Texte intégral
Q - L'aménagement d'un parc provoque une forte manifestation contre le pouvoir en Turquie. Alors est-ce que c'est la révolution du jardin qui commence en Turquie ?
R - Je pense qu'on ne peut pas comparer les situations, mais ce qui se passe en Turquie est effectivement très préoccupant. Au départ, c'est un conflit d'urbanisme, le pouvoir de M. Erdogan voulait raser 600 arbres et construire à la place une caserne. Et puis la réaction de la population a été forte, il y a eu des affrontements extrêmement violents et beaucoup de blessés. La position de la France est de demander qu'on fasse preuve de retenue et qu'on aille vers l'apaisement ; c'est d'ailleurs aussi la position qu'a prise le président turc, M. Gül. Mais je ne pense pas pour autant qu'on puisse comparer cela trop rapidement avec d'autres situations.
Q - Mais c'est un premier choc pour le gouvernement turc...
R - Un très gros choc. Mais en même temps, il ne s'agit pas de parler de printemps turc comme si cela faisait partie des Printemps arabes. Je voulais tout de même rappeler une évidence : on a affaire à un gouvernement qui a été démocratiquement élu, ce qui n'a absolument rien à voir avec ce qu'on a connu en Tunisie ou ce qu'on a connu en Égypte. Il reste que ce qui se passe est très préoccupant et que, je répète, la France demande que l'on fasse preuve de retenue.
Q - Qu'est-ce que cela veut dire preuve de retenue, ne pas abattre les arbres ?
R - Cela veut dire qu'il y a eu des violences, les autorités elles-mêmes - en tout cas le président Gül et même le vice-premier ministre - ont reconnu qu'il y avait eu des excès dans les réactions de la police. Il faut faire très attention et j'espère que tout cela va s'apaiser. Il revient au gouvernement turc d'analyser les causes et de prendre les mesures pour qu'il y ait de la détente.
Q - Vous dites retenue, vous appelez aussi la population à plus de calme ?
R - Non, je parle bien évidemment du gouvernement.
Q - En ce moment en Syrie, à Qousseir, les insurgés hostiles à Bachar Al-Assad sont encerclés, ils sont taillés en pièces, ils appellent à l'aide, ils ont des morts, des blessés, ils manquent de tout et pas seulement d'armes. Est-ce qu'il faut les laisser anéantir ?
R - Bien sûr que non. Ce qui se passe dans beaucoup de villes en Syrie et tout particulièrement à Qousseir mais dans beaucoup de villes de la Syrie, est une tragédie absolument épouvantable...
Q - Mais depuis longtemps.
R - Depuis longtemps mais elle s'aggrave malheureusement. C'est la raison pour laquelle, nous travaillons la conférence de Genève 2 qui est à mon avis la conférence de la dernière chance, on va en parler.
Q - Est-ce qu'elle aura lieu ?
R - Je le souhaite, c'est très difficile. Nous en avons encore parlé lundi dernier puisque j'avais à dîner M. Kerry et M. Lavrov, mes homologues russes et américains. Nous en avons également discuté au dernier Conseil affaires étrangères à Bruxelles. Nous avons décidé de lever l'embargo.
Q - Avec qui cette conférence va se tenir alors ?
R - C'est une des questions posées. Il y aura plusieurs participants. D'abord, du côté syrien, l'essentiel c'est qu'il y ait des participants de l'opposition et des soutiens, acceptables, du régime et nous travaillons pour cela. Et puis, bien sûr, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies ainsi que d'autres participants.
Mais ce n'est pas la seule question qui se pose. Quel sera exactement l'ordre du jour ? Comment fait-on pour obtenir un cessez-le-feu ? Comment fait-on pour obtenir la mise en place d'un gouvernement de transition ? C'est de tout cela que nous parlerons.
Pour moi, la conférence de Genève 2 est la conférence de la dernière chance. Je souhaite qu'elle ait lieu et je pense qu'elle pourra avoir lieu au mois de juillet.
Q - Plus au mois de juin, juillet !
