l’écoute attentive et le patient rapprochement des idées. Elle se bâtit sur la conviction de ceux qui persistent, dans une négociation mutuellement respectueuse. L’argument d’autorité n’y a pas cours. Faire le choix de l’Europe, c’est accepter son rythme et sa méthode. Je l’assume.
C’est, aussi, faire le choix de la confiance. L’Europe est un projet que nous avons, tous, intérêt à réussir, en résorbant nos propres déséquilibres. L’Allemagne avance et accélère la mise en oeuvre des mesures de soutien à sa demande intérieure. La France assainit ses comptes, corrige son déficit extérieur, et réforme ses structures économiques. Avec la défense acharnée de la zone euro en partage. Le reste, c’est de l’écume. Nous savons, du fond de notre expérience historique, que les politiques non coopératives mènent à l’échec. Le nôtre, et celui de l’Europe.
Depuis mai 2012, nous avançons résolument dans la bonne direction. La France a retrouvé sa crédibilité auprès de ses partenaires européens. Comme Jean Monnet naguère et toute proportion gardée, j’ai pris mon bâton de pèlerin pour convaincre nos partenaires et les investisseurs. Et notre sérieux est reconnu.
Les décisions du Conseil européen de juin dernier ont commencé à combler les failles de l’Europe. Le pacte de croissance de 120 milliards d’euros, la recapitalisation de la BEI, soutiendront les investissements. La Taxe sur les Transactions Financières responsabilise les marchés. La stabilisation de la zone euro se poursuit avec le pare-feu du Mécanisme Européen de Stabilité et de la BCE. L’Union bancaire est en marche, et la France anticipera nombre de ses dispositions dans la loi bancaire que je présenterai fin décembre.
Notre exigence est aussi et avant tout celle d’un refus catégorique de l’austérité généralisée. Certains des peuples européens, à l’image d’abord de la Grèce, sont exsangues. Il faut entendre leur cri. La récession, les niveaux record du chômage, les tensions sociales extrêmes, sont autant de preuves des impasses de l’austérité. Choisir l’Europe, c’est choisir ses peuples. Notre responsabilité historique est de dire quand trop leur est imposé. Cette urgence sociale n’attend pas.
Le destin de l’Europe exige de maîtriser les risques économiques, mais il impose aussi et surtout de reconquérir cette grande friche politique que la construction communautaire a laissée de côté : une véritable solidarité européenne. C’est ce qu’a voulu dire François Hollande en parlant d’« intégration solidaire. »
Il nous faut dessiner, pour l’union que nous avons formée autour de notre monnaie, un nouveau modèle, reposant à la fois sur des mesures favorables à la croissance et sur l’union bancaire – deux chantiers en marche – mais aussi sur une coordination budgétaire et économique améliorée et sur une harmonisation fiscale renforcée en zone euro.
Il nous faudra, aussi, poursuivre collectivement la réflexion autour de l’amélioration de la gouvernance de la zone euro, plus efficace et plus légitimité. Je pense notamment à la création d’un ministre des finances de la zone euro et une nouvelle formation du parlement européen qui permettrait aux membres issus des pays de la zone euro de se prononcer sur les sujets qui leur sont propres.
Cette union renouvelée devra, aussi, reposer sur une union sociale pour les travailleurs européens.
Enfin, j’ai la conviction que notre avenir réside aussi dans la montée en puissance d’un budget commun de la zone euro, qui jouerait un rôle plus important face aux chocs économiques. Il s’appuierait sur des ressources fiscales propres, et pourrait, à terme, émettre de véritables eurobonds pour financer un socle commun de dépenses prioritaires de la zone euro.
Dans un premier temps, cette mise en commun des ressources de la zone euro pourrait ainsi financer un socle d’indemnisation chômage pour ses membres.
C’est ma vision pour l’avenir de l’Europe. Elle passera, le moment venu, par une réforme des traités communautaires, après avoir avancé le plus loin possible à droit constant. Mais je veux garder ouverte cette perspective : c’est une condition essentielle de la rénovation démocratique des institutions de la zone euro.
Le redressement des comptes : quel Etat pour quelle économie ?
« La liberté suppose la maîtrise de soi », disait Descartes. Comment ne pas l’approuver ? La France ne sera en mesure de faire face aux défis des prochaines décennies que si ses finances publiques sont assainies.
Nous vivons aujourd’hui le désendettement comme une contrainte. Il l’est, bien sûr. Mais il est une contrainte nécessaire et temporaire qui rendra demain à la France la pleine maîtrise de son destin. Quand je dis demain, je pense précisément à 2017, à la fin de notre mandat. Ce rendez-vous précis est notre responsabilité historique. Car l’endettement est un joug qui menace notre souveraineté, notre compétitivité, notre croissance, notre crédibilité, et nos enfants.
