Extraits d'un entretien de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, avec TV5 Monde le 13 mars 2013, sur l'intervention militaire française au Mali.

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Média : TV5

Texte intégral

Q - Vous êtes le ministre français des affaires étrangères, ministre d'État, n° 2 du gouvernement français. À l'heure qu'il est, Laurent Fabius, des soldats français combattent très certainement dans la vallée des Ifoghas, dans le nord-est du Mali, avec des soldats tchadiens également. Ça va durer combien de temps ?
R - L'opération qui concerne les Ifoghas va durer encore quelques semaines. L'objectif est de réduire et d'éliminer les groupes terroristes. Il y a eu déjà une action extrêmement efficace qui s'est accompagnée, malheureusement, de quelques morts côté français, côté tchadien, mais les terroristes ont subi vraiment de grosses pertes. Mon collègue M. Le Drian, qui suit tout cela, me dit que nous en avons pour quelques petites semaines dans l'Adrar des Ifoghas.
Mais il n'y a pas que cela, il y a en particulier - vous avez cité Gao - une résistance plus importante que ce que certains pensaient à Gao. Ce n'est pas le même groupe. Dans l'Adrar des Ifoghas, c'est AQMI ; à Gao, c'est surtout le MUJAO, des narcoterroristes et il faut s'en occuper très sérieusement. Et puis il faut, bien sûr, petit à petit, que le passage de relais se fasse, des villes qui sont actuellement contrôlées par l'armée française vers la MISMA et les troupes maliennes.
Q - Le ministre français de la défense, Jean-Yves Le Drian, disait quelques semaines. Il y a quelque temps, on parlait du mois de mars, ensuite avril. Cela ne va pas se prolonger comme cela indéfiniment ?
R - Non, il ne faut pas tout confondre. Je crois qu'il faut bien avoir à l'esprit que quand on parle du Mali, il y a trois actions en permanence : il y a l'action de sécurité - s'il n'y a pas de sécurité, rien n'est pas possible, c'est l'aspect militaire, - il y a l'action démocratique - le dialogue démocratique, la préparation des élections - et puis il y a l'action économique pour le développement. Et il faut avoir tout cela en tête. Nous sommes en train de parler de l'action militaire, sécuritaire, qui a commencé il y a déjà maintenant deux mois.
C'est un très grand succès, il faut le dire et il faut dire bravo et notre admiration à toutes les forces qui se sont concentrées sur cette tâche. Elles font un travail absolument admirable. Dans les Ifoghas, on en a encore pour quelques semaines au maximum. Il faut aussi s'occuper de Gao, il faut s'occuper de quelques autres terrains, et puis petit à petit, pour assurer la sécurité, le relais va être pris par les troupes de la MISMA, les troupes maliennes. Quand je parlais de fin mars-début avril, je pensais à ce qui concerne les Ifoghas.
Le président de la République française a dit qu'à partir du mois d'avril, il pourrait y avoir une certaine réduction du nombre des troupes françaises. Cela ne veut pas dire du tout - parfois, il y a eu des interprétations malencontreuses - qu'on va partir du jour au lendemain. Nous sommes aux côtés de nos amis maliens, nous voulons faire le travail, nous voulons détruire les terroristes, mais évidemment, petit à petit, le relais va être pris par d'autres.
(...)
Q - Une résolution de l'ONU est annoncée pour la mi-avril, Laurent Fabius ?
R - Oui. Une préparation est faite au Conseil de sécurité, avec nos amis maliens. Nous sommes en train d'en discuter aux Nations unies. Il est probable que la décision va pouvoir être prise au mois d'avril. Elle sera en application plus tard parce qu'il y a des délais de mise en oeuvre. Cela veut dire qu'il y aura toujours des troupes très importantes, bien sûr, qu'elles seront sous mandat des Nations unies et que, par conséquent, le financement sera pris en charge par les Nations unies dans le cadre des procédures des Nations unies. Cela signifie - et c'est ça l'essentiel pour les habitants du Mali - qu'il y aura une sécurité, qu'ils seront protégés.
Il est important, à la fois historiquement et pour ceux qui nous écoutent, de dire que l'intervention de la France s'est faite à la demande du Mali, des amis de la CEDEAO, de la communauté internationale et parce qu'elle était la seule, dans les quelques heures dont nous avons disposées, à pouvoir, avec ses troupes, bloquer les terroristes. Ce n'est donc pas simplement une question malienne. Si les terroristes étaient descendus jusqu'à Bamako, cela veut dire que l'État malien devenait un État sous le contrôle des terroristes et que l'ensemble des pays de la région était menacé ! C'est ça l'intervention de la France.
Q - Juste, sur l'adjectif, ça fait plusieurs fois que vous utilisez ce mot «terroristes».
R - Mais oui.
Q - Vous pensez que c'est un concept, la guerre contre le terrorisme, que l'on attribue à tort ou à raison aux néoconservateurs américains ? Qu'est-ce qui vous en différencie ?