R - Non, parce que c'est trop court, en particulier du côté de la coalition. Vous avez peut-être vu dans les derniers jours que la coalition, c'est-à-dire l'opposition s'est étendue. Elle doit maintenant désigner ses représentants. Cela va prendre un peu de temps et il faut que nous nous mettions d'accord sur l'ordre du jour avec les Nations unies.
Q - Assez étendue, ils étaient 63, ils deviennent 105...
R - Oui, mais ce n'est pas une question de nombre, c'est une question de représentativité. On a reproché à la coalition de ne pas être suffisamment représentative des forces de l'intérieur et des forces militaires. Il y a donc eu un effort auquel nous avons participé pour l'étendre, et pour que les résistants soient pleinement représentatifs de ce qui se passe en Syrie.
Q - Le président de la République François Hollande, vous-même, vous voulez le sommet de la Syrie, vous n'êtes pas tout à fait sûr qu'il ait lieu...
R - On travaille pour qu'il ait lieu.
Q - Oui, mais vous n'êtes pas tout à fait sûr !
R - Non parce que ça ne dépend pas uniquement de nous.
Q - Alors les deux grands, les Russes et les Américains, veulent la présence de l'Iran, il paraît que la France dit non. Est-ce que c'est un refus définitif ?
R - L'Iran est partie au conflit et de manière extrêmement puissante. Il faut savoir que les troupes syriennes souvent sont encadrées par des responsables iraniens qui fournissent toute une série d'armes. Et l'Iran qui a la main sur le Hezbollah libanais lui a demandé d'intervenir en Syrie.
Q - Combien ils sont, combien ils sont, 2.000, 4.000 ?
R - Entre 3.000 et 5.000 d'après notre...
Q - Et cette semaine, il y a eu presque le 100ème mort de Hezbollah enterré au Liban.
R - Vous parliez de Qousseir, là-bas ce sont en particulier les combattants du Hezbollah qui agissent. Sur la question de l'Iran, il y a donc un argument qui peut paraître convaincant, qui consiste à dire : puisque les Iraniens sont là, il faut qu'ils participent à là dans la conférence de paix. Mais il faut porter un peu plus loin l'analyse, c'est la raison pour laquelle nous, nous y sommes hostiles. Premièrement, les Iraniens - pour autant que l'on sache - ne sont absolument pas favorables à la mise en place d'une solution en Syrie. Ils veulent profiter du drame syrien pour étendre leur influence. Donc, faire venir dans une conférence de paix des gens qui sont contre la paix...
Deuxièmement, le point central de la conférence Genève est de créer un gouvernement de transition avec, d'un côté, des représentants de l'opposition et, de l'autre côté, des représentants du régime. Ce gouvernement de transition aurait tous les pouvoirs, ce qui signifie qu'il récupérerait les pouvoirs de M. Bachar Al-Assad. Ça c'est le point central ; or ce point central n'a pas été accepté par l'Iran.
Q - Ni par les Russes ...
R - Si, par les Russes.
Q - Ils acceptent ?
R - Bien sûr, c'est le point qui a permis de débloquer les choses.
Q - Les Russes pensent que Bachar Al-Assad doit s'en aller ?
R - Ils sont d'accord pour dire que les pouvoirs de Bachar Al-Assad doivent être attribués à un gouvernement de transition, ce qui signifie que M. Bachar Al-Assad n'aura plus les pouvoirs.
Dernier point sur lequel je vous demande de réfléchir, qui explique la position de la France. En Iran, il va y avoir une clause de rendez-vous très importante à la fin de l'année prochaine. Les puissances internationales - dont nous-mêmes - refusons que l'Iran ait l'arme atomique, parce que si l'Iran se dote de l'arme atomique cela entraînera une déflagration dans la région. Or notre crainte, c'est que si l'Iran participe à la conférence de Genève, il fasse traîner les choses suffisamment pour qu'elle dure jusqu'au moment où l'affaire de la bombe atomique iranienne sera posée.
Intervenant - Bien sûr.
