Déclaration de M. Kader Arif, ministre des anciens combattants, sur l'Europe de la défense, à Paris le 5 octobre 2012.

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Circonstance : Séminaire d’ouverture des sessions nationales IHEDN - INHESJ, à Paris le 5 octobre 2012

Texte intégral

Messieurs les officiers généraux,
Mesdames, Messieurs,
Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense, ne pouvait être là aujourd’hui. Il m’a chargé de le représenter auprès de vous. Je suis heureux de prendre part à l’ouverture des sessions communes IHEDN – INHESJ, en ces lieux emblématiques. Depuis plusieurs décennies maintenant, ces deux instituts d’excellence sont des lieux de transmission et d’échanges sur les questions de défense et de sécurité, et nous ne pouvons que nous en féliciter.
Dans un monde marqué par une incertitude stratégique forte, il est vital que l’ensemble des acteurs de notre communauté de défense et de sécurité, officiers, décideurs politiques, magistrats, industriels, journalistes, d’autres encore, ajustent en permanence la compréhension qu’ils ont des problématiques de défense. Sans ces enseignements, la maîtrise des enjeux, nationaux et internationaux, présents et à venir, en matière de défense et de sécurité, serait chose difficile. Plus encore, la sécurité de notre population pourrait être en péril. La défense d’un Etat, par ailleurs, ne saurait s’illustrer sur la scène internationale sans la réalisation d’un travail collectif, sans la mise en commun des expériences de chacun. C’est aussi notre force.
Les menaces auxquelles nous devons faire face sont en constante évolution. La gestion des risques ne peut plus répondre aux enjeux de la sécurité, avec efficience, sans prendre en compte l’environnement économique par exemple, les problématiques de santé publique ou encore la protection de l’environnement. Aujourd’hui, nous ne pouvons plus simplement réfléchir en termes de défense nationale ou de sécurité intérieure. Il est impératif de décloisonner ces domaines. C’est grâce à un réel croisement de ces cultures que nous serons à la hauteur des enjeux de demain. Par la réunion des sessions nationales de l’IHEDN et de l’INHESJ, vous répondez à cette exigence.
Cette année encore, l’IHEDN et l’INHESJ sont au rendez-vous du défi de la formation des acteurs de notre sécurité nationale.
Créé pour former des hauts fonctionnaires à la préparation et à la conduite de la guerre, l’IHEDN a su évoluer en fonction des exigences de son temps. Il a été rejoint, il y a plus de vingt ans maintenant par l’INHESJ. Aujourd’hui, ces deux Instituts forment et ils initient. Ils forment, d’une part, de hauts potentiels qui travaillent dans le domaine de la Sécurité et de la Défense nationale. Ils initient, d’autre part, des publics de plus en plus diversifiés à des problématiques qui sont elles-mêmes de plus en plus complexes.
Je crois que deux caractéristiques signalent les formations de vos Instituts.
Je veux d’abord saluer la justesse de la méthode d’apprentissage unique qu’ils mettent en oeuvre. Les différentes sessions proposées s’appuient sur un triptyque qui a fait ses preuves : conférences – comités de travail – visites extérieures. Un apprentissage théorique soutenu, l’organisation d’exercices collectifs et la mise en place de restitutions pratiques, le tout dans un format de débats ouverts permettant la libre expression de chacun : il y a là un modèle de formation qui est précieux pour la compréhension des enjeux de défense et de sécurité.
Je tiens d’autre part à souligner la diversité des acteurs des deux Instituts. Auditeurs des sessions nationales, vous avez été retenus pour votre excellence. Vos qualités professionnelles et personnelles, acquises dans des carrières très différentes les unes des autres, ont su vous distinguer. Cadres des armées, magistrats, élus de la République, hauts fonctionnaires, industriels… Par une telle diversité, l’IHEDN et l’INHESJ mettent d’entrée l’accent sur le partage des savoirs. En participant aux sessions nationales, vous avez l’opportunité, je dirais même, le devoir d’apprendre les uns des autres, en partageant vos expériences.
Vous êtes ainsi au seuil d’une année qui s’annonce aussi enrichissante qu’exigeante. Exigeante, puisque vous continuerez vos activités professionnelles toute en suivant assidûment les sessions nationales. Enrichissante, car vous approfondirez votre compréhension des problématiques de la défense et de la sécurité.