R - Je vous arrête tout de suite. Qu'est-ce qui me différencie de M. Bush ? À mon avis, la différence n'est pas très difficile à établir.
Q - Est-ce que c'est une guerre à l'échelle internationale ?
R - Les groupes terroristes, cela veut dire quoi ? Cela veut dire que vous avez des groupes souvent terroristes ou narcoterroristes - c'est-à-dire qui font le lien entre la drogue, les prises d'otages et le terrorisme - qui se sont constitués, qui ont des méthodes qui s'appellent l'assassinat, la torture, qui ne respectent absolument rien et qui sont à l'origine de tout cela ! Alors, parfois, il y a une dimension religieuse mais souvent, c'est une couverture religieuse. Certains ont dit, peu nombreux : «Mais ce qu'on fait, c'est contre les musulmans.» Mais la population du Mali est essentiellement musulmane...
Q - Le Mali est à 95 % musulman...
R - Et les terroristes tuaient les musulmans. Donc ça n'a rien à voir. C'est pour cela qu'on les appelle des terroristes parce que ce sont des terroristes.
(...)
Q - M. Fabius, les troupes du MNLA, si l'on peut dire, sont à Kidal. Est-ce que ce n'est pas une atteinte à la souveraineté du Mali ou est-ce que c'est plus compliqué que ça ?
R - Revenons un petit peu en arrière. Nous sommes en train de gagner la guerre mais il faut aussi gagner la paix, c'est l'élément central. Pour gagner la paix, il faut évidemment que l'administration malienne réinvestisse tout le pays. Il faut que l'armée malienne se reconstitue - les Européens vont y aider - et il faut que toute exaction qui serait commise soit sévèrement punie. J'ai d'ailleurs saisi le président Traoré il y a quelques jours pour lui rappeler cette position, qu'il partage.
Il faut gagner la paix et on a besoin de toutes ces conditions. Le gouvernement malien vient de mettre sur pied cette Commission du dialogue et de la réconciliation qui est absolument indispensable. Et on a besoin d'aller vers les élections. Une date a été fixée à la fin du mois de juillet. C'est tout cela qu'il faut faire pour avoir un fonctionnement qui redevienne normal.
En ce qui concerne le MNLA, la position française est extrêmement claire : si on veut un dialogue et une réconciliation, il faut qu'il y ait discussion entre les autorités de Bamako et la diversité des Maliens.
Q - On a quand même le sentiment qu'il y a un traitement de faveur pour Kidal, et qui est toléré par la France.
R - Non, il y a deux conditions pour discuter avec les différents groupes : Premier principe, intégrité du Mali. Deuxième principe, la condamnation de tout terrorisme et le refus de la constitution d'une armée qui serait distincte de l'armée malienne. Il n'y a qu'une armée dans un pays qui est l'armée régulière. À partir de là, il peut y avoir des phases intermédiaires mais sur le MNLA comme sur les autres groupes, si ce mouvement veut se transformer en mouvement politique, pourquoi pas. Mais il faut qu'il respecte l'intégrité du Mali et il ne peut pas disposer d'un armement particulier.
Q - L'armée malienne est absente de Kidal.
R - L'armée malienne ira à Kidal comme elle ira dans les autres parties du territoire au fur et à mesure de sa reconstitution.
(...)
L'armée malienne doit être reconstruite, reformée. C'est l'Europe, dans le cadre de l'opération EUTM qui, sous la direction du général Lecointre, en liaison bien sûr avec les autorités maliennes, va conduire cette reformation, avec des financements européens. Cette armée, dans les faits, n'avait plus d'équipement et a besoin d'être reformée.
Deuxièmement, il y a un principe qui dicte notre comportement à nous, intervenants européens, mais il est vrai pour tous les démocrates. Partout, le pouvoir militaire est soumis au pouvoir civil. C'est comme cela que cela fonctionne dans une République. Alors cela peut être M. X, M. Y.
Dans les faits, de toutes les manières, les militaires sont soumis au pouvoir civil. C'est une condition. Nous ne sommes pas intervenus dans les conditions où nous sommes intervenus pour qu'il y ait un pouvoir militaire ou une partie du pouvoir militaire qui s'arroge tous les droits.
Q - Mais est-ce que la France peut intervenir, Laurent Fabius, pour libérer ce journaliste, le directeur de la publication ? C'est une affaire que vous suivez ou pas à titre personnel ?
R - Je vous ai défini les principes appliqués par la France et je suis sûr que le gouvernement malien fera ce qu'il faut pour que la presse soit respectée.
Q - Laurent Fabius, par la voix de son président, le Tchad a annoncé la mort d'Abou Zeid et de Mokhtar Belmokhtar. Pourquoi une telle prudence de la France à propos de la disparition de ces deux chefs islamistes ?