R - Et à ce moment-là ce serait extrêmement dangereux parce que le risque, c'est que l'Iran - s'il est partie prenante à la conférence - dise : écoutez, on peut faire une concession sur l'affaire syrienne, mais à condition que vous nous laissiez nous doter de la bombe atomique. Et ça c'est impossible.
Q - Dans ces cas-là si l'Iran ne participe pas, puisque vous dites que la France y est hostile, comment peut-on espérer un règlement, si on prend le problème de l'autre côté ?
R - Le règlement...
Q - Et une conférence de la paix qui réunirait des gens qui ne voulaient pas la paix au départ, ce ne serait pas la première fois.
R - Bien sûr mais à condition qu'il n'y ait pas dedans - c'est tout au moins notre point de vue - des gens qui n'acceptent pas le principe même sur lequel est fondée la conférence, c'est-à-dire la reconnaissance du gouvernement de transition. Et puis il faut répondre à l'argument qui n'est pas seulement celui de la France, qui est celui de beaucoup de puissances occidentales et autres, consistant à dire : attention ! Pour l'Iran, derrière l'affaire syrienne, il y a l'affaire nucléaire. Comment éviterait-on qu'il y ait une confusion entre le dossier nucléaire iranien et le drame syrien ? C'est une affaire extrêmement grave.
Voilà la position de la France, nous en discutons bien sûr avec nos partenaires. Plusieurs ont la même position que nous. Les Russes ont un point de vue différent, les Nations unies hésitent, mais en tout cas je définis avec le président de la République quelle est la position de la France.
Q - À cause de l'Iran et cette position de la France, est-ce que la France peut faire capoter la conférence de la paix ?
R - Bien sûr que non.
Q - Est-ce que c'est un préalable, si tout le monde se met d'accord, est-ce que vous pourriez dire non, la chaise est vide...
R - Bien sûr que non. Vous savez, la diplomatie a suffisamment de ressources pour que l'on trouve des solutions. Je ne dis pas que l'Iran ne peut pas avoir son mot à dire, mais ce n'est parce que l'Iran est un des acteurs du conflit et responsable de milliers de morts qu'il faut se coucher et dire bravo.
Q - Vous avez envoyé cette semaine un diplomate à Téhéran, il est là, juste derrière moi, Jean-François Girault.
R - C'est le directeur du département Afrique du Nord et du Moyen-Orient du ministère des affaires étrangères.
Q - Jean-François Girault n'est sans doute pas allé faire du tourisme à Téhéran, qu'est-ce qu'il vous a ramené comme information ?
R - Vous avez une très bonne intuition. Cette visite signifie que l'Iran est un grand pays et que nous pouvons avoir des relations avec ce pays.
Q - Donc on parle avec l'Iran à Téhéran mais on ne peut pas parler avec l'Iran à Genève !
R - Mais avoir des relations avec l'Iran ne veut pas dire accepter des conditions qui vont faire échouer la conférence.
Q - Mais enfin ça pose quand même la condition de l'existence même de cette conférence, ce que vous nous expliquez là, comment la diplomatie peut-elle trouver le moyen d'avoir l'Iran sans l'Iran ?
R - C'est une des conditions parmi d'autres, il y a beaucoup de sujets.
Concentrons-nous sur le sujet principal. À quoi sert cette conférence de la dernière chance ? À faire en sorte qu'il puisse y avoir un gouvernement de transition. Si l'un des participants dit : je ne veux pas de gouvernement de transition. Qu'est-ce qu'il a à faire là ? En revanche, si quelqu'un aujourd'hui que nous récusons dit : J'ai évolué, j'accepte cette condition, c'est autre chose.
Q - Mais qu'est-ce que vous a amené comme information M. Girault de Téhéran, à quoi ils sont prêts ?
R - Pour l'instant pas à grand-chose.
Q - Il y a des gouttes et des gouttelettes de gaz chimiques qui sont utilisés en Syrie, dans différentes villes - par qui ?
