Texte intégral
JEAN-JACQUES BERNARD
On reproche souvent aux politiques de ne pas faire de projection vers le futur, mais la défense impose précisément d'envisager l'avenir. Il en va, bien sûr, de notre sécurité. Juste avant le conseil des ministres de mercredi prochain, où il présentera les grands axes de la future loi de programmation militaire pour 2003-2008, Alain RICHARD, ministre de la Défense, a accepté de répondre à mes questions sur un futur qui nous concerne tous, en tant que citoyens et comme contribuables. Alain RICHARD, bonjour.
ALAIN RICHARD
Bonjour.
JEAN-JACQUES BERNARD
Merci d'avoir accepté de venir parler du futur. Les grands axes de la loi de programmation militaire pour 2003-2008 annoncent 87,5 milliards de francs, je crois, en crédit d'équipements...
ALAIN RICHARD
Oui, en moyenne sur les six années à venir.
JEAN-JACQUES BERNARD
Quels sont les grands axes, justement, de cette programmation ?
ALAIN RICHARD
Il y en a quatre, pourrait-on dire. D'abord, soutenir la professionnalisation : nous avons maintenant une armée professionnelle et il faut qu'elle soit dotée de personnels bien formés et motivés. Ce qui signifie qu'il y a des choses à faire, concernant d'une part leurs conditions de rémunération et d'autre part leurs conditions d'installation et les moyens d'entraînement. Il s'agit là d'un premier " paquet ", le soutien du système d'hommes qui, vous le savez bien, devient en grande partie un système d'hommes et de femmes. Deuxièmement, donner à l'Europe de la défense son cerveau : le problème des Européens n'est pas qu'ils n'ont pas de soldats, d'avions ou de bateaux, c'est qu'ils n'ont pas de système de commandement. Et quand il faut mener une opération, on demande de ce fait un système de commandement à l'étiquette " Alliance atlantique ", en réalité aux Etats-Unis. L'une des choses que nous voulons faire évoluer dans les années qui viennent - sans tout casser néanmoins - c'est que les Européens aient leur propre système de connaissance des situations, donc de renseignement.
JEAN-JACQUES BERNARD
De grandes oreilles On va y venir.
ALAIN RICHARD
Par exemple. Ou surtout de grands yeux en l'occurrence, parce que ce qui nous motive le plus, ce sont les questions d'observation spatiale.
JEAN-JACQUES BERNARD
Satellitaire ?
ALAIN RICHARD
Par les satellites, mais aussi les avions, les hélicos, etc. Et puis nous avons besoin de systèmes de commandement, qui sont d'abord des grands systèmes de communication, c'est-à-dire de la télécom particulière pour les systèmes de commandement et de contrôle de terrain. Le troisième domaine prioritaire, ce sont les moyens de projection et de frappe de précision. Si nous voulons prendre parti dans une crise, arrêter une agression, un massacre quelque part, sans faire nous-mêmes des dommages collatéraux importants, il faut pouvoir aller vite et frapper juste.
JEAN-JACQUES BERNARD
Des frappes " chirurgicales ", comme on dit.
ALAIN RICHARD
Oui, cela veut simplement dire : tuer le moins possible de civils autour ; c'est quand même un sujet réel. Nous continuerons ou nous renforcerons un certain nombre d'armements qui ont cette fonction-là. Le quatrième axe enfin, ce sont les questions de protection. Nous avons besoin de systèmes boucliers ou de systèmes antidotes, aussi bien face aux risques chimiques ou biologiques existants que face aux risques de frappes balistiques sur nos forces. Soit en crédits d'étude, soit parfois en acquisitions de matériel, nous investissons aussi sur ce secteur-là. C'est une façon d'avoir peu à peu ce que nous espérons être des forces armées du futur.
JEAN-JACQUES BERNARD
La défense deviendra de plus en plus technologique dans le futur. Va-t-elle du coup faire de plus en plus appel à l'industrie privée ?