J’en viens au coeur de mon propos. La tradition veut que chaque année le ministre s’exprime sur les priorités stratégiques de la France en matière de la défense. Cette année, le contexte est un peu particulier, puisque l’élaboration d’un nouveau Livre blanc est en cours et qu’il lui revient précisément de se prononcer sur les priorités stratégiques de la France. Vous me permettrez d’attendre ses conclusions pour faire le tour des sujets et des régions du monde sur lesquels, pour les quinze ans à venir, nous devons mettre l’accent.
J’aimerais cependant vous dire ce que le ministre de la défense et moi-même nous attendons des travaux du Livre blanc.
Nous en attendons d’abord une vision actualisée de notre environnement international et de nos intérêts stratégiques dans le monde, cela dans une perspective 2025. L’actualité le rappelle, il est clair que nous avons un très fort intérêt au Sud de l’Europe, dans une zone qui va de l’Ouest de l’Afrique à l’Océan indien, et qui donne toute sa pertinence au thème retenu par l’IHEDN cette année. Vision actualisée du monde, donc, mais cela ne suffit pas.
Vous savez que nous traversons une période critique, avec un affrontement des situations géostratégique et économique. D’un côté, les menaces évoluent sans cesse, beaucoup augmentent, peu disparaissent. De l’autre, l’état des finances publiques nous impose de faire des choix qui peuvent être difficiles. Il faut tenir ensemble ces deux impératifs. Nous attendons donc du Livre blanc une mise en cohérence entre les ambitions que l’on formule et les moyens que l’on se donne, notamment pour l’activité et l’équipement des forces. Aujourd’hui, il y a une menace de rupture de cette cohérence. Il faut la restaurer. Cela passe par une redéfinition de nos priorités, sans déni de réalité, et c’est toute la mission de ce Livre blanc.
Sans anticiper les enseignements qui seront tirés du Livre blanc, je voudrais prolonger mon propos en mettant l’accent sur une priorité stratégique de la France, qui nous mobilise beaucoup aujourd’hui et qui continuera sans doute de nous mobiliser demain. C’est ce qui m’autorise à vous en parler dès à présent.
L’ambition que je veux partager avec vous ce matin, au nom du ministre de la défense, c’est celle du Président de la République qui appelait, dans son discours du 11 mars, à une « relance de la défense européenne ». C’est une conviction qui nous rassemble, mais c’est aussi, aujourd’hui, une nécessité qui s’impose à nous-mêmes et à l’ensemble de nos partenaires européens. L’équipe qui arrive n’est pas la première à vous parler de l’Europe de la défense. Depuis dix ans, c’est une Arlésienne bien connue, et avec le ministre de la défense nous comprenons le scepticisme qui a pu s’attacher à cette ambition chaque fois qu’elle était exprimée. Mais la situation est maintenant différente. Ayant moi-même eu la chance d’exercer le mandat de député européen pendant huit ans, je sais le défi que représente la coordination à 27, la difficulté d’impulser des politiques dans cet environnement institutionnel unique. C’est pourquoi je mesure parfaitement toute l’ampleur des évolutions en cours et l’enjeu de la période qui s’ouvre pour faire de l’Europe de la défense une réelle priorité politique partagée.
Dans tous les pays de l’Union européenne, les politiques de défense sont à la croisée des chemins. Dans un contexte géopolitique et économique où nous devons chacun faire plus avec moins, l’Europe de la défense se présente à nous comme une nécessité et une chance. J’aimerais vous faire part de l’analyse qui est la nôtre.
Quatre raisons fondent notre ambition européenne en matière de défense.
Nous faisons d’abord le constat, confirmé depuis le 5 janvier dernier, d’un repositionnement des intérêts stratégiques américains vers la région Asie-Pacifique. Cette nouvelle donne, dont nous n’avons pas fini de mesurer les conséquences sur l’équilibre du monde, doit conduire l’Europe à cesser d’être un consommateur de sécurité pour devenir un producteur de défense, au profit des Etats européens, mais aussi dans une logique de responsabilité régionale et internationale, vers le Sud et vers l’Est.