R - Nous discutons à partir des échantillons qui ont été prélevés, avec là aussi nos partenaires. Qui sont-ils? Les Américains, les Britanniques, les Canadiens, les Allemands. Il existe des présomptions selon lesquelles il y eu utilisation de gaz. Vos collègues journalistes du «Monde» nous ont remis récemment de nouveaux prélèvements, que nous faisons analyser ; et puis nous avons aussi d'autres éléments.
Q - On dit que ce ne sont pas des gaz chimiques.
R - On dit beaucoup de choses. Mais vous savez, il y a un adage qui est très important pour les hommes politiques et les journalistes : «ceux qui parlent ne savent pas, et ceux qui savent ne parlent pas».
Q - Oui, mais en même temps, il y a l'entre-deux, puisque vous avez dit que de plus en plus d'éléments donnaient la possibilité d'étayer cela.
R - Sur le fond, je ferai connaître les résultats de ces prélèvements dans les jours qui viennent. Nous en tirerons les conséquences. Pour que tout cela ne reste pas abstrait, soyons - malheureusement - très concrets : nous savons que le régime syrien dispose à la fois de gazypérite, mais également d'un gaz extrêmement dangereux qui s'appelle le VX et enfin il dispose de gaz sarin. Le gaz sarin, lorsqu'il est utilisé, fait des dommages qui sont 500 fois plus graves que le cyanure.
Q - Donc il n'a pas été utilisé ?
R - Cela dépend en quelles quantités. Les résultats de ces analyses vont être portés à la connaissance du public. M. Ban Ki-Moon, le Secrétaire général des Nations unies a désigné M. Sellström, pour s'occuper de cela. À partir des résultats, nous prendrons nos décisions en liaison avec nos partenaires.
Q - Deux remarques. Les Occidentaux savent où se trouvent les stocks d'armes de Bachar Al-Assad ? Vous savez où ils sont, vous les avez repérés avec les satellites, les drones, etc. ...
R - Pas seulement les Occidentaux, car c'est un point très important sur lequel nous sommes d'accord avec les Russes. Sur Bachar Al-Assad, nous ne sommes pas d'accord avec les Russes ; en revanche, sur le fait qu'on ne peut pas utiliser des armes chimiques, nous sommes d'accord avec les Russes et avec les Chinois.
Q - Donc il y a une ligne rouge, de la part de Barack Obama, mais pour lui elle a l'air d'être élastique, mais pour vous, les Français, pour nous, pour les Chinois, et les Russes : pas d'utilisation d'armes chimiques...
R - Il ne doit pas y avoir d'utilisation d'armes chimiques. Cela est prohibé par le droit international.
Q - Sinon ?...
R - Il faudra rapporter les résultats à la commission des Nations unies compétente. S'il y a utilisation d'armes chimiques, c'est à la communauté internationale et à nous notamment, de prendre nos décisions de réplique. Nous avons deux principes, dans cette affaire : d'abord la vérité, donc dire ce que nous savons, lorsque nous l'aurons établi ; et deux, pas d'impunité.
Q - Pas d'impunité. Bachar Al-Assad, à la télévision, disait l'autre jour qu'il n'excluait pas de se représenter à l'élection présidentielle l'année prochaine. Selon vous, d'ici là, Bachar Al-Assad sera-t-il au pouvoir, en exil, ou mort ?
R - L'objet de la conférence, que nous appelons de nos voeux, c'est de désigner le gouvernement de transition, qui aura tous les pouvoirs de M. Bachar Al-Assad. Et on voit bien quelle est la tactique de M. Bachar Al-Assad : faire traîner les choses jusqu'au moment où il devra y avoir des élections.
Q - Mais il reprend la main, là, en ce moment, militairement. Hélas !
R - Malheureusement, il a regagné du terrain.
Q - Il est aidé par des armes livrées par les Russes ?
R - Il y a des armes, qui sont livrées à la fois par les Iraniens, par les Russes, et souvent par le canal de l'Irak, qui est un autre pays à surveiller de près.
