Extraits d'une déclaration de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, sur la situation en Syrie, la composition du Conseil de sécurité de l'ONU, le changement climatique et sur la France au sein de l'Union européenne, La Haye le 21 mars 2013.

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Circonstance : Déplacement aux Pays-Bas-intervention devant les étudiants de l'Université de Leyde, La Haye le 21 mars 2013

Texte intégral

Q - Sur le maintien de l'embargo sur les armes sur la Syrie.
R - D'abord j'écarte complètement l'idée d'envoyer des troupes françaises, britanniques ou autres en Syrie. Les résistants syriens ne le demandent pas. Comment se pose le problème ? En ce moment il y a un massacre épouvantable en Syrie. On parle de 70.000 morts, et beaucoup disent que nous sommes plus proches des 100.000, ce à quoi s'ajoutent des millions de réfugiés. Dans les pays voisins, un quart de la population de la Jordanie et du Liban est désormais composée de réfugiés syriens. Vous pouvez imaginer ce que signifie en ce moment, en hiver, être dans un camp. Je me suis rendu dans un camp en Jordanie, le camp de Zaatari, où se trouvent 100.000 personnes. Ces 100.000 personnes, je reprends l'idiome que vous avez utilisé «dans le middle of nowhere», des mamans, des petits enfants, qui n'ont quasiment pas d'électricité, c'est un drame humanitaire épouvantable.
Alors la question est de savoir ce qui va se passer si on ne fait rien. Nous pensons que cela va être encore plus terrible. M. Bachar al-Assad, le tyran qui pour se maintenir au pouvoir est en train de détruire son peuple, est convaincu qu'il va gagner. Pourquoi ? Parce qu'il dispose d'avions (550) et que les résistants en face n'ont pas les moyens de se défendre contre ces avions. Et même si nous pensons qu'il ne gagnera pas, il y a d'un côté une force disposant d'avions qui peuvent bombarder les résistants et de l'autre des résistants qui ont sans doute des armes ne leur permettant pas de les neutraliser. Le drame va continuer, il va y avoir de plus en plus de morts et il est probable que la Syrie finira par se disloquer, avec des conséquences sur l'ensemble de la région. Ceux qui profiteront au final de cela, ce sont les extrémistes et, en particulier, les extrémistes d'Al Qaïda présents en Syrie. Nous pensons que ce sera un désastre.
J'ajouterai que M. Bachar al-Assad possède des armes et en grand nombre. Et que compte tenu de sa psychologie et du fait qu'il est peu regardant sur les droits de l'Homme, personne ne peut être sûr qu'il ne les utilisera pas. Notre crainte est donc que la Syrie parte en morceaux, ce qui serait un désastre pour la Syrie et pour l'ensemble des pays de la région, et que les terroristes, les extrémistes reprennent le dessus.
Si cette analyse est exacte, les Britanniques et nous considérons que la seule bonne solution consiste à trouver une solution politique pour que M. Bachar al-Assad lui-même, ou du moins un certain nombre de soutiens à son régime, évoluent et acceptent de discuter avec l'opposition. Cela ne se fera pas s'il n'y a pas une modification du rapport de forces sur le terrain. C'est là où la question de l'embargo se pose. Nous n'avons pas encore tranché cette question, qui fera l'objet d'une réunion demain à Dublin. J'ai discuté tout à l'heure avec votre Premier ministre M. Rutte, puis avec M. Timmermans à ce sujet et bien évidemment personne n'a la vérité révélée. Nous entendons les objections et nous essayons d'y répondre.
La principale objection consiste à dire «comment être sûr que ces armes ne tombent pas dans des mains hostiles qui finalement se retourneront contre nous ?». C'est là qu'entrent en ligne de compte des considérations à la fois techniques et pratiques. Vous savez que les résistants syriens se sont organisés dans un ensemble appelé la Coalition nationale syrienne. La France a été la première à la reconnaître, suivie par de nombreux pays, et maintenant plus d'une centaine de pays la reconnaissent. Cette coalition nationale syrienne vient de se doter d'un Premier ministre, et le général Driss coordonne les fonds. Nous avons des données très précises qui nous permettront, une fois l'embargo levé pour des armes défensives anti aériennes, d'être assurés que c'est cette coalition qui récupèrera les armes et qui les utilisera dans des conditions que nous avons à définir.
Par ailleurs, il faut bien sûr se préoccuper des armes chimiques. Le secrétaire général des Nations unies, M. Ban Ki-moon, a décidé à notre demande de lancer une enquête sur le terrain, sur les armes chimiques, car il y en a beaucoup. Ce que nous souhaiterions, c'est à la fois qu'il y ait un contrôle objectif des armes chimiques et qu'à terme, celles-ci soient écartées, détruites ou en tout cas non utilisées. Voilà où nous en sommes.
Retenez l'idée qu'il n'y a pas d'opposition entre la solution politique et la solution militaro-sécuritaire, que nous sommes extrêmement inquiets si rien n'est fait, et que nous pensons donc qu'il faut modifier la situation sur le terrain par les moyens évoqués. Évidemment, la contrepartie qu'il faut avoir, c'est de prendre le maximum de précautions pour que les armes ne puissent pas être retournées contre ceux que nous voulons protéger. Nous allons en discuter demain et nous espérons que la décision va être prise par l'Europe et que nous arriverons à un consensus.

