Extraits d'un entretien de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, avec RMC le 7 février 2013, sur la situation politique en Tunisie, l'intervention militaire française au Mali et sur le budget de l'Union européenne.

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Texte intégral

Q - La situation est sérieuse, grave, en Tunisie, l'avocat Chokri Belaïd a été assassiné, secrétaire général du Parti des patriotes, membre de l'opposition, il critiquait fermement le parti islamiste Ennahda. Qui veut semer le chaos en Tunisie, Laurent Fabius ?
R - Les ennemis de la révolution. La révolution, au départ, était une lutte pour la dignité, pour la liberté, et maintenant c'est la violence qui s'installe. Donc, moi, je veux condamner de façon extraordinairement ferme ce qui s'est passé en Tunisie. Il s'agit d'un assassinat politique. Je veux apporter mon soutien et le soutien de la France à ceux qui souhaitent arrêter la violence, et dire qu'on ne peut pas laisser se développer l'obscurantisme et la violence. Donc, les Tunisiens ce sont nos amis, nos frères, nos cousins.
Q - C'est l'obscurantisme qui a tué, Laurent Fabius ?
R - Oui, parce que Chokri Belaïd était un opposant, un laïc, un avocat...
Q - Il avait été menacé...
R - Il avait été menacé. Je ne sais pas qui est à l'origine de cet assassinat, mais la violence doit être rejetée. On ne peut l'accepter nulle part, notamment pas en Tunisie.
Q - Le Printemps arabe est-il déjà perverti en Tunisie ? Cette révolution qu'on a vantée...
R - Oui, et puis qui a commencé en Tunisie. J'ai pensé que c'était en Tunisie que peut-être les choses se passeraient le mieux, parce que c'est un pays qui est à taille relativement limitée, où il y a un niveau d'éducation important, où il y a un développement économique, et puis vous voyez ces violences. Donc, il ne faut absolument pas se laisser entraîner dans ce cycle, et j'espère vraiment de tout mon coeur que les Tunisiens vont se ressaisir.
Q - «La France est préoccupée par la montée des violences politiques en Tunisie», c'est ce qu'a dit hier soir le président de la République, mais avant-hier il disait, «ce pays est un exemple des Printemps arabes, qui connaît, étape après étape, son aboutissement». Eh bien, les faits l'ont démenti très vite, 24 heures plus tard, Laurent Fabius.
R - Oui, mais le président de Tunisie a tenu le même discours devant le Parlement européen. Ce n'est pas la première fois, là c'est la chose la plus abominable, mais vous savez qu'il y avait déjà eu des attaques avec les extrémistes détruisant toute une série de choses. On ne peut pas accepter cela et j'espère vraiment que les Tunisiens vont se ressaisir.
Q - Le pouvoir est-il trop faible en Tunisie ? C'est ce que dit la rue.
R - Il est divisé : vous avez trois composantes. Et puis, il y a l'adoption d'une Constitution qui n'arrive pas à se faire. Le Premier ministre a décidé de changer le gouvernement, d'après ce que je comprends, et d'aller aux élections. S'il y a des élections, il faut que les Tunisiens s'expriment, et j'espère qu'ils s'exprimeront pour le calme.
Q - Toujours pas de Constitution, effectivement, on l'attend depuis plusieurs mois maintenant.
R - Depuis très longtemps. Alors, il y a des oppositions entre les uns et les autres, bon ! Vous savez, on n'a jamais pensé que la révolution c'était un long fleuve tranquille, que c'était linéaire, mais quand on voit ces exactions et ces violences, évidemment, on ne peut que les condamner.
Q - Avant-hier soir le président de la République, François Hollande, annonçait un prochain déplacement en Tunisie, au printemps...
R - Oui, qui est prévu pour le mois de mai.
Q - Est-ce qu'il est maintenu ?
R - On va voir quelle est la situation. S'il y a des élections, je ne sais pas quand elles vont avoir lieu. En général, nous ne nous mêlons pas des élections...
Q - Il pourrait être reporté donc.
R - En tout cas le soutien de la France, du président, de moi-même, à une Tunisie démocratique, et pacifique, ça c'est absolument...
Q - Mais le soutien à qui ? Parce que qui est au pouvoir en Tunisie aujourd'hui ? On le cherche !
R - Non, il y a un gouvernement, dirigé par Ennahda.