Q - Et les Occidentaux ont levé, les Européens ont levé l'embargo sur les armes. Ils se décideront d'ici au mois d'août, hein, au mois d'août, la France, et la Grande-Bretagne, etc. Mais comment vous allez savoir si vous les donnez à tels rebelles, ou à Al-Nosra qui est les pires d'Al-Qaïda, et que vous avez-vous-même fait condamner aux Nations unies. Comment ?
R - D'abord, pour le moment il y avait un embargo européen sur les armes. Pourquoi ? Parce que nous nous disions : il y a déjà un conflit, qui est grave auquel il ne faut pas ajouter de l'horreur. C'est un raisonnement qui se tient. Seulement, le problème, c'est qu'il y a un déséquilibre là-bas, parce que Bachar et ses alliés ont des armes extrêmement puissantes, notamment des avions, des SCUD, etc., alors que les résistants ne peuvent pas répliquer. Nous avons donc demandé, nous les Britanniques et les Français, à ce qu'il y ait une possibilité ouverte de livrer des armes.
Nous n'avons pas encore décidé. Ce sera fait au mois d'août. Et il y a des conditions à cela, notamment techniques et politiques, pour que nous ne les livrions pas à n'importe qui. C'est la raison pour laquelle, en particulier, nous avons dit que le Front Al-Nosra, lui, devait être inscrit - maintenant c'est fait - sur la liste des organisations terroristes de l'ONU.
Q - Bachar Al-Assad peut donc avoir les mains libres pendant quelques mois encore, quoi ?
R - Absolument pas, parce que sur le terrain il y a des combats avec des résistants extrêmement courageux ; et parce que nous travaillons, avec la possibilité de livrer des armes, pour que cela soit fait au mois d'août, si les choses n'ont pas évolué. Maintenant, si la conférence de Genève a lieu, c'est aussi un moyen de pression. Cela nous permettra d'aller vers la paix.
Q - Laurent Fabius, vous nous effrayez, vous dites maintenant : si elle a lieu. Elle pourrait ne pas avoir lieu ?
R - Écoutez, je pense qu'on a été assez clair pour dire qu'il n'y aura pas que la France dans cette conférence. Il faut que la Syrie soit là, l'opposition syrienne des représentants du régime et nos partenaires. Il faut que ce soit préparé. C'est la raison pour laquelle je dis, avec nos partenaires, qu'il est probable que la date de juillet soit celle qui pourrait convenir.
Q - On a de la chance de vous avoir, parce que vous êtes en train de faire à peu près le tour du monde chaque semaine ! Ça en fait combien, déjà ?
R - Chaque semaine, non, mais j'ai dépassé mon 12ème tour du monde, mais il est vrai que je ne suis là que depuis un an.
Q - Et apparemment, cela va continuer ?
R - Oui, cela continue parce que, malheureusement, il y a des problèmes dans beaucoup d'endroits.
Q - Une information, ou un fait, qui n'est peut-être pas anecdotique : le président de la République va aller en Tunisie le 4 juillet ; vous, vous y étiez au mois d'avril. En Tunisie, trois jeunes françaises du mouvement FEMEN sont en prison pour avoir manifesté, vous savez, avec les seins nus. Dans trois jours elles seront jugées, il y aura un procès. Est-ce que vous demandez au gouvernement de Tunis leur libération ? Et avant le procès ?
R - La justice est indépendante, mais je souhaite qu'elle fasse preuve de clémence. Il faut respecter la loi mais en même temps, ce n'est pas quelque chose qui mérite une peine dure.
J'étais il y a vraiment très peu de jours en Tunisie, et il faut toujours penser que c'est de là qu'est parti le Printemps arabe. J'ai trouvé des évolutions intéressantes, le gouvernement très ferme dans la lutte contre les terroristes. Je pense que c'est un élément très positif.
Nous n'avons pas à nous ingérer dans les affaires intérieures, mais nous avons à soutenir, notamment sur le plan économique, ce qui est fait. Je pense que le voyage de François Hollande sera positif. Les Tunisiens sont également en train de rédiger leur projet de Constitution. Il n'est pas encore complètement terminé mais il y a énormément de points d'accord entre le gouvernement et l'opposition, et je pense que cela va dans le bon sens.