Q - Pensez-vous qu'il est nécessaire de réformer ou de changer la composition du Conseil de sécurité en face du défi global ?
R - Oui, nous pensons qu'il faut changer la composition du Conseil de sécurité. La question d'une seule place pour l'Union européenne est très compliquée parce que cela supposerait - c'est un peu comme la cause et la conséquence - qu'il y ait une politique étrangère européenne commune. Ce qui n'est pas le cas. Mais laissons de côté un instant cette question. Il faut réformer le Conseil de sécurité parce que le Conseil de sécurité a d'abord des membres permanents qui ont été désignés après la seconde guerre mondiale, ce qui ne correspond plus à l'état actuel du monde. Il est complètement anormal que l'Inde et le Brésil ne fassent pas partie du Conseil de sécurité. Il est anormal que le Japon et un ou deux pays d'Afrique ne fassent pas partie du Conseil de sécurité.
Nous faisons un certain nombre de propositions. La grande difficulté, parce que vous êtes sans doute spécialiste de ces questions, c'est que pour réformer le Conseil de sécurité il faut l'accord du Conseil de sécurité. Je ne suis pas sûr, pour employer un euphémisme, que nos collègues membres permanents du Conseil de sécurité - nous sommes cinq - soient enthousiastes pour que le nombre des membres permanents augmente. C'est une affaire qui a été soulevée depuis longtemps. Il y a eu des rapports, des ouvrages de gens extrêmement pertinents et pour l'instant cela n'a pas avancé.
Il y a une autre idée, elle aussi difficile, peut être un peu plus modeste, mais qui mérite quand même qu'on y réfléchisse. Ce qui pose problème, ce n'est pas seulement que le Conseil de sécurité ne soit pas représentatif de la réalité actuelle - même si c'est un gros problème - c'est que les membres du Conseil de sécurité aient le droit de veto. Il y a une réflexion, très difficile, qui a été engagée mais qui n'a pas débouché : est ce que les membres permanents peuvent faire utilisation de leur droit de veto, quel que soit le cas de figure ? C'est actuellement la jurisprudence. Il suffit qu'un membre permanent dise non pour tout bloquer.
Prenons le cas de la Syrie. Certains trouvent choquant, alors qu'une solution s'ébauchait, qu'il puisse y avoir un pays, la Russie suivie d'un deuxième pays, la Chine, qui opposent leur veto, et qu'à ce moment là il n'y a plus de solution possible. Certains réfléchissent - vous voyez bien le saut que cela représenterait - à une évolution de l'utilisation du droit de veto qui réserverait le droit de veto au cas où l'intérêt direct d'un des membres permanents du Conseil de sécurité serait en cause. En revanche il n'y aurait pas l'utilisation d'un droit de veto aussi large lorsque l'intérêt d'un des membres permanents ne serait pas en cause et lorsqu'il y aurait crime contre l'humanité.
Mais qu'on prenne une modification substantielle du Conseil de sécurité, qui est souhaitable, ou que l'on prenne une autre approche, concernant le droit de veto, c'est évidemment un changement absolument majeur, qui, reconnaissons-le aujourd'hui, n'est pas à portée de la réalité internationale telle qu'elle est. On peut le regretter, parce que les principales puissances ne sont pas prêtes à laisser une partie de leur pouvoir au profit d'une organisation internationale.

