Texte intégral
Jai le plaisir de vous remettre le prix du roman dentreprise, 4ème du genre, que le jury vous a décerné.
Le travail occupe une grande place dans nos sociétés, par le temps quil consomme on me dit dailleurs quil vous arrive décrire jusquà 16 heures par jour comme par le temps quil ne consomme pas, quand on attend ou cherche lemploi. Quil soit trop prenant ou trop absent, le travail est lune de ces masses gigantesques qui occupent nos vies. Gigantesque, mais souvent impensée, un peu comme une boîte noire qui enregistre silencieusement beaucoup de choses : les compétences développées, les liens tissés, lidentité conférée, mais aussi les souffrances et les luttes.
Votre roman, chère Aude Walker, essaye de faire parler cette boîte noire.
Je résume. A vingt ans, Jules est un jeune homme comme il en existe tant, sans projet dans la vie, toujours au bord de lexistence du « mauvais garçon ». Aussi, quand une conseillère de Pôle emploi lui propose une mission dintérim dans une centrale nucléaire, il est emporté par ladrénaline que promet cette expérience.
Votre roman est alors un parcours dans un métier, face au risque de latome quil faut mesurer sur un dosimètre, mais aussi dans ce quil produit intimement chez lindividu (dans sa conscience, son éthique, sa personnalité). Ce risque, Jules le palpe chaque jour, lapprivoise, laime même. « Ca mexcite. Cest une vie comme ça que je veux, une vie qui brûle Hors de question de vendre des pizzas ou de jouer les concierges dans les hôtels de la Côte » dit Jules.
Au fil des pages, vous décrivez avec, une précision documentaire, la centrale nucléaire, ses différents métiers et sa dangerosité invisible et dévorante.
Mais je crois que ce nest là quun prétexte et que votre livre inverse tout. Ce qui devait être le décor (le travail dans une centrale) pour parler dun sujet (le nucléaire lui-même) devient le sujet véritable, et le nucléaire est ravalé au rang de toile de fond. Le sujet de votre livre cest ma lecture de ministre du travail cest la boîte noire, cest le travail, cest cette question prodigieusement difficile : quest-ce que travailler ?
A lombre des centrales nucléaires, des êtres fantomatiques qui les peuplent, des décontaminateurs, des robinetiers et autres incroyables métiers, vous décortiquez le travail avec une acuité toute particulière.
Jaimerais en dire quelques mots.
Votre roman, je le disais, est un texte sur ladrénaline du travail, ce mélange deffroi et dattrait qui soulève votre personnage et le révèle à lui-même. Ainsi, pendant sa formation, il se découvre « une mémoire en béton armé » selon ses mots, et comprend quil est fait pour ce travail. Voilà qui questionne les enjeux de protection, surtout face à des menaces invisibles comme la radioactivité ou lamiante.
Etre protégé dans son travail est un enjeu majeur, un enjeu que vous posez justement, pris entre la volonté du personnage de vivre son risque et le tribut quil a à payer en termes de santé. Vous explorez ce moment de basculement, la frontière entre ce qui est supportable et ce qui ne lest plus. Cest une question qui se pose aussi, de façon primordiale, à nous qui faisons les règles et les normes pour protéger la santé et la qualité de vie au travail. Nous sommes au cur du sujet : quest-ce qui vaut la peine dêtre vécu ?
Ailleurs, vous disséquez le travail à travers les mots qui le qualifient, le nom du métier que votre personnage fait, « dagent de servitude » à jumper (ceux qui entrent dans le générateur de vapeur pour une durée maximale de 120 secondes), le prestige qui y est associé, mais aussi la part de son métier que lon naime pas : « je déteste être au service de qui que ce soit » rumine Jules, renvoyant chacun aux servitudes de sa propre activité, au caractère rébarbatif dune partie de celle-ci, mais qui concentre aussi les moments où lon se dit, comme Jules, « je suis fais pour ce métier ». Là encore, ce qui fait le travail est touché avec justesse.