Et nous sommes en train de nous en libérer. La parole de la France – qui, pour être entendue, doit être respectée – porte de nouveau. En confirmant l’objectif de 3 % pour 2013, en présentant au Parlement six lois financières en six mois, nous avons rétabli la confiance.
La confiance, et la justice. Le sérieux de gauche se caractérise, d’abord et avant tout, par cette ambition. Notre réforme fiscale en porte la marque. 70 % de son rendement est concentré sur les 20 % des ménages les plus riches. La fiscalité des revenus du capital est alignée sur celle du travail. Elle demande un effort différencié à des ménages et des entreprises aux capacités contributives inégales.
Et puis, au-delà des engagements strictement budgétaires, nous devons inventer dans cette « terre de tradition étatique » qu’est la France, un nouveau rôle pour la puissance publique dans l’économie.
C’est essentiel, non pas seulement pour réaliser 60 Md€ d’économies en cinq ans – il faut le faire ! –, mais surtout pour moderniser et garantir la qualité de nos services rendus. L’enjeu, c’est que notre Etat soit demain mieux adapté dans ses leviers d’action – les politiques publiques – aux besoins des acteurs économiques et sociaux en économie de marché. C’est un défi majeur, celui de la modernisation de l’action publique, que le Gouvernement de Jean-Marc AYRAULT a engagé avec force.
Tous les parcours de désendettement réussi, comme celui de la Suède ou du Canada, ont suivi ce chemin. Tous ont combiné un effort fiscal, une réforme de l’action de l’ensemble des administrations, un examen minutieux des dépenses publiques, une réflexion sur l’articulation des pouvoirs centraux et territoriaux, un souci de pédagogie et de lisibilité de l’action menée, une implication renforcée du parlement et des règles de gouvernance financière rénovées. Toutes ces réformes sont à l’ordre du jour du Gouvernement. A nous à présent de les réussir, à notre façon, et de présenter des résultats aux Français. C’est une très grande ambition.
Les politiques de croissance et de compétitivité au service de l’emploi
Un mot rapide sur le Pacte pour la croissance, la compétitivité et l’emploi. Il ne s’agit pas de reproduire un modèle développé ailleurs, ou par d’autres. Ce Pacte est une réponse unique à une situation singulière. Le Pacte est un effort collectif, pas un acte unilatéral du gouvernement. Il suppose un travail commun sur l’ensemble de l’agenda de compétitivité. Il demande un engagement de tous les acteurs, dans une démarche dont chacun sort gagnant.
Le gouvernement est aux côtés des entreprises, avec un « crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) » qui allégera de 20 Mds€ le coût du travail.
Réduire l’imposition des entreprises est vu par certains comme une rupture, ou même un revirement. En réalité, à la distinction entre ménages et entreprises, qui a ses limites, il faut préférer la distinction entre revenus du capital et revenus du travail. Abaisser la fiscalité des entreprises, c’est d’abord réduire le coût des facteurs de production et donc soutenir l’activité, l’investissement et l’emploi.
En retour de ce soutien à l’emploi et l’investissement, le Gouvernement demande des contreparties au secteur productif: un comportement exemplaire en matière de rémunérations des dirigeants et de civisme fiscal et social; une révision en profondeur de certaines politiques publiques dont les partenaires sociaux ont la charge, pour les rendre plus efficaces; et une réforme profonde de la gouvernance des entreprises, en associant mieux les représentants des salariés.
N’oublions pas, toutefois, que la compétitivité n’est pas seulement, et pas d’abord, une question de coût du travail.
J’ai évoqué le rôle du logement. Pour atteindre nos objectifs - 500 000 nouveaux logements construits par an, 150 000 logements sociaux – il faut : débloquer le foncier disponible soutenir l’effort de construction, favoriser la rotation du parc de logement et la mobilité sociale. Cette politique publique n’est pas comme les autres : elle touche au social et à la compétitivité. Ses enjeux macroéconomiques ne doivent pas être sous-estimés.
Un mot, pour finir, du marché du travail. Un détricotage du droit du travail n’amènera jamais le progrès social, ni même le progrès économique. C’est à un compromis historique entre syndicats et patronat que le Président de la République a appelé, mettant les partenaires sociaux face à leurs responsabilités. A eux de trouver un accord ambitieux, pour lutter contre la précarité des salariés en sécurisant davantage les parcours professionnels, et donner dans le même temps plus de souplesse aux entreprises quand elles font face à un choc économique. L’économie à laquelle nous aspirons est à la fois plus compétitive, et plus solidaire.