Q - Il y a un président de la République, il y a un gouvernement, dirigé par Ennahda, qui serait peut-être impliqué, je dis peut-être, peut-être impliqué dans cet assassinat politique.
R - On ne peut pas porter de jugement.
Q - Je dis peut-être, Laurent Fabius.
R - On ne peut pas porter de jugement, mais il y a des extrémistes qui veulent que la révolution échoue, et ce n'est pas possible de l'accepter.
Q - Le Mali, maintenant, Laurent Fabius. Est-ce que nos sept otages sont vivants ?
R - Oui. Sur les otages, j'ai toujours la même ligne, consistant à dire : discrétion et détermination. Nous n'avons pas reçu d'éléments nouveaux dans les jours passés. Mais nous considérons que s'il y avait des grandes évolutions, nous le saurions.
Q - Je vous dis cela parce que le général qui dirige la MISMA, les forces africaines, est peut-être allé un peu vite en besogne en affirmant qu'une opération de libération était imminente.
R - Je crois que les éléments d'information n'étaient pas en sa possession.
Q - C'est-à-dire qu'il ne savait rien. «La France restera au Mali le temps qu'il faudra», disait le président de la République le 2 février dernier à Bamako. Il y a eu interprétation sur les premiers départs des troupes françaises du Mali, on a parlé du mois de mars.
R - Le calendrier est le suivant. Nous sommes allés là-bas parce que sinon il n'y avait plus de Mali, c'est clair. Nous sommes intervenus parce que sinon les terroristes prenaient le contrôle du Mali et il y avait un risque qu'ils prennent le contrôle de l'ensemble de l'Afrique de l'Ouest. Le président a eu quelques heures pour se décider, nous étions les seuls à pouvoir intervenir.
Nos troupes sont intervenues, très efficacement, mais nous n'avons absolument pas vocation à rester durablement. Nous avons donc déjà prévu un calendrier. Au fur et à mesure que la MISMA, c'est-à-dire les forces africaines et aussi les forces maliennes montent en régime, elles prennent notre relais, ce qui devrait nous permettre, si tout se passe comme prévu, à partir du mois de mars, de diminuer le nombre de nos troupes. Cela ne veut pas dire que nous allons partir du jour au lendemain.
Q - 4.000 soldats français actuellement au Mali.
R - Oui, c'est cela. Et puis, progressivement, une MISMA qui monte en puissance avec plusieurs milliers de soldats, et qui prend notre relai. Nous, nous restons pour un certain nombre d'opérations.
Q - Donc, à partir de mars, si tout se passe bien...
R - On devrait avoir une diminution.
Q - ...on diminue le nombre de soldats français.
R - C'est cela. Une des leçons que nous tirons de toute une série d'opérations qui ont eu lieu dans le monde, c'est qu'il faut se fixer un objectif précis, un calendrier précis, après il faut adapter en fonction de la situation, mais nous n'avons jamais dit que nous avions vocation à rester éternellement au Mali, c'est clair et c'est net. Il va y avoir le relais par les Maliens et les Africains. Parallèlement, il faut qu'il y ait un dialogue politique, des élections et une aide au développement ; ce sont ces trois volets qu'il faut avoir à l'esprit.
Q - Est-ce que l'objectif est de libérer tout le Mali, tout le territoire malien...
R - Bien sûr.
Q - Et de «liquider» tous les djihadistes extrémistes...
R - Les militaires disent «traiter» les groupes terroristes. Alors, j'insiste sur le fait que le dialogue est nécessaire parce que pendant très longtemps le Nord a été laissé à l'écart. Il y a donc des populations avec lesquelles il faut que les Maliens entrent en dialogue et, après, il y aura les élections. Le dialogue aura lieu avec les groupes du nord à condition que, un, ces groupes respectent l'intégrité du Mali et, deux, abandonnent leur armement.
Q - Vous avez commencé à dialoguer, justement ?
R - Oui, bien sûr.
Q - Avec par exemple des musulmans modérés du Nord-Mali ?
R - Bien sûr, mais c'est aux autorités maliennes de le faire. Ils ont adopté ce qu'on appelle une feuille de route, et dedans il y a le dialogue politique, et nous, nous pouvons aider, nous allons aider.
Q - Donc le dialogue est engagé.
R - Oui, c'est indispensable. Ce n'est pas uniquement avec des militaires que l'on peut traiter une situation, il y a aussi l'aspect politique et l'aspect du développement.
