Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, dans "The International Herald Tribune" le 20 avril 1999 et dans "Le Figaro" le 21, sur les progrès de la campagne militaire au Kosovo et les grandes lignes des conceptions françaises sur un règlement politique du conflit.

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Texte intégral

ENTRETIEN AVEC THE INTERNATIONAL HERALD TRIBUNE :
Paris et Washington sont parvenus à une unité inhabituelle au sujet du Kosovo. M. Hubert Védrine, ministre français des Affaires étrangères, sest entretenu avec Joseph Fitchett, de lInternational Herald Tribune, sur les progrès de la campagne militaire et a exposé les grandes lignes des conceptions françaises sur un règlement politique.
Q - La guerre aérienne paraît longue et defficacité limitée. LOTAN ne devrait-elle pas trouver des moyens de frapper plus fort - éventuellement une attaque terrestre dans une partie du Kosovo ?
R - LAlliance a un objectif spécifique commun et nous avons adopté les moyens adaptés à notre objectif. Une offensive terrestre a été envisagée et tous les gouvernements alliés ont rejeté cette option, la trouvant trop compliquée, encore plus que la stratégie que nous avons adoptée, trop longue à mettre en place, trop coûteuse en termes de vies humaines pour toutes les parties - y compris pour les Albanais du Kosovo.
Q - Mais le Kosovo peut-il être sauvé sans faire la guerre au régime de Belgrade ?
R - Nous devons poursuivre nos objectifs un par un. Notre objectif global, commun à tous les pays occidentaux, y compris les Russes, je crois, est de faire en sorte que lex-Yougoslavie se conforme aux normes européennes et devienne démocratique. Cela implique un changement de régime en Serbie.
Mais lobjectif à long terme est différent de celui des frappes aériennes, qui est de détruire les capacités militaires que le régime utilise pour la répression. Lopinion publique comprend ces limites et soutient notre action.
Q - Lopinion publique semble également impatiente.
R - Nos plans ont été conçus comme une progression, au cours de laquelle les frappes aériennes deviendront de plus en plus généralisées, intenses et efficaces. Nous nallons pas ajouter de nouvelles catégories à nos listes de cibles mais nous allons augmenter le nombre de cibles. Nous ne devons pas tenter de modifier les stratégies. Au début, tous les experts militaires ont commis une erreur de jugement collective en promettant que la guerre serait courte. Nous ne devons pas maintenant commettre lerreur inverse en prédisant que la guerre va durer indéfiniment. Leffet multiplicateur commence à apparaître dans nos frappes aériennes. Il nous faut une seule chose : la persévérance.
Q - Les frappes aériennes semblent rapprocher davantage la population serbe de son dirigeant Slobodan Milosevic. Faudra-t-il que les militaires frappent plus durement pour bien faire comprendre aux gens les conséquences de ce quils ont fait, éventuellement les choquer fortement pour quils retrouvent la raison après avoir vécu plusieurs années dans le déni vis-à-vis du monde extérieur ?
R - Pendant dix ans, en fait depuis que M. Milosevic sest emparé de la question du Kosovo pour propager les fantasmes nationalistes rétrogrades qui ont fait tant de mal au pays quil dirige. Un jour, le peuple de Serbie aura sa place en Europe, mais en ce moment, il a développé une mentalité paranoïaque, qui existait avant les frappes aériennes mais qui sest encore aggravée.
Après une décennie durant laquelle les dirigeants serbes ont si gravement induit leur peuple en erreur, les gouvernements occidentaux ne peuvent fonctionner en termes de culpabilité collective ; nous ne pouvons faire la guerre à un peuple. Nous ne sommes pas intervenus pour changer le régime en Serbie ; nous sommes intervenus parce que la situation au Kosovo était intolérable. Maintenant, nous devons oeuvrer à des solutions et non penser à des sanctions. Il va falloir beaucoup de temps aux Serbes pour se remettre et il nous faudra dune manière ou dune autre gérer la situation à leur place, jusquà ce quils puissent à nouveau se prendre en main.
Q - Certaines critiques françaises sur laction de lOTAN et le rôle de la France dans celle-ci sont teintées dun fort anti-américanisme. Des détracteurs insinuent que lintervention militaire a été organisée par Washington pour faire la preuve que lEurope est toujours tributaire de la puissance américaine. Auriez-vous pu en faire plus pour réfuter la théorie de la conspiration ?