La Finance enfin
Dans Ubu Roi, Ubu manie le couteau à « phynance » ; et on sait ce qu’il advient des financiers dans la pièce… ! Allons-nous manier, nous aussi, ce couteau? Sommes-nous anti-marchés ? Non. Le marché doit jouer son rôle : révéler les prix, et notamment les coûts socio-économiques, dans une concurrence réelle qui prévient la formation de rentes au profit de quelques uns. Cette pensée accepte les marchés libres. Elle accepte que certains y fassent plus de profit que d’autres, dès lors qu’on ne confond pas liberté et rapports de force. Nous ne sommes pas contre le marché, mais contre les marchés de certains.
Voilà pourquoi notre projet est de remettre la finance à sa juste place.
La crise de 2008 a creusé une fracture profonde entre l’économie, la société et la finance. Il faut la réduire. La finance n’est pas une zone de non-droit, mais elle a trop souvent perdu de vue l’utilité de sa fonction première : financer l’économie réelle. Il revient au régulateur de la ramener sur cette voie.
Les chantiers que j’ai ouverts redessinent progressivement en ce sens le paysage financier. La création de la banque publique d’investissement aplanira l’accès au crédit et aux fonds propres pour les PME de croissance. La réforme de l’épargne réglementée et celle de la fiscalité de l’épargne canaliseront l’épargne abondante des Français vers l’économie productive. La création d’une nouvelle bourse pour les PME incitera les français à investir dans les actions et les obligations de leurs entreprises pour les aider à grandir.
Mais l’acte fondateur de mon action sur le secteur financier sera la réforme du secteur bancaire. Un acte fondateur car nous y affirmons, enfin, depuis la crise, le rôle du politique. Ce rôle n’est pas uniquement de réguler, d’encadrer, mais aussi, parfois, d’interdire. Sans acrimonie, mais sans timidité non plus, la loi bancaire manifestera le retour du primat du politique.
La loi bancaire ne portera pas un discours de défiance à l’égard de la finance, mais de prudence à l’égard du risque. Elle dira qu’il faut l’identifier, le circonscrire, le contrôler, et le cas échéant, savoir s’en séparer, au sein de chaque établissement : c’est l’objet de la séparation des activités. Elle dira que c’est à ceux qui le créé d’en supporter en premier lieu le coût s’il dérape : c’est l’ambition des nouvelles procédures de résolution. Elle dira aussi que la somme des risques individuels doit être suivie pour elle-même : ce sera la mission d’une nouvelle autorité macro-prudentielle. Elle dira enfin que là où il est anormalement élevé ou immoral, il faut le supprimer : c’est ce qui justifie l’interdiction pure et simple de certaines pratiques et activités.
Je conclus sur le chemin qui est le nôtre, et qui va de l’effort à l’essor.
Le Président de la République, François HOLLANDE, l’a dit « le déclin n’est pas notre destin ».
Nous avons fixé le cap et la mesure de notre redressement : l’inversion de la trajectoire de l’emploi, celle de la courbe de la dette à partir de 2014, l’équilibre structurel de nos comptes et de notre commerce extérieur hors énergie en 2017.
Nous avons fixé la méthode, social-démocrate. Parce que ces combats pour notre pays sont exigeants et difficiles, nous ne les mènerons qu’en faisant « Pacte » avec la société, avec les forces économiques. Nous voulons un Etat qui fait confiance, qui croit aux vertus du dialogue et du contrat plutôt qu’aux initiatives d’en haut. Qui sait qu’une société ne peut être rénovée sans que ses acteurs eux-mêmes soient les moteurs du changement. Cette méthode n’est pas une faiblesse ou une hésitation : elle est la clé d’une mobilisation réussie. Je la revendique et je l’assume.
C’est dur, je le sais, je l’éprouve. Mais j’ai confiance. Après le temps de l’effort viendra celui de l’essor : celui de la levée des freins à notre action, celle des acteurs économiques, des individus, et la levée des obstacles à la croissance. Nous y arriverons. Nos atouts sont nombreux, solides, incontestables. La réussite est à notre portée.
Vous qui êtes aujourd’hui étudiants ici, dans cette salle, ou à Madrid et à Berlin, vous êtes les chefs d’entreprises ou les dirigeants économiques de la France et de l’Europe à venir. Vous êtes ceux et celles qui feront l’économie de demain, sa croissance, son dynamisme. C’est sur vous que le pays s’appuiera, demain.
A l’aube de cette décennie, encore un effort, non pas comme disait un grand auteur connu pour d’autres motifs, la Marquis de Sade, encore un effort, pour être Républicains, car cette partie là est gagnée, même si la République est toujours un combat, mais un effort pour faire entrer collectivement l’économie française dans son nouveau siècle. Il court – et vite ! – devant nous, mais nous pouvons encore le rattraper.source http://www.economie.gouv.fr, le 27 novembre 2012