Jinsiste sur un autre point, la liberté quapporte le travail. Votre personnage léprouve : fuir sa mère, faire le tour de France. Et le corollaire de cette liberté, la responsabilité, lorsque Jules a entre ses doigts la vie de ses collègues. Mais si le travail vous change et vous libère, vous nen êtes pas quitte pour autant. Cest la thématique du travail qui rend indépendant et dépendant en même temps. Le cadre de la centrale nucléaire est, une nouvelle fois, opportun puisquil éclaire particulièrement lexpression « gagner sa vie », expression au point de passage entre indépendance et dépendance, entre ce qui nous réalise et ce qui peut nous tuer. Votre roman nest ainsi pas un roman complaisant sur lascension professionnelle réussie dun jeune qui découvre dans le travail un sens à sa vie ; cest un roman de la mesure, cest-à-dire quil a cette capacité à restituer ce qui sauve et ce qui détruit. Alors, vous laurez compris, latome nucléaire nest quune grande métaphore du travail.
Je veux retenir du parcours de Jules une autre dimension qui interpelle quand on est un dirigeant politique : la rationalité. Cest-à-dire cette idée fausse que chacun peut choisir un métier en conscience, comme sil était parfaitement informé. Non, il y a dans le travail une détermination puissante qui tient à lendroit doù lon vient. Pour les uns, cest un milieu social, pour les autres un héritage familial, pour Jules, cest lopposition à sa mère. Voilà qui nous interroge, nous qui travaillons sur la rationalité des dispositifs, lobjectivation des conditions et des critères. Je pense par exemple au service public de lorientation qui doit permettre à chacun de sorienter en fonction de ses goûts et possibilités. Mais il reste pour autant une part invulnérable à notre action dobjectivation : ce que chaque individu a vécu et qui pèse dun tel poids sur lui, sur ses représentations, ou ses aspirations.
La force de la politique, cest dalléger le poids des déterminations, en construisant des lieux où on peut leur échapper : je pense à la formation professionnelle pour combler, dépasser, ce quun salarié na pas appris plus tôt.
Puis viennent, dans votre texte, les questions difficiles, celles sur la manière dont le système fonctionne :
- recours à la sous-traitance qui externalise le danger,
- inégalités de statuts différents (intérimaire ou agent dEDF), pas seulement en termes de salaires mais aussi de garanties et protections.
- accélération des cadences au péril du travail bien fait,
- règles que lon contourne (patron ou salarié) pour gagner plus dargent.
- Autre enjeu : la question des luttes, luttes sociales, bien sûr, mais luttes aussi dans la quotidienneté des situations de travail. Car le monde du travail nest jamais quun joyeux monde où chacun se donne la main (ce quil peut être aussi). Votre roman a la lucidité daffronter cette question de la lutte présente dans chaque geste, chaque mot, chaque situation, chaque statut, chaque ordre, chaque équipe, ou dans chaque corps marqué par la lutte gagnée ou perdue. Le roman restitue ce rapport de force du travail. Ce nest pas son moindre mérite.
Je vous adresse donc mes félicitations pour avoir bien dit le travail, dans un style qui vous appartient. Je me félicite, enfin, de lexistence de ce prix du roman dentreprise qui fait le pari la fiction pour parler de lentreprise. Vous, jury journalistes, syndicalistes, inspecteurs du travail, DRH, dirigeants qui avez départagé les ouvrages, portez ce message auprès de vos pairs : le travail nest pas une chose simple, il se cultive, il sélève.
Un tout dernier mot pour dire, chère Aude Walker, que votre livre ne pouvait que susciter un accueil favorable de ma part, tant il est truffé de clins dil à mon endroit ! Oui oui, je laffirme !
- peut-être parce que mon directeur de cabinet vient tout droit dEDF, même si on noserait le qualifier de « nuclosaure », cest-à-dire « dinosaure du nucléaire », comme vous le faites pour Fernand ;
- certainement parce que Jules (19 ans) et Fernand (65 ans), forment sans le nommer un magnifique contrat de génération ;
- non pas parce quun ministre est aussi un « homme jetable » ;
- non pas parce que votre personnage de Michel est un type pas très fin et à lhumour gras ;
- mais parce que votre texte ouvre la boîte noire quest le travail, sans la confondre avec la boîte de Pandore.
Source http://travail-emploi.gouv.fr, le 3 avril 2013