Nous remarquons également qu’un certain nombre des menaces auxquelles nous sommes confrontés imposent des réponses qui dépassent le seul cadre des Etats et légitiment des réponses multilatérales. L’Union européenne est la première d’entre elles. Elle dispose d’une palette d’outils unique au monde pour faire face aux menaces qui pèsent sur notre sécurité commune. Je pense, au-delà de son action proprement militaire, à la lutte contre les trafics, à la formation en matière de police. Je pense aussi à la coopération sanitaire, à l’aide au développement… Tous ces outils existent. Mais il leur manque encore une coordination, surtout une vision politique qui fasse enfin de l’Europe un acteur reconnu des relations internationales.
En troisième lieu, nous considérons que les contraintes budgétaires qui grèvent les budgets de défense de tous les Etats-membres peuvent et doivent être compensées par une plus grande coopération. L’enjeu est de maintenir certaines capacités, d’en développer d’autres, et d’éviter ainsi un déclassement stratégique alors qu’à l’échelle du monde, les investissements de défense augmentent en proportion des menaces. Au moment où les pays européens s’apprêtent à renoncer à des capacités qu’ils ne sont plus à même de développer et d’entretenir à l’échelle nationale, il est vital d’organiser, à l’échelle de l’Union, des interdépendances capacitaires mutuellement consenties. Je sais les réticences. A nous d’avoir, entre leaders européens, un discours unifié. A nous de faire comprendre que pour certaines capacités l’alternative est claire : nous les partagerons ou nous y renoncerons.
Nous nous rappelons enfin de la volonté historique qui a présidé à la construction européenne : arracher notre continent aux errements de l’histoire pour faire du rêve européen une réalité de paix et de prospérité. C’est l’Europe de la défense qui posera la dernière pierre de l’Europe de la paix, parce qu’il ne saurait y avoir plus grande confiance entre les pays membres que celle de partager, devant des défis communs, une même ambition en matière de défense. Au moment où nous nous apprêtons à célébrer le cinquantenaire du traité de l’Elysée et dans un an, le centenaire du déclenchement de la Première Guerre mondiale, il y a une obligation morale et historique, pour les leaders européens, de reprendre le flambeau des pères fondateurs.
Alors, que faire ?
Il faut d’abord dire un mot de l’OTAN. Peut-être avez-vous entendu que certains de nos partenaires, notamment atlantiques, considéraient la relance de la défense européenne avec un début d’inquiétude. Pour nous, cette inquiétude n’a pas lieu d’être. Les capacités européennes seront aussi au service de l’OTAN. Sur l’ensemble du sujet, nous voulons être politiques et pragmatiques. Dans le contexte sécuritaire actuel, il n’y a pas de place pour les querelles institutionnelles. Le renforcement de l’Europe de la défense contribuera de fait au renforcement de l’Alliance atlantique. C’est aussi le sens de la mission que le Président de la République a confiée à Hubert Védrine : évaluer les effets du retour de la France dans la structure de commandement intégré, et montrer si ce retour a freiné ou bien consolidé la défense européenne.
Structurer l’Europe de la Défense, c’est tenir ensemble trois volets.
D’abord, donner un cadre politique nouveau à l’action de l’Union européenne en matière de défense et de sécurité. Dix ans après la stratégie européenne de sécurité de Javier Solana, et cinq années après sa révision, sous présidence française de l’Union européenne, la logique voudrait que nous rédigions une nouvelle stratégie pour définir entre Européens une vision partagée du monde, et une même conception du rôle que l’Union aspire à jouer sur la scène internationale. Nous entendons la faible appétence de certains de nos partenaires, comme du côté des institutions bruxelloises, pour se lancer dans une telle démarche. En effet, rien ne serait pire que d’arriver à un niveau d’ambitions inférieur à celui qui liait les Etats en 2003. Notre action, c’est notre engagement, doit viser des résultats concrets et mesurables. Aussi devons-nous surtout réfléchir entre Européens sur les foyers de crises actuels ou futurs, sur nos zones d’intérêts de sécurité et, par là, sur les projections européennes possibles.