ALAIN RICHARD
Technologique mais avec des personnes ; il ne s'agit pas non plus d'une armée de robots. Et du point de vue de la motivation et de la réussite professionnelle comme du point de vue de la protection, nous avons à tenir compte des personnels. Mais il est vrai que la défense est un client de l'industrie high-tech. Si vous voulez, je me vois parfois comme un démonteur du colbertisme : pièce par pièce, et autant que possible sans en mettre trop par terre, je continue à démonter des systèmes qui étaient entièrement étatiques et qui ont besoin de devenir des systèmes plus orientés vers le privé parce qu'il faut qu'ils fassent de la recherche, des investissements lourds que l'Etat ne financera pas, qu'ils travaillent sur du dual, c'est-à-dire à la fois sur du civil et du militaire. Quand Thales connaît de grands succès commerciaux dans le radar militaire, il est en même temps capable d'équiper une grande partie des aéroports mondiaux en systèmes de contrôle aéroportuaires.
JEAN-JACQUES BERNARD
Justement, Alain RICHARD, les lobbies technologiques vont peser de plus en plus lourd sur la défense à l'avenir.
ALAIN RICHARD
Je ne pense pas. Dans le système étatique antérieur, il existait quand même une certaine convivialité, pour ne pas dire une certaine connivence. D'où la capacité des industriels de forcer la main du gouvernement pour acheter un matériel dont il avait moyennement besoin, simplement pour soutenir l'activité. Le niveau de charges des industries était proverbial et nous avons tous en mémoire des exemples. La réforme que nous poursuivons permet à ces entreprises d'être compétitives au niveau mondial et, par conséquent, maintient pour les Etats européens la possibilité de ne pas acheter uniquement américain. Elle aboutit à donner au gouvernement une plus grande distance vis-à-vis des producteurs et à garder un minimum de compétition.
JEAN-JACQUES BERNARD
La défense, c'est aussi beaucoup la prévision de l'attaque, les grandes oreilles ou les grands yeux ; vous en parliez à l'instant. Y a-t-il un programme financier prévu pour agrandir nos yeux et nos oreilles ?
ALAIN RICHARD
Oui, il y a une nouvelle génération de satellites. Je vous rappelle que la France est pour l'instant le seul Etat occidental, en dehors des Etats-Unis, à avoir un satellite d'observation militaire. Cela ne fait quand même pas beaucoup, et nous avons parfois infructueusement essayé de motiver nos amis européens pour qu'ils s'engagent dans un programme collectif. Cette fois-ci, ils ont changé d'avis et ont revu les choses plus positivement, et nous sommes dans cette perspective. Nos amis italiens et allemands ont des projets de satellites, à vision radar, qui ont l'avantage d'être un peu moins précis mais de localiser à travers les nuages. De notre côté, nous voulons passer à une nouvelle génération de satellites optiques, donc photo, avec en plus un élément infrarouge qui permet de constater les pièces en mouvement. Nous allons développer ce programme dans les années 2006-2008 et il y aura deux satellites successivement.
JEAN-JACQUES BERNARD
Le futur de notre défense passe bien sûr, vous l'avez dit tout à l'heure, par l'Europe. Comment cette Europe trouvera-t-elle demain une cohérence à la fois budgétaire et stratégique ? On ne le voit pas bien, nous autres, à notre place.
ALAIN RICHARD
C'est vrai, mais j'entends ça en permanence, pas seulement en France d'ailleurs. L'Europe est aussi la capitale mondiale du scepticisme et de l'esprit critique. Littérairement et philosophiquement, cela me convient, mais quand vous comparez avec les Etats-Unis, ceux-ci sont au contraire dans une logique d'auto-affirmation et d'auto-glorification permanente, et ils valorisent tout. Bien entendu, l'Europe n'est pas aujourd'hui une super-puissance militaire ni un gendarme du monde. Elle ne s'est pas d'ailleurs pas donné cette ambition-là. Pourtant, si je regarde la photo des années 1980, je vois que nous avons depuis beaucoup avancé : nous sommes maintenant en capacité non seulement de dire notre mot, mais aussi de l'accompagner d'actes en tant qu'Européens. Et depuis le Kosovo notamment, les chefs d'Etat et de gouvernement européens sont en convergence pour dire il faut que nous allions plus loin.
JEAN-JACQUES BERNARD
Prenons encore un peu plus le risque, Alain RICHARD, de prédire des Etats-Unis d'Europe. Est-ce que ce seront des Etats-Unis militairement équipés, budgétairement équipés également, et quand ?