Q - Vous êtes optimiste ! Mais vous demandez donc qu'on soit un peu tolérant avec ces trois femmes... ?
R - Oui...
Q - Laurent Fabius, lorsque la Commission européenne veut dicter à la France la politique qu'elle doit mener, vous considérez qu'elle dépasse ses prérogatives ?
R - Il y a eu toute une discussion, parce que la Commission européenne a fait connaître ses recommandations, qui d'ailleurs vont être examinées bientôt par les chefs d'État et de gouvernement. Par ailleurs, bien évidemment, il y a des décisions françaises. Je pense que tout cela est tout à fait compatible. La Commission européenne donne les têtes de chapitre. Les décisions doivent être prises évidemment par les gouvernements nationaux.
Q - Alors pourquoi on crie : attention diktat, oppression, etc. ?
R - Notamment parce que nous avons l'intention, nous en France, et je pense que c'est une bonne chose, que plusieurs de ces décisions soient prises après concertation, notamment la grande question des retraites. Si l'affaire est réglée avant qu'il y ait la concertation, cela ne peut pas fonctionner.
Q - Et pourtant François Hollande est allé devant la Commission, pour expliquer les réformes françaises...
R - Oui, et cela s'est très bien passé d'ailleurs. J'y étais, nous avons eu une séance de travail très utile.
Q - En France, il faut toujours activer l'anti-Commission, ce qui fait dire au journal «Le Monde» - vous direz si c'est vrai ou pas - qu'il y a une sorte de schizophrénie de la France.
R - Non, je ne crois pas, en tout cas au niveau des gouvernants. Simplement, ce ne sont pas les mêmes responsabilités. La Commission fait des recommandations, attire notre attention sur des sujets qui sont parfaitement légitimes ; la décision est prise par les autorités françaises.
Q - Nous, nous le savons, et les ministres ne le savent pas ? Parce que, en plus, je prends encore un exemple ! Vous critiquez, enfin, le gouvernement critique Bruxelles, qui en ferait trop, pour ces recommandations justifiées et prévisibles ; et vous vous accordez avec la chancelière Merkel pour un gouvernement économique et politique de l'Europe, pour plus d'intégration.
R - Oui
Q - D'un côté vous demandez plus d'intégration, et de l'autre, dès qu'on vous dit, on vous fait des recommandations vous montez au plafond.
R - Cela me paraît conciliable. Je vais prendre justement l'exemple que vous retenez. Sur les retraites, la Commission de Bruxelles fait une recommandation. Nous allons prendre cette voie. Simplement, nous voulons ouvrir la discussion à la concertation. Si nous disions, avant que la concertation ait commencé, voilà exactement dans les détails ce qui va se passer, ce serait contradictoire.
Sur le gouvernement économique, c'est une idée que nous proposons depuis longtemps. Nous avons vu avec beaucoup de plaisir que, jeudi dernier, Mme Merkel a donné son accord à cette idée. Cela voudra dire en particulier que l'Eurogroupe aura un président qui sera permanent.
Q - Non, enfin, on voudrait bien comprendre, justement. Il y a ces belles et grandes déclarations de gouvernement économique, de coordination européenne - et voilà un autre dossier très concret où la France et l'Allemagne, par exemple, sont totalement en opposition...
R - Lequel ?
Q - ...l'exemple de la Chine, et donc du soutien, ou pas, à des taxations des panneaux solaires et des opérateurs télécoms. Là, la France et l'Allemagne sont en grande tension...où est la coordination européenne dans ce dossier ?
R - C'est un bon exemple. Cette décision, vous le savez certainement, doit être prise par la Commission. Ce ne sont pas les pays qui, individuellement, peuvent décider. Ils peuvent, à une majorité très qualifiée, s'opposer à ce que propose la Commission, mais c'est la Commission qui négocie. La Commission a dit : nous allons prendre des sanctions sur les panneaux solaires. Et Mme Merkel a pris une position différente. C'est sa responsabilité.