R - En ce qui concerne Abou Zeid, il est probable qu'il est décédé, mais nous devons vérifier tout cela. Or, pour le vérifier, il n'y a pas trente-six méthodes, il faut prélever de l'ADN de l'intéressé et de l'ADN de gens de sa famille pour faire la comparaison. C'est très difficile. Je ne veux pas rentrer dans les détails macabres : les corps sont souvent éclatés et il fait extrêmement chaud en ce moment. Nous sommes donc en train d'opérer cette vérification. J'espère qu'elle va être possible sur Abou Zeid. Sur Belmokhtar ou sur d'autres, il est très vraisemblable qu'il y ait eu beaucoup de chefs ou de sous-chefs qui ont été détruits dans ces opérations.
Nous revenons quand même toujours à l'élément de base : il s'est agi de détruire des groupes terroristes qui, non seulement, menaçaient évidemment le Mali, mais l'ensemble de la région ! Et nous n'allons pas citer le nom des pays, mais tous les pays qui sont représentés à la CEDEAO étaient aussi menacés.
Q - Mais est-ce que la disparition de ces deux islamistes, qui sont des anciens du GIA, peut amener l'Algérie à revoir sa position sur sa participation à la résolution de cette crise malienne ?
R - L'Algérie a un comportement absolument impeccable. L'Algérie a elle-même beaucoup souffert du terrorisme pendant des années et des années. Il y a eu plus de cent mille morts. Une situation épouvantable. L'Algérie a compris parfaitement quel était l'enjeu dans la lutte contre le terrorisme. L'Algérie a donc fermé sa frontière. Ce qui était très important si on veut évidemment bloquer les terroristes. Et l'Algérie se comporte d'une façon tout à fait exemplaire.
Q - L'espace aérien est toujours ouvert pour les avions français ?
R - Il n'y a pas de problème que je sache. L'Algérie, dans le respect de ses convictions, de ses lois que nous n'avons pas à commenter, agit et elle agit de manière très positive.
Q - Alors revenons de l'autre côté de la frontière, dans ce fameux massif des Ifoghas, Monsieur Fabius. Il y a bien entendu la délicate question des otages. Beaucoup d'angoisse chez les familles des otages français.
R - Bien sûr !
Q - Rappelons qu'aussi sept otages sont également détenus probablement au Nigeria. Ils ont été capturés au Cameroun dont trois enfants d'ailleurs parmi eux.
R - Quatre.
Q - Quatre enfants, pardon, et trois adultes. Quelles sont les informations dont vous disposez au sujet des otages ? On imagine que la discrétion est de mise mais tout de même, est-ce que c'est l'objectif ?
R - Vous avez défini vous-même parfaitement quelle est notre attitude. C'est une attitude de grande détermination parce que nous avons le souci permanent de retrouver ces otages, de les libérer. Les familles font preuve d'un courage absolument admirable. Mais il y a une règle, c'est d'être à la fois déterminé et discret. La seule chose que je peux dire, c'est que tous les services sont mobilisés et non seulement nos services à nous mais l'ensemble des services. S'agissant de la famille qui a été prise en otage au Cameroun et au Nigeria, je me rendrai moi-même sur place vendredi pour rencontrer le président du Nigeria et le président du Cameroun. Nous ferons un point sur cette situation et sur d'autres. Nous espérons que nous pourrons les libérer.
(...)
Q - Laurent Fabius, on a coutume de dire qu'il n'y a pas de sécurité sans développement.
R - Et réciproquement.
Q - Et la réciprocité est aussi vraie. Le 19 mars prochain, vous allez réunir les collectivités territoriales françaises et maliennes à Lyon, est-ce que de sera l'occasion pour vous de recentrer la politique africaine sur la coopération décentralisée ?
R - Oui, il est vrai que beaucoup de collectivités locales françaises travaillent avec des collectivités maliennes et il faut utiliser ce bon travail, cette coopération pour favoriser les services publics maliens. Et puis il y aura une autre conférence sur le développement au niveau européen au mois de mai.
Je reviens d'un mot sur ce dont traitait votre reportage, je crois qu'il faut prendre un certain recul comme vous le faites. Il y a l'apparence qu'effectivement vous pouvez avoir des gens qui rendent des services sociaux, etc, mais la réalité, c'est que le MIUJAO est un groupe narcoterroriste, c'est établi, ils vivent de la drogue. La drogue, il n'y a rien qui aliène plus l'homme et la femme. La vérité c'est qu'ils utilisent les carences qui pouvaient exister des services publics, celles de l'État.
Et c'est une explication à l'adhésion qu'ils peuvent parfois avoir, ce n'est pas du tout une justification car rien n'est pire que de céder à des mouvements comme ceux-là qui se fichent totalement du bien-être de la population et qui utilisent simplement un certain nombre de carences ou de lacunes pour avoir la mainmise sur la population et faire leurs affaires, voilà le fond de la réalité. Mais pour lutter contre cela encore faut-il qu'évidemment on accompagne le développement, que la corruption soit combattue, que les services publics soient en place, que l'État soit exemplaire.
(...).
source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 18 mars 2013