ALAIN RICHARD
Quelles sont nos démocraties nationales qui sont disposées à consentir une délégation générale du pouvoir d'employer la force à une instance supranationale, même européenne, à laquelle ils font confiance ? Je pense, même si j'ai envie de me battre dans le sens inverse, que notre démocratie française n'y est pas tout à fait prête. On le verra d'ailleurs quand cette loi de programmation sera discutée dans les deux chambres du Parlement. Je sais que la Grande-Bretagne, pays qui compte militairement en Europe et avec lequel nous nous entendons bien, n'acceptera pas non plus cette idée telle quelle. Au fond, ceux qui sont prêts à accepter incessamment l'idée d'une délégation sont les pays qui ont, en réalité, déjà partiellement renoncé à être dans le haut du tableau, en termes d'action dans les crises, et qui acceptent finalement d'être en deuxième division. Je préfère qu'on crée, comme on l'a fait dans beaucoup d'autres domaines européens, une accoutumance à travailler ensemble. Pour les Français et les Britanniques, celle-ci est relativement récente. Mais dans quinze ou vingt ans, je suis convaincu que nos successeurs, même s'ils ne sont pas fédéralistes comme je le suis moi-même, seront amenés pour des raisons concrètes à dire : " Allez, faisons un pas de plus vers ce que j'appelle la dépendance mutuellement acceptée ".
JEAN-JACQUES BERNARD
Dans ce contexte, que voudra dire dans cinquante ans la notion d'armée française ? Un parc et des fanfares ?
ALAIN RICHARD
Si nous avons échoué et que l'Europe reste, à l'échelle du monde, une sorte de mosaïque de petits pays qui se disputent et qui hésitent sans cesse dès qu'il s'agit de prendre des positions communes pour peser sur l'avenir du monde, alors nous aurons une armée française "provinciale", dépassée technologiquement par les plus grandes puissances. Parmi celles-ci, il n'y aurait peut-être plus que les Etats-Unis à ce moment-là, mais il y aurait peut-être la Chine également, et nous serions en deuxième division. Mais ce n'est pas du tout ce que je vois. Je pense que les Européens auront le courage d'avancer, comme ils le font depuis cinquante ans. A mon sens, la composante française de l'armée européenne sera alors sans doute constituée de gens bien entraînés, ayant gardé l'habitude de prendre leurs décisions eux-mêmes sur le terrain ; ce qui fait une différence avec la structure "Alliance atlantique", qui est une organisation très imposante mais au sein de laquelle tout marche évidemment par comités multinationaux. Du fait que nous n'avons pas été dans la structure militaire intégrée de l'Alliance, je suis frappé de constater que les chefs militaires français ont davantage le sens de l'opportunité et de la décision à chaud.
JEAN-JACQUES BERNARD
Et pendant ce temps-là, Alain RICHARD, les Américains parlent de bouclier antimissiles
ALAIN RICHARD
Il faut maintenant un peu plus qu'en parler !
JEAN-JACQUES BERNARD
Oui, le mettre en pratique. Qu'est-ce que cela inspire au ministre de la Défense français aujourd'hui ?
ALAIN RICHARD
Le problème est que cette administration américaine est par principe très méfiante vis-à-vis de tous les engagements internationaux. C'est un vrai changement par rapport à l'administration Clinton ; on l'a vu très récemment sur le protocole de Kyoto, sur les armes de petit calibre, etc. Et le débat sur le souverainisme ou le multilatéralisme va avoir lieu devant l'opinion américaine : lors de mon dernier passage aux Etats-Unis, j'ai rencontré des sénateurs démocrates, qui sont maintenant majoritaires au Sénat, et qui disent : " devons-nous chercher à gagner de la sécurité pour nous seulement, éventuellement dans une logique seuls contre tous, ou devons-nous chercher à faire des progrès de sécurité pour tout le monde ? ".
JEAN-JACQUES BERNARD
Je pense à nos mômes dans quarante, dans cinquante ans. Y aura-t-il un bouclier antimissiles américain, un bouclier antimissiles européen, un bouclier antimissiles chinois ? Que signifient ces fermetures ?
ALAIN RICHARD
Si quelque chose se produit, je pense que ce sera à très long terme et dans un cadre multilatéral. Sinon, les inconvénients seront tels que les gouvernants américains successifs auront sans doute été amenés à revoir leur position. En même temps, la violence, l'agressivité, la volonté de domination et de destruction continuent à exister chez les hommes à différents endroits . Nous aurons donc aussi à mener des actions, si nous ne voulons pas que le monde soit un coupe-gorge, au détriment des plus faibles. Il faudra aussi que nous ayons des forces au sol qui puissent intervenir et faire du maintien de la paix dans des endroits où nous avons a priori peu d'intérêts. Le réflexe de penser "laissons-les s'entretuer" existera toujours et je crois que ceux qui sont à la fois des démocrates et des humanistes ont intérêt à soutenir une démocratie qui garde les moyens d'agir dans des situations comme celles-là.