R - Je nai jamais honte de discuter publiquement des relations de la France avec les Etats-Unis et jinnove, à mon avis, en me démarquant de la vieille idée, encore défendue par certains, selon laquelle nos relations sont un jeu à somme nulle où les Américains tentent dimposer leurs impératifs stratégiques mondiaux et où les Européens sefforcent simplement de contrecarrer Washington à chaque fois quils en ont loccasion. Ce nest pas ainsi que je vois les choses.
Certes, il y a des cas ou les Etats-Unis insistent pour imposer leur volonté et il y a des cas où la France ou les Alliés veulent absolument prouver que linfluence américaine a des limites. La situation présente, en ce qui concerne le Kosovo, est un troisième type de dynamique, une coopération réelle.
Pour moi, cest lun des aspects frappants de cette crise : au contraire de ce qui sétait passé avec la Bosnie, il ny a eu à aucun moment de désaccord majeur entre les Européens, ou entre les Européens et les Etats-Unis. Cela narrive pas souvent mais cette fois-ci, nous avons eu une remarquable identité de vues en ce qui concerne la cause du problème et sur ce quil fallait faire, et ensuite il y a eu constamment des consultations réelles pour maintenir la cohésion. Il est tout à fait faux de laisser entendre que les Etats-Unis auraient en quelque sorte imposé leur propre programme aux Européens ou que les Européens auraient appelé les Américains à laide.
Q - Quelle issue voyez-vous au problème du Kosovo ?
R - Aucun gouvernement occidental ne va envoyer de soldats là-bas, comme une invasion. On ne pourra déployer des troupes au sol que dans le contexte dune solution politique.
Cette « solution » nimplique pas nécessairement un « accord ». Le Conseil de sécurité a les pouvoirs nécessaires pour imposer des solutions même contre la volonté dun Etat souverain. Notre scénario est axé sur une résolution du Conseil de sécurité qui prévoit un règlement politique pour le Kosovo et ordonne à une force militaire internationale daider à sa mise en oeuvre. Ceci ne nécessiterait pas le consentement de M. Milosevic.
Q - Quel serait le contenu de ce règlement ?
R - Il conserverait certains aspects du plan de Rambouillet, par exemple lautonomie du Kosovo. Lindépendance aurait des conséquences inacceptables. Une force militaire internationale sera plus que jamais nécessaire. Et désormais, nous ne pouvons laisser le gouvernement serbe stationner des troupes, même en nombre symbolique, dans le pays. Un nouvel élément essentiel est lidée dune sorte dautorité internationale temporaire sur le Kosovo.
Tous ces points peuvent être réglés, y compris la définition exacte dun accord transitoire pour le Kosovo. Fondamentalement, notre idée est que tout cela devrait être fait sous légide du Conseil de sécurité qui nous donnerait la légitimité dont nous avons besoin. Nous devons impliquer plusieurs organisations internationales. LOTAN a un rôle à jouer pour lefficacité de la force de mise en oeuvre, mais nous voudrions aussi une participation large, notamment des forces russes et également des pays neutres. Il faudra que nous trouvions une formule.
Mais nous ne voulons pas dun mécanisme de la double-clé du type de celui qui a été essayé en Bosnie. Il faut quil y ait une chaîne de commandement claire. Et nous aimerions voir lUnion européenne soccuper de ladministration civile du Kosovo pendant cette période. Tous ces détails doivent être réglés.
Q - Le Conseil de sécurité ne sera-t-il pas paralysé par la Russie ?
R - Il y a un consensus entre les alliés occidentaux. Les Russes ne sont pas encore avec nous, en partie à cause de leur situation politique intérieure. Mais Moscou na pas rompu les contacts, ils veulent être impliqués, et par conséquent, je suis confiant.
(Source http ://www.diplomatie.gouv.fr, le 29 avril 1999)
ENTRETIEN AVEC LE FIGARO :
Q - Après un mois de bombardement, Milosevic est toujours là et 850 000 Kosovars ont fui leur province. Peut-on se satisfaire de ce bilan ?
