Entretien de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, avec "LCI" le 31 août 2001, sur les assassinats pratiqués par le gouvernement israélien contre les chefs palestiniens du soulèvement, l'attitude des Etats-Unis face à la situation au Proche-Orient, le rôle de l'Union européenne dans les négociations entre Israéliens et Arabes, la mission de l'OTAN en Macédoine et la conférence mondiale de l'ONU sur le racisme à Durban.

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Texte intégral

Q - Hubert Védrine bonjour.
R - Bonjour.
Q - Le chef du FDLP, le Front démocratique de Libération de la Palestine en Cisjordanie, dit avoir été victime d'une tentative d'assassinat par les Israéliens cette nuit. C'est une information que vous prenez très au sérieux ?
R - Je ne sais pas ce qu'il en est dans ce cas particulier, mais ce que je sais c'est que c'est effectivement la politique du gouvernement Sharon que de pratiquer ce que l'on appelle ces "assassinats ciblés", c'est-à-dire qu'ils tuent les uns après les autres tous ceux qu'ils ont identifiés, eux, comme étant les chefs du soulèvement, les chefs de l'Intifada, les chefs du terrorisme. Ce qui est terrible dans la situation actuelle, c'est qu'il se trouve maintenant une majorité d'Israéliens pour approuver toutes les mesures de répression les plus violentes ou même ces mesures d'assassinats, et qu'il se trouve maintenant une majorité de Palestiniens, si l'on s'en tient aux sondages faits de ce côté-là, pour approuver les opérations terroristes. Voilà où nous en sommes au Proche-Orient. C'est donc un affrontement fou.
Q - Vous parlez "d'ignominie".
R - Oui, le terrorisme est absolument effrayant par les souffrances qu'il entraîne et par son absurdité, parce qu'il ne fait que rendre les Israéliens de plus en plus durs et portés à la répression la plus brutale. Et par ailleurs, ce qui est monstrueux d'une autre façon, c'est la façon dont l'ensemble des territoires du peuple palestinien est littéralement assiégé, pris en otage, asphyxié. C'est dément comme évolution parce que cela ne conduit qu'à un affrontement de plus en plus grand, de plus en plus sanglant et, au bout du compte, il y aura toujours un peuple israélien, un peuple palestinien et de toutes façons ils seront obligés de coexister et ils seront obligés de reprendre la discussion politique et ils seront obligés de trouver un mode de répartition pour l'Etat israélien et l'Etat palestinien. Et c'est là-dessus que tout le monde travaillait depuis dix ans. C'est un désastre absolu.
Q - On a travaillé depuis dix ans mais il y a eu un recul.
R - Oui, il y a eu un ratage monumental l'an dernier avec ce qui s'est passé entre MM. Clinton, Arafat, Barak ; cela n'a pas marché, ça a entraîné ce désastre. Il y a eu un enchaînement des faits qui a conduit à l'explosion de cette nouvelle Intifada et la répression, tout ce cycle. Alors on pourrait être totalement désespéré, mais nous, les Européens, nous ne voulons pas nous décourager. Nous pensons qu'au Proche-Orient, quoi qu'il arrive, il ne faut jamais baisser les bras.
Q - Mais nous, les Européens, pouvons-nous quelque chose tous seuls ? Parce qu'il faut appeler un chat un chat, vous le disiez hier dans une interview au Figaro, les Etats-Unis laissent faire.
R - Il vaudrait beaucoup mieux que les Etats-Unis sortent de cette réserve qui consiste à laisser faire le drame, laisser s'aggraver le drame, en fait. Il faudrait qu'ils sortent de cette réserve, naturellement. Mais nous n'allons pas attendre, nous, les Européens, qu'ils aient fini de réfléchir à ceci, à cela, ou de s'équilibrer entre eux et de savoir ce qu'ils vont faire. Nous n'allons pas attendre cela. Et quelles que soient les difficultés d'agir, nous nous sommes mis d'accord, tous les ministres européens des Affaires étrangères, pour aller au Proche-Orient sans arrêt. C'était Joschka Fischer il y a peu de temps, j'irai moi-même dans une quinzaine de jours.
Q - Où irez-vous ?
R - En Israël et dans les Territoires palestiniens. Il s'agit d'être là, de parler aux uns et aux autres, d'essayer de retrouver, il doit bien y en avoir, des survivants du camp de la paix quand même de part et d'autre ; des Palestiniens qui repensent au dialogue politique, des Israéliens qui doivent quand même penser que la répression pure ne résoudra pas le problème.
Q - Quand les Israéliens se retirent de Beit Jala, cela veut dire : "Quand les Américains décrochent leur téléphone, ça marche".
R - C'est très bien que sur ce problème particulier, qui ne résout pas du tout l'ensemble, Colin Powell se soit engagé personnellement et appelé les uns et les autres jusqu'à ce qu'il ait obtenu ce retrait après une entrée dans un Territoire palestinien au terme des accords entre Israéliens et Palestiniens. L'armée israélienne n'aurait pas dû y rentrer de toutes façons. C'est très bien.