JEAN-JACQUES BERNARD
Justement, Alain RICHARD, quel contrôle démocratique pourra-t-on avoir avec une défense de demain qui sera de plus en plus technologique ?
ALAIN RICHARD
Dans le cadre national, j'ai le sentiment que toutes nos démocraties européennes ont la transparence qui convient. Celle-ci est nécessaire pour que les citoyens restent vigilants, sachent que cela existe et fait partie de leur responsabilité de citoyens. En revanche, je reconnais qu'il peut y avoir une petite zone grise si la décision monte progressivement au niveau européen. Est-il alors complètement satisfaisant que le contrôle démocratique soit un contrôle national ? C'est un sujet porté très fortement par le Parlement européen qui, dans tous les domaines, réclame bien entendu plus de pouvoirs. Dans le système politique actuel, ce sont les autorités nationales qui gardent le contrôle sur l'emploi des forces, ce qui fait qu'un contrôle démocratique national est cohérent. Si on évolue, dans dix-quinze ans peut-être, vers un système où il y a plus de codécision, où les uns engagent les autres, il faudra aussi européaniser le contrôle démocratique. Mais cette perspective renvoie à une question qui m'inquiète encore un peu : pour un Européen comme moi, qui pense que c'est comme continent organisé que nous pouvons peser sur les choix du monde, nous sommes aujourd'hui un peu en déficit d'opinion publique européenne.
JEAN-JACQUES BERNARD
Merci. Nous avons compris en tout cas que vous vous intéressez à l'avenir, celui d'une défense qui passe indispensablement, pourrait-on dire, par l'Europe.
ALAIN RICHARD
C'est ma conviction, et comme la chance historique fait que nous pouvons avancer dans ce domaine, je trouve cela passionnant.
(source http://www.defense.gouv.fr, le 28 août 2001)
On reproche souvent aux politiques de ne pas faire de projection vers le futur, mais la défense impose précisément d'envisager l'avenir. Il en va, bien sûr, de notre sécurité. Juste avant le conseil des ministres de mercredi prochain, où il présentera les grands axes de la future loi de programmation militaire pour 2003-2008, Alain RICHARD, ministre de la Défense, a accepté de répondre à mes questions sur un futur qui nous concerne tous, en tant que citoyens et comme contribuables. Alain RICHARD, bonjour.
ALAIN RICHARD
Bonjour.
JEAN-JACQUES BERNARD
Merci d'avoir accepté de venir parler du futur. Les grands axes de la loi de programmation militaire pour 2003-2008 annoncent 87,5 milliards de francs, je crois, en crédit d'équipements...
ALAIN RICHARD
Oui, en moyenne sur les six années à venir.
JEAN-JACQUES BERNARD
Quels sont les grands axes, justement, de cette programmation ?
ALAIN RICHARD
Il y en a quatre, pourrait-on dire. D'abord, soutenir la professionnalisation : nous avons maintenant une armée professionnelle et il faut qu'elle soit dotée de personnels bien formés et motivés. Ce qui signifie qu'il y a des choses à faire, concernant d'une part leurs conditions de rémunération et d'autre part leurs conditions d'installation et les moyens d'entraînement. Il s'agit là d'un premier " paquet ", le soutien du système d'hommes qui, vous le savez bien, devient en grande partie un système d'hommes et de femmes. Deuxièmement, donner à l'Europe de la défense son cerveau : le problème des Européens n'est pas qu'ils n'ont pas de soldats, d'avions ou de bateaux, c'est qu'ils n'ont pas de système de commandement. Et quand il faut mener une opération, on demande de ce fait un système de commandement à l'étiquette " Alliance atlantique ", en réalité aux Etats-Unis. L'une des choses que nous voulons faire évoluer dans les années qui viennent - sans tout casser néanmoins - c'est que les Européens aient leur propre système de connaissance des situations, donc de renseignement.
JEAN-JACQUES BERNARD
De grandes oreilles On va y venir.