R - Il est trop tôt pour dresser un bilan. Je rappelle que nous avons dû employer des moyens militaires parce que nous avions, au cours des mois écoulés, épuisé tous les autres moyens, ce que les opinions publiques ont bien compris. Laction militaire sest révélée plus difficile que ce que les experts de lOTAN nous avaient indiqué à lorigine. Pour des raisons compréhensibles dailleurs : la météorologie, qui est importante même dans les guerres modernes, ou les précautions prises pour limiter au maximum les victimes civiles. Quant aux malheureux Kosovars, noublions pas, hélas, que cela fait des mois, des années même, quils étaient privés de leurs droits, voire victimes dexactions.
Q - Il y a aussi la résistance de larmée serbe...
R - La résistance mais aussi les exactions. Les difficultés rencontrées ne justifient pas de remettre pour autant en cause, après trente jours, lobjectif et les moyens utilisés. Ce qui doit nous animer sur le plan militaire, comme sur le plan diplomatique pour arriver à la paix, cest la ténacité. Dautant que si les dirigeants serbes ont montré, au jour le jour, leur sens tactique, cela ne les empêche pas daller derreur politique en échec stratégique. Quel bilan ! Au lieu dune grande Serbie proclamée comme objectif, une petite Serbie affaiblie et rejetée ! Le peuple serbe mérite un meilleur destin.
Q - La campagne aérienne nayant pas donné tous les résultats escomptés, faut-il envisager de passer à la phase 3 qui vise les centres du pouvoir serbe ?
R - Je ne pense pas quil faille passer dun extrême à lautre et prétendre maintenant que la campagne aérienne ne donne pas de résultats. Jour après jour, larmée yougoslave reçoit des coups sévères. Elle est de plus en plus affaiblie. Ce qui fait quà notre sens le passage à la phase 3, qui entraînerait une escalade dans la nature des cibles, ne se pose pas à ce stade. En revanche, il a été accepté délargir le nombre des cibles de la phase 2.
Q - Avec laccord de la France ?
R - Tout cela sest passé selon les procédures en vigueur au sein de lAlliance. La France est satisfaite des conditions de concertation entre Alliés.
Q - Une intervention terrestre ne va-t-elle pas devenir inévitable ?
R - Aucun gouvernement allié na exprimé lintention de mener une opération terrestre. Cela pour de multiples raisons, sauf pour garantir un accord, bien sûr. Bien avant quun dirigeant européen ne se soit exprimé sur le sujet, et bien avant le début des frappes, les Américains avaient écarté cette option. Cest pourquoi nous devons persévérer dans laction aérienne.
Q - Vous voulez ménager la Russie. Mais est-ce quelle nest pas aussi inefficace que les frappes de lOTAN pour faire plier Milosevic ?
R - Il ne sagit pas de « ménager » les Russes. Si nous voulons travailler avec eux, ce nest pas parce quils auraient des moyens magiques dimposer à Milosevic un changement de ligne, quils souhaitent aussi fort que nous. Mais parce quils sont à nos yeux une composante essentielle et durable de la stabilité future des Balkans et de lEurope et parce quils sont membres permanents du Conseil de sécurité, qui est le cadre légitime dans lequel devront être fixés les principes généraux du règlement.
Q - Les efforts diplomatiques de la semaine dernière ne sont-ils pas retombés comme un soufflé ?
R - Ces efforts nont pas encore abouti, mais ils nont pas échoué. Les Etats-Unis acceptent lidée dune résolution dans le cadre du Conseil de sécurité avec, en cas de paix, une force internationale de sécurité au Kosovo dont lOTAN ne serait pas lunique composante... La Russie reste ouverte à la discussion. Mais il y a un cap quelle ne peut pas franchir pour le moment : cest lenvoi de cette force de sécurité sans laccord de Belgrade. Le chapitre VII de lONU prévoit explicitement la possibilité dimposer lusage de la force contre des Etats membres.
Après le Sommet de lOTAN, je pense quil faudra réunir le Groupe de contact ou le G8 pour reprendre le travail diplomatique et concrétiser dans une résolution laccord des Européens, des Américains et des Russes.
Q - Le principe dune autonomie substantielle pour le Kosovo reste-t-il crédible ?