Q - Pensez-vous que le changement climatique et la raréfaction des ressources naturelles sont les principales causes aujourd'hui des conflits dans le monde ?
R - Principales, je ne sais pas, mais certainement une des grandes sources de conflits d'aujourd'hui et de demain. Quand vous regardez le problème de l'eau, quand vous regardez la boussole des migrations liées souvent à la question du climat, évidemment si rien n'est fait pour réguler tout cela, cela va être une source de conflits absolument dramatiques. C'est la raison pour laquelle il faut se mobiliser sur ces échéances climatiques.
La France va y prendre sa part puisque vous savez peut être qu'il y a chaque année, ce qu'on appelle une COP, qui est une conférence qui traite des questions climatiques. La dernière a eu lieu au Qatar, à Doha et n'a pas donné de très grands résultats. Il va y en avoir une en 2013 et en 2014 et c'est la conférence de 2015, appelée COP 21, qui va devoir décider. Il se trouve que la France s'est portée candidate pour organiser cette conférence et, dans la mesure où cela doit revenir à un pays européen, je crois que sera la France.
Cela va être très difficile parce que - vous avez suivi les travaux de Kyoto - on est dans un paradoxe. À la fois les risques et même les certitudes en matière d'élévation de température sont plus forts qu'avant et, dans le même temps, les pays en général ne sont pas prêts à accepter l'idée d'une norme juridique unique valable pour l'ensemble des pays. Ce sont des travaux qui doivent se régler par consensus.
Cela va demander un très gros travail, et néanmoins il y a quelques bonnes nouvelles qui permettent d'espérer. D'abord le président Obama, dans sa campagne, a dit que c'était pour lui l'un des thèmes principaux et qu'il souhaitait marquer son deuxième mandat avec un résultat sur ce sujet. Et j'ai eu l'occasion d'en discuter avec John Kerry, qui est un spécialiste de ces questions, qui a participé à la conférence et m'a confirmé que, bien évidemment, tout en respectant leurs propres intérêts - chaque pays défend ses intérêts - les Américains souhaitaient qu'on arrive à des résultats. Évidemment c'est beaucoup plus facile avec l'aide des Américains que si nous les avons contre nous.
Les Chinois aussi sont en train de prendre sérieusement en considération la question du climat, parce qu'ils se rendent compte que ce qui se passe en Chine a de l'importance pour l'ensemble du monde. Un certain nombre de désastres intervenus en Chine ont eu des conséquences sociales et il y a des révoltes extrêmement dures contre un certain nombre d'abus. Le nouveau Premier ministre, que j'avais vu il y a quelque temps, m'a confirmé que les conséquences sociales de la politique chinoise seraient un désastre en termes de développement. Sur un plan industriel, ils sont en retard mais en faisant un saut technologique ils peuvent être en avance ce qui pourrait être le cas des piles des voitures électriques, vous allez voir ce qui va arriver bientôt de Chine.
Donc nous avons quelques beaux espoirs, mais aussi des difficultés qui confirment que c'est un enjeu absolument majeur.
(...)
Q - Sur le rôle de la France dans la nouvelle Europe et dans le nouvel équilibre mondial.
R - Je crois à la nécessité d'un monde multipolaire. Je crois qu'un monde unipolaire serait extrêmement dangereux et que même un monde bipolaire - on parle parfois de G2 en pensant à la Chine et aux États-Unis - ne correspond pas à un bon équilibre. Au fond, la vision que l'on peut avoir, sans angélisme, c'est celle d'une organisation internationale, les Nations unies, qui doit avoir des capacités de régulation sur l'ensemble du monde. Chaque continent ayant lui-même sa capacité de régulation, que ce soit l'Afrique, l'Asie ou l'Europe. On arriverait là à une vision beaucoup plus équilibrée des choses. C'est d'ailleurs la vision que je développe et je travaille à l'avènement de ce monde multipolaire.
S'agissant de l'Europe et de la France : nous sommes l'un des cinq membres permanent du Conseil de sécurité, nous avons des choses à dire sur notre vision du monde et la France, même si ce n'est pas le plus grand pays du monde, loin de là, est très entendue. Parce que la France est une nation très particulière qui est, à la fois, un membre permanent du Conseil de sécurité et qui, du point de vue militaire, possède une vraie puissance nucléaire et conventionnelle. Elle est la cinquième puissance économique mondiale et parle le Français, langue bientôt parlée par 750 millions de personnes notamment en Afrique. La France a des principes de justice, ceux de la révolution de 1789, un rayonnement culturel considérable et un réseau diplomatique qui est le deuxième du monde. Nous sommes donc habitués à ce que la France, sans arrogance, parle pour évoquer l'universel, et qu'elle soit entendue.
En Europe, il est certain que la France a un partenariat particulier avec l'Allemagne. Nous avons une conception du partenariat quelque peu différente de celle de nos prédécesseurs. Nous pensons que ce partenariat est nécessaire, mais qu'il ne doit pas être exclusif. La France et l'Allemagne doivent donner des incitations, des indications. À elles deux, elles représentent la moitié de la richesse européenne, mais il faut qu'elles tiennent compte des autres. Cela n'est pas un condominium, c'est un partenariat et je pense que la France a des choses à dire sur la conception qu'elle peut donner de l'Europe. Je crois donc que la France doit plaider pour cette régulation internationale, pour ce respect du droit et pour cette vision multipolaire dans l'Europe.

Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 28 mars 2013