Notre ambition pour l’Europe de la défense n’a de sens que si nous nous projetons réellement, pour que l’Union européenne soit enfin un acteur majeur et reconnu comme tel dans la gestion de crises internationales. Sur cette question en particulier, il faut partir d’une analyse géopolitique, conduite ensemble. Pour les Européens, quels sont les zones de crise ? Il faut aussi savoir ne pas fermer les yeux sur les sujets de crispation qui ont pu se présenter. Je pense en particulier aux groupements tactiques, qui n’ont pas encore été projetés, ce qui est assez démotivant pour les pays qui y contribuent. Je pense également à la mission EULEX au Kosovo, qui doit faire l’objet d’un retour d’expérience, même si la France est mise en cause. Au croisement de ces deux sujets, nous pourrions par exemple proposer le déploiement du Groupement tactique « Weimar », dont nous assurerons l’alerte avec nos partenaires allemands et polonais au premier semestre 2013. Mais il faut voir aussi tout ce qui marche d’ores et déjà. L’exemple de la piraterie, au large de la Corne de l’Afrique, fait la démonstration que lorsque l’analyse est commune, l’Europe sait se donner les moyens d’agir, et démontre ainsi sa valeur ajoutée en matière de défense.
Deuxièmement, il importe d’accroître la disponibilité capacitaire en Europe. La volonté de se projeter ne fait pas tout ; pour y parvenir, il faut disposer de capacités militaires crédibles. L’équation budgétaire, je l’ai dit, peut – si nous n’y prenons pas garde - menacer le développement et l’entretien de capacités nationales. Cela nous impose, si nous voulons tenir le rang stratégique qui est le nôtre, d’européaniser certaines capacités. Pour ce faire, il faut à la fois, pour les capacités existantes ou en cours d’acquisition, avoir le réflexe de mutualisation et de partage capacitaire (c’est le pooling and sharing de l’Agence européenne de défense), mais aussi, pour les futurs programmes d’armement, développer un réflexe de la conception en coopération (dont nous excluons bien évidemment les technologies trop sensibles, comme celles liées à la dissuasion). C’est une dynamique capacitaire européenne que nous devons viser, à travers des coopérations bilatérales concrètes, à même d’intéresser tous les Etats, y compris lorsque leurs capacités sont plus modestes.
Enfin, c’est le troisième axe de notre action, nous devons consolider la base industrielle et technologique de défense européenne, pour répondre au défi, qui est donc central, de la projection, et contribuer au développement de nos industries. Ici, il faut réfléchir aux synergies industrielles qui nous permettraient d’être plus compétitifs. EADS est un bel exemple dans le domaine aéronautique. Nous devons à présent nous intéresser aux domaines naval et terrestre. Il faut aussi valoriser les petites et moyennes entreprises, coordonner notre politique de R&D pour préparer l’avenir ensemble, par exemple en saisissant les opportunités de financement communautaire. Sur tous ces points, il conviendra évidemment d’avoir une réflexion en profondeur sur le rôle de la Commission européenne.
Vous le voyez, le programme est ambitieux. Moteur politique, opérations, capacités et industrie : les domaines d’action sont nombreux. Ils doivent tous nous mobiliser.
Avant de conclure, je voudrais ajouter une remarque. Je voudrais faire avec vous le constat qu’à côté des dégâts parfois terribles qu’elle engendre, la crise peut avoir des vertus, pour peu que nous ayons la volonté politique de voir dans les difficultés une opportunité, de faire de la nécessité de nous entendre une chance pour notre politique de défense, pour la France et pour l’Europe. Aujourd’hui, nous avons cette volonté.
Vous comprenez que l’Europe de la Défense est un sujet de réflexion et d’action ambitieux. Le travail est lancé. Son succès se jouera demain dans les lieux de décision européens. Mais il se joue dès à présent dans des lieux de réflexion tels que ceux qui nous rassemblent aujourd’hui. Avant d’aller convaincre les autres, nous devons d’abord être convaincus de la nécessité, et en même temps de la chance, que représentent de tels projets.
Auditeurs des sessions nationales, je suis certain que vous trouverez dans ce thème comme dans tant d’autres matières à réfléchir, à échanger, et à faire de cette année unique un moment fort de vos parcours respectifs.
Je vous remercie.
Source www.ihedn.fr, le 21 mars 2013