R - Aucun pays ne prône lindépendance du Kosovo en raison des drames supplémentaires qui sajouteraient alors à la tragédie actuelle. Mais, naturellement, on ne peut plus concevoir lautonomie du Kosovo de la même façon et dans le même contexte quà Rambouillet. Il faut prendre en compte ce qui est arrivé depuis. Par rapport à Rambouillet, des éléments nouveaux sont indispensables : le retour des réfugiés et une tutelle qui pourrait être confiée par le Conseil de sécurité à lUnion européenne, assistée de lOSCE, mais aussi le retrait obligatoire de tous les soldats et policiers serbes, même si lintégrité de la RFY est préservée.
Q - Le sommet de lOTAN peut-il modifier la donne ?
R - Il va nous permettre de vérifier la cohésion des uns et des autres, de voir comment répondent les pays de lAlliance aux interrogations quexpriment nos opinions. Mais ce nest pas le lieu qui doit forcer la solution politique à la crise...
Q - En plein conflit au Kosovo, fallait-il maintenir ce sommet du 50ème anniversaire ?
R - Les Etats-Unis, pays hôte, ont souhaité le maintenir. Mais ils en ont renforcé le caractère de rencontre « de travail », ce qui est bien. Ce ne sera pas un sommet de fête. On y parlera du Kosovo, bien sûr, mais aussi de ladaptation de lAlliance à ses nouvelles tâches et à ses nouvelles missions. On saluera les efforts des Européens pour renforcer la défense européenne.
Q - Quid du projet de « conférence sur les Balkans » ?
R - Il y a déjà une bonne douzaine dinitiatives, pactes, plans, chartes ou conférences proposées pour les Balkans ou le sud-est de lEurope. Le dernier en date est la proposition de lAllemagne qui reprend une idée française de 1993, le pacte de stabilité. Les pays de cette région sont déjà, par ailleurs, engagés dans une dizaine dinstances de concertation et de coopération. Ce foisonnement traduit un manque et un besoin. Ces initiatives tournent toutes autour de la nécessaire dimension régionale de la future paix et de la solution politique. Cest ainsi que les Quinze ont annoncé leur intention de convoquer une conférence sur lEurope du Sud-Est. Il faut dès maintenant sen préoccuper, préparer soigneusement cette conférence, clarifier les problèmes quon veut traiter. La démocratie reste à consolider. Les minorités sont encore trop souvent maltraitées et leurs droits contestés. Doù un malaise permanent, un risque chronique dinstabilité. Les pays qui la composent se ressentent culturellement et historiquement balkaniques. Mais ils ne se considèrent pas comme une entité.
Q - Fallait-il organiser une sorte de « sommet balkanique » en marge du sommet atlantique
?
R - Une réunion était prévue au niveau ministériel entre les pays de lAlliance et ceux de la région. Le président de la République a proposé quelle se tienne au niveau des chefs dEtat et de gouvernement. Il est en effet utile que les plus hauts dirigeants se concertent à ce sujet. La France exprimera sa position.
Q -Et quelle est-elle ?
R - Il nest pas trop tôt, au contraire, pour préparer la suite et la paix : une solution politique pour le Kosovo, mais aussi la future réinsertion dune Yougoslavie démocratique dans lEurope. Il faudra aussi favoriser une coopération régionale jusque-là inexistante. Mais sans plaquer sur les Balkans des solutions toutes faites inventées par lUnion européenne, lOTAN ou dautres organisations.
Q - Que doivent faire les Quinze ?
R - Nous pensons que lUnion européenne doit jouer un rôle de concepteur et de chef de file et ne pas être uniquement un guichet pour distribuer des subventions à la reconstruction ! LOTAN aura nécessairement un rôle à jouer en matière de sécurité, lOSCE pour la consolidation de lEtat de droit, le FMI dans le domaine financier... Il faudra ordonner tout cela, éviter les redondances et les concurrences stériles. La Grèce, pays balkanique, en sympathie avec le monde orthodoxe, membre à la fois de lUnion européenne et de lOTAN, devrait apporter beaucoup dans les solutions futures.
Q - Bref, vous voulez empêcher lOTAN de simposer partout ?
R - LOTAN a une vocation évidente en matière de sécurité. Mais les Quinze ont une responsabilité majeure et centrale : faire de « leuropéanisation des Balkans » une stratégie commune de lEurope, afin que cette région, comme la dit le Premier ministre, rejoigne vraiment et notre temps et notre Europe.
(Source http ://www.diplomatie.gouv.fr, le 29 avril 1999)