ALAIN RICHARD
Par exemple. Ou surtout de grands yeux en l'occurrence, parce que ce qui nous motive le plus, ce sont les questions d'observation spatiale.
JEAN-JACQUES BERNARD
Satellitaire ?
ALAIN RICHARD
Par les satellites, mais aussi les avions, les hélicos, etc. Et puis nous avons besoin de systèmes de commandement, qui sont d'abord des grands systèmes de communication, c'est-à-dire de la télécom particulière pour les systèmes de commandement et de contrôle de terrain. Le troisième domaine prioritaire, ce sont les moyens de projection et de frappe de précision. Si nous voulons prendre parti dans une crise, arrêter une agression, un massacre quelque part, sans faire nous-mêmes des dommages collatéraux importants, il faut pouvoir aller vite et frapper juste.
JEAN-JACQUES BERNARD
Des frappes " chirurgicales ", comme on dit.
ALAIN RICHARD
Oui, cela veut simplement dire : tuer le moins possible de civils autour ; c'est quand même un sujet réel. Nous continuerons ou nous renforcerons un certain nombre d'armements qui ont cette fonction-là. Le quatrième axe enfin, ce sont les questions de protection. Nous avons besoin de systèmes boucliers ou de systèmes antidotes, aussi bien face aux risques chimiques ou biologiques existants que face aux risques de frappes balistiques sur nos forces. Soit en crédits d'étude, soit parfois en acquisitions de matériel, nous investissons aussi sur ce secteur-là. C'est une façon d'avoir peu à peu ce que nous espérons être des forces armées du futur.
JEAN-JACQUES BERNARD
La défense deviendra de plus en plus technologique dans le futur. Va-t-elle du coup faire de plus en plus appel à l'industrie privée ?
ALAIN RICHARD
Technologique mais avec des personnes ; il ne s'agit pas non plus d'une armée de robots. Et du point de vue de la motivation et de la réussite professionnelle comme du point de vue de la protection, nous avons à tenir compte des personnels. Mais il est vrai que la défense est un client de l'industrie high-tech. Si vous voulez, je me vois parfois comme un démonteur du colbertisme : pièce par pièce, et autant que possible sans en mettre trop par terre, je continue à démonter des systèmes qui étaient entièrement étatiques et qui ont besoin de devenir des systèmes plus orientés vers le privé parce qu'il faut qu'ils fassent de la recherche, des investissements lourds que l'Etat ne financera pas, qu'ils travaillent sur du dual, c'est-à-dire à la fois sur du civil et du militaire. Quand Thales connaît de grands succès commerciaux dans le radar militaire, il est en même temps capable d'équiper une grande partie des aéroports mondiaux en systèmes de contrôle aéroportuaires.
JEAN-JACQUES BERNARD
Justement, Alain RICHARD, les lobbies technologiques vont peser de plus en plus lourd sur la défense à l'avenir.
ALAIN RICHARD
Je ne pense pas. Dans le système étatique antérieur, il existait quand même une certaine convivialité, pour ne pas dire une certaine connivence. D'où la capacité des industriels de forcer la main du gouvernement pour acheter un matériel dont il avait moyennement besoin, simplement pour soutenir l'activité. Le niveau de charges des industries était proverbial et nous avons tous en mémoire des exemples. La réforme que nous poursuivons permet à ces entreprises d'être compétitives au niveau mondial et, par conséquent, maintient pour les Etats européens la possibilité de ne pas acheter uniquement américain. Elle aboutit à donner au gouvernement une plus grande distance vis-à-vis des producteurs et à garder un minimum de compétition.
JEAN-JACQUES BERNARD
La défense, c'est aussi beaucoup la prévision de l'attaque, les grandes oreilles ou les grands yeux ; vous en parliez à l'instant. Y a-t-il un programme financier prévu pour agrandir nos yeux et nos oreilles ?
ALAIN RICHARD
Oui, il y a une nouvelle génération de satellites. Je vous rappelle que la France est pour l'instant le seul Etat occidental, en dehors des Etats-Unis, à avoir un satellite d'observation militaire. Cela ne fait quand même pas beaucoup, et nous avons parfois infructueusement essayé de motiver nos amis européens pour qu'ils s'engagent dans un programme collectif. Cette fois-ci, ils ont changé d'avis et ont revu les choses plus positivement, et nous sommes dans cette perspective. Nos amis italiens et allemands ont des projets de satellites, à vision radar, qui ont l'avantage d'être un peu moins précis mais de localiser à travers les nuages. De notre côté, nous voulons passer à une nouvelle génération de satellites optiques, donc photo, avec en plus un élément infrarouge qui permet de constater les pièces en mouvement. Nous allons développer ce programme dans les années 2006-2008 et il y aura deux satellites successivement.