Q - Cette guerre au Mali, cet engagement, qui a déjà coûté 70 millions d'euros je crois, vous confirmez ce chiffre ?
R - Oui, c'est le chiffre qui a été donné par Jean-Yves Le Drian, mon collègue et ami du ministère de la défense. Cela représente un gros effort pour la France, il faut le souligner, bien sûr.
Q - Combien de victimes, on n'a pas trop de bilan. Côté français on sait, mais côté djihadistes ?
R - Le ministère de la défense a dit quelques centaines, ce n'est pas facile à identifier, on parle de choses assez macabres, parce qu'en général les victimes ce sont des pickups, ce sont des camions qui sont visés depuis les airs, et il n'y a pas d'identification possible pour chaque personne, mais c'est l'ordre de grandeur, oui.
Q - Mais quelle est la solution au Mali, parce que, en Égypte, en Tunisie, on le voit, en Libye...
R - C'est tout à fait autre chose.
Q - Oui, sauf que les islamistes qualifiés de modérés sont au pouvoir quand même.
R - Où ?
Q - Plus ou moins. Ennahda en Tunisie...
R - Non, là vous me parlez du Mali.
Q - Oui, je vous parle du Mali, mais est-ce que ce n'est pas l'avenir du Mali ?
R - Non. Le Mali, on verra au moment des élections.
Q - Est-ce que cela ne risque pas d'arriver ?
R - Non, la population choisira qui elle veut, mais c'est un pays qui a vocation à être démocratique.
Q - La classe politique française rangée derrière François Hollande, à l'exception notable de Noël Mamère, Dominique de Villepin, Valéry Giscard d'Estaing lui aussi...
R - C'est vrai qu'il y a une unanimité, à la fois nationale, et internationale.
Q - Vous appréciez ?
R - Comme chef de la diplomatie, quand tout le monde dit «la politique étrangère de la France bravo», je ne suis pas sûr que cela va durer, le concert de louanges, mais, bon ! Nous essayons, d'avoir une politique extérieure de rassemblement, et là je crois que tout le monde reconnait - à part quelques-uns - que c'est ce qu'il fallait faire. Simplement, il faut faire attention, parce qu'il faut tirer les leçons de ce qui s'est passé ailleurs, il y a des erreurs à ne pas commettre, par exemple dire que l'on va rester à long terme, ne pas fixer de but précis. Il faut avoir des buts précis, il faut s'appuyer sur la population locale, il faut encourager le dialogue démocratique, penser au développement. Ce n'est pas l'Afghanistan, ce n'est pas la Somalie, ce n'est pas cela, mais il y a quand même des leçons à tirer sur des erreurs à éviter, que nous voulons éviter.
Q - «C'est le plus beau jour de ma vie politique» a dit François Hollande à Bamako...
R - Oui...
Q - Vous-même vous avez versé une larme, Laurent Fabius.
R - Oui, parce que c'était extrêmement fort. On est, que ce soit François Hollande, moi-même, d'autres, des gens habitués à des situations tendues, mais là c'était d'une force extraordinaire, parce que quand vous avez des milliers et des milliers de personnes...
Q - Cela n'a rien de factice tout ça ?
R - Non, vous avez des milliers et des milliers de gens, qui vous disent comme ça, avec leurs yeux, avec leur bouche, «Vive la France», «Merci la France», eh bien cela vous fait quelque chose là.
Q - C'est ce qu'a dû ressentir Nicolas Sarkozy à Benghazi.
R - Sans doute, sans doute.
Q - La popularité de François Hollande remonte, est-ce qu'il le doit à l'intervention militaire au Mali, franchement ?
R - Je ne suis pas un spécialiste, mais je pense que les gens ont apprécié qu'il prenne des décisions, et de bonnes décisions. Maintenant, vous savez, la popularité, il y a des hauts, il y a des bas, il ne faut pas trop s'occuper de ça. Mais, ce qui est vrai, moi je le vois dans une série de cercles internationaux, c'est que la voix de la France, qui a toujours été respectée, elle est entendue plus fortement, ça c'est sûr.
Q - Il va falloir qu'elle soit entendue à Bruxelles maintenant, la voix de la France, Laurent Fabius.
R - Oui, ça c'est autre chose encore.
Q - Parce que vous allez discuter budget à partir d'aujourd'hui.