Colin Powell, le secrétaire d'Etat américain, est intervenu deux ou trois fois, quand cela a été, même de leur point de vue à eux, un peu "too much". Il est intervenu deux ou trois fois, il a obtenu des retraits. C'était déjà arrivé dans la bande de Gaza, à un moment donné ; l'armée israélienne avait coupé la bande à certains endroits. Je crois que c'est un homme de bonne volonté. Mais, globalement, la politique américaine reste trop attentiste et tous les Européens, je le disais, ne vont pas attendre qu'ils bougent pour faire tout ce qu'ils peuvent pour essayer d'enrayer ce drame et donc y aller, être disponibles. Mais nous souhaitons en effet que les Etats-Unis s'engagent.
Q - C'est-à-dire que vous allez tous vous succéder au Proche-Orient ?
R - Nous allons y aller le plus possible parce qu'il faut entretenir ce lien, il faut faire passer des messages, il faut essayer de les faire parler de l'avenir, les aider à regarder au-delà de la peur immédiate qui saisit toute la population israélienne et du désespoir et de la haine qui submergent les Palestiniens. Il faut essayer de les amener à regarder un peu au-delà. Il y a forcément un avenir de coexistence pacifique. Il ne faut donc pas lâcher ce fil.
Q - Alors, avant d'aller au Proche-Orient, irez-vous en Macédoine ?
R - Oui, je vais aller en Macédoine en début de semaine, sans doute pour marquer l'engagement de la France, comme vient de le faire le ministre de la Défense qui y est allé pour saluer les premiers éléments français de la force de l'OTAN qui est là-bas pour une mission d'un mois, pour "moissonner" comme on dit dans le jargon de l'OTAN.
Q - "Moissonner les armes".
R - Moissonner les armes de l'UCK de Macédoine. Ils doivent les remettre au terme de l'accord politique que les Slavo-macédoniens et les Albanais ont finalement signé après avoir beaucoup hésité, beaucoup discuté. C'est bien, mais cela ne règle pas tout.
Q - On dit qu'un peu plus d'un tiers des armes ont été récupérés en trois jours. Cela paraît trop beau pour être vrai.
R - C'est ce que dit l'OTAN. Je n'ai pas de raisons d'en douter. On ne connaît pas exactement le nombre des armes de départ, ce sont les armes d'une guérilla, donc il n'y a pas de liste officielle mais je crois que l'évaluation de l'OTAN est correcte.
Q - Elle ne correspond pas à celle du gouvernement.
R - Non, mais cela dépend "qui" dans le gouvernement. En tous les cas, il faut que les choses aillent dans le bon sens. C'est un sujet, la Macédoine, en juillet dont on pouvait penser que cela allait vraiment se dégrader. Pourquoi s'est-on tellement investi sur la Macédoine ? C'est parce que nous les Européens, encore une fois, cela fait maintenant plusieurs années que nous nous sommes engagés pour régler les questions des Balkans, sachant que c'est très difficile, que cela ne va pas se faire en un an ou deux. C'est un engagement de longue durée. Mais nous ne pouvons plus admettre que dans cette partie de l'Europe qui n'est pas loin, c'est le Sud-Est de l'Europe, il y ait ces conflits d'un autre âge et qui meurtrissent à ce point les populations. Donc, nous sommes engagés : Bosnie, Kosovo et maintenant Macédoine. Il faut faire ce qu'il faut. Cela prendra un certain temps. Je suis convaincu qu'un jour ou l'autre, l'ensemble de ces pays et de ces peuples, de ces groupes, même des minorités, s'apercevront que ce n'est plus comme cela dans l'Europe d'aujourd'hui que l'on règle les problèmes qui peuvent exister.
Q - Trente jours, c'est bien ? Ce ne sera pas trente ans comme disent les pessimistes ?
R - Non, c'est bien pour l'opération de ramassage des armes mais, d'une façon ou d'une autre, il faut que l'Europe maintienne son engagement après, parce qu'il y a tout un accord politique. Il faut le mettre en oeuvre. Il y a des changements dans la Constitution, dans l'organisation de la police, dans l'usage des langues dans le pays, c'est important. Donc, il ne faut pas que nous les laissions tomber après. Il faut que nous montrions que nous sommes là et que nous accompagnons ces réformes importantes qui vont créer une Macédoine nouvelle et, j'espère, plus stable.
Q - En un mot, à quoi va servir la Conférence de Durban ?
R - Elle sera très utile si les participants évitent de se diviser, de s'affronter sur des controverses à caractère historique, financière, para-judiciaire, etc... et s'ils se concentrent sur les problèmes d'aujourd'hui. Le but de la Conférence c'est : "Que pouvons-nous faire tous pour lutter contre le racisme dans le monde réel de 2001 ?". Alors, si l'on s'affronte à propos de l'histoire qui a été évidemment tragique - c'est tragique l'histoire en général il n'y a qu'en Europe occidentale depuis quelques décennies que l'on a oublié cela - et si nous arrivons à nous concentrer sur ce que nous pouvons faire d'utile aujourd'hui, cela sera une bonne conférence. C'est dans cet esprit que Charles Josselin nous y représente.

(source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 31 août 2001)