JEAN-JACQUES BERNARD
Le futur de notre défense passe bien sûr, vous l'avez dit tout à l'heure, par l'Europe. Comment cette Europe trouvera-t-elle demain une cohérence à la fois budgétaire et stratégique ? On ne le voit pas bien, nous autres, à notre place.
ALAIN RICHARD
C'est vrai, mais j'entends ça en permanence, pas seulement en France d'ailleurs. L'Europe est aussi la capitale mondiale du scepticisme et de l'esprit critique. Littérairement et philosophiquement, cela me convient, mais quand vous comparez avec les Etats-Unis, ceux-ci sont au contraire dans une logique d'auto-affirmation et d'auto-glorification permanente, et ils valorisent tout. Bien entendu, l'Europe n'est pas aujourd'hui une super-puissance militaire ni un gendarme du monde. Elle ne s'est pas d'ailleurs pas donné cette ambition-là. Pourtant, si je regarde la photo des années 1980, je vois que nous avons depuis beaucoup avancé : nous sommes maintenant en capacité non seulement de dire notre mot, mais aussi de l'accompagner d'actes en tant qu'Européens. Et depuis le Kosovo notamment, les chefs d'Etat et de gouvernement européens sont en convergence pour dire il faut que nous allions plus loin.
JEAN-JACQUES BERNARD
Prenons encore un peu plus le risque, Alain RICHARD, de prédire des Etats-Unis d'Europe. Est-ce que ce seront des Etats-Unis militairement équipés, budgétairement équipés également, et quand ?
ALAIN RICHARD
Quelles sont nos démocraties nationales qui sont disposées à consentir une délégation générale du pouvoir d'employer la force à une instance supranationale, même européenne, à laquelle ils font confiance ? Je pense, même si j'ai envie de me battre dans le sens inverse, que notre démocratie française n'y est pas tout à fait prête. On le verra d'ailleurs quand cette loi de programmation sera discutée dans les deux chambres du Parlement. Je sais que la Grande-Bretagne, pays qui compte militairement en Europe et avec lequel nous nous entendons bien, n'acceptera pas non plus cette idée telle quelle. Au fond, ceux qui sont prêts à accepter incessamment l'idée d'une délégation sont les pays qui ont, en réalité, déjà partiellement renoncé à être dans le haut du tableau, en termes d'action dans les crises, et qui acceptent finalement d'être en deuxième division. Je préfère qu'on crée, comme on l'a fait dans beaucoup d'autres domaines européens, une accoutumance à travailler ensemble. Pour les Français et les Britanniques, celle-ci est relativement récente. Mais dans quinze ou vingt ans, je suis convaincu que nos successeurs, même s'ils ne sont pas fédéralistes comme je le suis moi-même, seront amenés pour des raisons concrètes à dire : " Allez, faisons un pas de plus vers ce que j'appelle la dépendance mutuellement acceptée ".
JEAN-JACQUES BERNARD
Dans ce contexte, que voudra dire dans cinquante ans la notion d'armée française ? Un parc et des fanfares ?
ALAIN RICHARD
Si nous avons échoué et que l'Europe reste, à l'échelle du monde, une sorte de mosaïque de petits pays qui se disputent et qui hésitent sans cesse dès qu'il s'agit de prendre des positions communes pour peser sur l'avenir du monde, alors nous aurons une armée française "provinciale", dépassée technologiquement par les plus grandes puissances. Parmi celles-ci, il n'y aurait peut-être plus que les Etats-Unis à ce moment-là, mais il y aurait peut-être la Chine également, et nous serions en deuxième division. Mais ce n'est pas du tout ce que je vois. Je pense que les Européens auront le courage d'avancer, comme ils le font depuis cinquante ans. A mon sens, la composante française de l'armée européenne sera alors sans doute constituée de gens bien entraînés, ayant gardé l'habitude de prendre leurs décisions eux-mêmes sur le terrain ; ce qui fait une différence avec la structure "Alliance atlantique", qui est une organisation très imposante mais au sein de laquelle tout marche évidemment par comités multinationaux. Du fait que nous n'avons pas été dans la structure militaire intégrée de l'Alliance, je suis frappé de constater que les chefs militaires français ont davantage le sens de l'opportunité et de la décision à chaud.