R - Pas facile.
Q - Pas facile, budget de l'Union européenne, certains pays, et pas des moindres, la Grande-Bretagne, l'Allemagne, et d'autres, les Pays-Bas, veulent une réduction de ce budget européen, vous dites «non». Vous dites «non» ?
R - Nous disons qu'il faut faire des économies, mais qu'il ne faut pas tuer la croissance, c'est cela le chemin. Or, nous avons dans tous les pays des situations de croissance très faible, donc le budget européen est là pour essayer d'encourager la croissance. Maintenant, il faut être sérieux, si on casse la Politique agricole commune, si on empêche les dépenses nouvelles...
Q - Vous dites ce matin : «On ne touche pas à la Politique agricole commune» ?
R - Non ; il y a des modifications qui sont proposées.
Q - C'est quoi les modifications ?
R - Il y a une certaine réduction qui est proposée que l'on peut accepter, mais il y a des limites à ne pas dépasser. Et puis, il faut aussi aider ce qu'on appelle les pays de la cohésion, les régions qui sont en retard. Il faut aussi aller vers les dépenses nouvelles : technologie, recherche, transport, etc. Notre idée, c'est donc oui aux économies, mais sans tuer l'économie.
Q - Cela veut dire quoi ? On peut accepter une baisse du budget de 10 % par exemple ?
R - Il y a des discussions : est-ce que c'est quinze milliards ? Vingt milliards ? Trente milliards ? Mais l'attitude de la Grande-Bretagne - on le sait, elle n'est pas possible - consistant à dire que d'un côté il faut diminuer ce budget au point que l'on tue la croissance, et de l'autre qu'il faut garder le chèque britannique.
Q - Mais c'est possible, ça ?
R - Non, ce n'est pas possible.
Q - Mais que fait la Grande-Bretagne dans l'Union européenne, Laurent Fabius ?
R - Que la Grande-Bretagne soit dans l'Union européenne, c'est très bien. C'est une puissance importante. Simplement, elle ne peut pas dire : «je garde les avantages, mais pas les contraintes».
Q - C'est ce que vous allez dire à Cameron ?
R - Ce n'est pas uniquement une discussion avec M. Cameron. Nous voulons arriver à une solution, à un compromis. François Hollande va soutenir une position de compromis. Ce n'est pas la France qui arrive en disant : «C'est ma position» et tout le monde s'aligne. Il y a un compromis à trouver.
Mais il va y avoir une autre difficulté si on arrive à ce compromis - et je m'en suis rendu compte en allant au parlement de Strasbourg l'autre jour -, c'est que le Parlement européen lui-même va devoir donner son accord. Nous avons rencontré des députés européens, quel que soit leur parti politique, qui disaient : «On n'est pas d'accord avec les propositions qui sont faites aujourd'hui.» Il y a donc deux accords à trouver : d'abord, il y a l'accord des chefs d'État et de gouvernement ; ensuite, l'accord du Parlement européen. On va se battre pour cela, ce ne sera pas facile.
Q - Chaque année, chaque Français donne 300 euros à l'Union européenne. L'Union européenne lui reverse 200 euros. C'est bien cela ? Dans d'autres pays, par exemple la Pologne, un Polonais reçoit quatre fois plus qu'il ne donne.
R - À l'Union européenne, vous voulez dire ?
Q - Oui. Est-ce logique ?
R - Il y a des pays qui sont des contributeurs nets, et il y a des pays qui reçoivent de l'argent, mais en fonction aussi de leur niveau de développement. C'est quand même le principe : il ne peut pas y avoir que des gagnants. C'est le principe de solidarité et de croissance. Quand la Pologne se développe, cela peut aussi aider les autres pays. C'est le principe de l'Europe, c'est la solidarité.
Q - Ce dont ne veulent pas les Anglais. Ils ne veulent pas de politique commune, vous le savez. Pas de solidarité.
R - C'est la raison pour laquelle - là, on se projette peut-être vers l'avenir - quand M. Cameron dit : «Mon objectif pour le futur, c'est de réduire ce que fait l'Europe et, en ce qui concerne l'Angleterre, moi je prends ce qui m'intéresse et le reste, je le laisse», nous ne pouvons pas être d'accord. Nous, nous disons si vous voulez : «l'Europe différenciée oui, mais l'Europe self-service, cela ne peut pas fonctionner». (...).
source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 15 février 2013