JEAN-JACQUES BERNARD
Et pendant ce temps-là, Alain RICHARD, les Américains parlent de bouclier antimissiles
ALAIN RICHARD
Il faut maintenant un peu plus qu'en parler !
JEAN-JACQUES BERNARD
Oui, le mettre en pratique. Qu'est-ce que cela inspire au ministre de la Défense français aujourd'hui ?
ALAIN RICHARD
Le problème est que cette administration américaine est par principe très méfiante vis-à-vis de tous les engagements internationaux. C'est un vrai changement par rapport à l'administration Clinton ; on l'a vu très récemment sur le protocole de Kyoto, sur les armes de petit calibre, etc. Et le débat sur le souverainisme ou le multilatéralisme va avoir lieu devant l'opinion américaine : lors de mon dernier passage aux Etats-Unis, j'ai rencontré des sénateurs démocrates, qui sont maintenant majoritaires au Sénat, et qui disent : " devons-nous chercher à gagner de la sécurité pour nous seulement, éventuellement dans une logique seuls contre tous, ou devons-nous chercher à faire des progrès de sécurité pour tout le monde ? ".
JEAN-JACQUES BERNARD
Je pense à nos mômes dans quarante, dans cinquante ans. Y aura-t-il un bouclier antimissiles américain, un bouclier antimissiles européen, un bouclier antimissiles chinois ? Que signifient ces fermetures ?
ALAIN RICHARD
Si quelque chose se produit, je pense que ce sera à très long terme et dans un cadre multilatéral. Sinon, les inconvénients seront tels que les gouvernants américains successifs auront sans doute été amenés à revoir leur position. En même temps, la violence, l'agressivité, la volonté de domination et de destruction continuent à exister chez les hommes à différents endroits . Nous aurons donc aussi à mener des actions, si nous ne voulons pas que le monde soit un coupe-gorge, au détriment des plus faibles. Il faudra aussi que nous ayons des forces au sol qui puissent intervenir et faire du maintien de la paix dans des endroits où nous avons a priori peu d'intérêts. Le réflexe de penser "laissons-les s'entretuer" existera toujours et je crois que ceux qui sont à la fois des démocrates et des humanistes ont intérêt à soutenir une démocratie qui garde les moyens d'agir dans des situations comme celles-là.
JEAN-JACQUES BERNARD
Justement, Alain RICHARD, quel contrôle démocratique pourra-t-on avoir avec une défense de demain qui sera de plus en plus technologique ?
ALAIN RICHARD
Dans le cadre national, j'ai le sentiment que toutes nos démocraties européennes ont la transparence qui convient. Celle-ci est nécessaire pour que les citoyens restent vigilants, sachent que cela existe et fait partie de leur responsabilité de citoyens. En revanche, je reconnais qu'il peut y avoir une petite zone grise si la décision monte progressivement au niveau européen. Est-il alors complètement satisfaisant que le contrôle démocratique soit un contrôle national ? C'est un sujet porté très fortement par le Parlement européen qui, dans tous les domaines, réclame bien entendu plus de pouvoirs. Dans le système politique actuel, ce sont les autorités nationales qui gardent le contrôle sur l'emploi des forces, ce qui fait qu'un contrôle démocratique national est cohérent. Si on évolue, dans dix-quinze ans peut-être, vers un système où il y a plus de codécision, où les uns engagent les autres, il faudra aussi européaniser le contrôle démocratique. Mais cette perspective renvoie à une question qui m'inquiète encore un peu : pour un Européen comme moi, qui pense que c'est comme continent organisé que nous pouvons peser sur les choix du monde, nous sommes aujourd'hui un peu en déficit d'opinion publique européenne.
JEAN-JACQUES BERNARD
Merci. Nous avons compris en tout cas que vous vous intéressez à l'avenir, celui d'une défense qui passe indispensablement, pourrait-on dire, par l'Europe.
ALAIN RICHARD
C'est ma conviction, et comme la chance historique fait que nous pouvons avancer dans ce domaine, je trouve cela passionnant.
(source http://www.defense.gouv.fr, le 28 août 2001)