Nous, Français, nous disons, dans cette affaire, que c'est un problème plus général. Nous voulons une Europe ouverte, mais pas une Europe offerte. Et nous le disons depuis longtemps. Nous voulons le principe de réciprocité - mais la réciprocité ne veut pas dire l'agressivité. Nous devons travailler avec les Chinois ; quand nous ne sommes pas d'accord, le dire, quand nous sommes d'accord, le dire. Et là, en l'occurrence, c'est à la Commission de faire son travail.
Q - Et quand la France subventionne aussi ces panneaux solaires que l'Union Européenne veut taxer ou surtaxer...
R - Ah non, la France ne produit plus de panneaux solaires...
Q - ...elle subventionne...
R - ...non, elle ne produit plus...
Q - ...les panneaux que l'Europe veut surtaxer. Là encore, où est la coordination européenne ?
R - Il y a des règles qui sont celles de l'Europe. En matière commerciale, c'est la Commission qui négocie. Mais nous avons notre mot à dire !
Par exemple, vous avez vu - c'est un autre sujet, mais tout est lié - que bientôt il va y avoir une discussion pour passer un accord ou pas avec les Américains. Nous voulons, nous Français, que les questions culturelles ne soient pas contenues dans l'accord. Sinon, il n'y a plus de cinéma français.
Q - Mais c'est plutôt accepté, c'est en bonne voie, en bonne voie...
R - Oui, mais c'est très intéressant, parce que c'est un sujet où finalement ce sera la Commission qui négociera, mais où il est utile que nous ayons défini notre position. Nous le faisons avant - mieux vaut le faire avant qu'après !
Q - José Barroso a dit sur Europe 1 qu'il était d'accord avec la position française sur l'exception culturelle...
R - C'est très bien !
Q - ...Donc vous, Laurent Fabius, vous êtes pour plus d'Europe aujourd'hui, dans le monde tel qu'il est ?
R - Oui, c'est sûr. La France seule, la France isolée, ce n'est pas une option. J'ai reçu la semaine dernière une lettre de Mme Le Pen, qui d'ailleurs a été rendue publique, où elle me dit : « nous voudrions un référendum contre l'Europe. » Nous ne sommes pas du tout d'accord avec cela. Je pense que ce serait bien de pouvoir avoir des échanges. Il va y avoir l'année prochaine de grandes élections européennes. Sur ces questions-là comme sur les questions internationales, je recevrai les dirigeants des principaux partis politiques au mois de juillet, pour faire le point.
Q - Alors il y a une autre personne qui s'exprime aussi sur les questions internationales, et pas des moindres : c'est Nicolas Sarkozy, qui donc s'est encore récemment exprimé donc au Proche-Orient, qui va être à Londres demain, certainement reçu également par M. Cameron. Il y a une autre diplomatie en France ? Est-ce qu'il y a deux politiques étrangères de la France ?
R - Non, je ne l'ai pas remarqué. Non ! M. Sarkozy - c'est parfaitement son droit - voyage à l'étranger, fait des conférences. C'est son affaire. Mais il ne prend pas de positions au nom de la France. Il sait bien quel est le résultat des élections.
Q - Quand il dit que la France a totalement fait disparaître de sa carte diplomatique le conflit au Proche-Orient...
R - ...Non, non, non. La seule chose qu'on m'a dite, et qui m'a un peu surpris, mais je ne sais pas si c'est exact, c'est qu'il considérait que l'action de la France au Mali était inopportune. Alors ça, d'abord, ça ce n'est vraiment pas la position de la France. Ni d'ailleurs la position de l'ensemble de l'Afrique. Il sait bien quelles sont les institutions. Alors, il peut avoir telle ou telle position personnelle - il le garde pour lui. Si un jour il s'exprimait publiquement, ce qui est également son droit...
Q - Là vous lui répondriez ! Publiquement...
R - ...à ce moment-là, il y aurait des réponses. Il y a des points sur lesquels on est certainement d'accord, mais des points où on ne le serait pas. Par exemple, j'observe que quand nous sommes arrivés aux responsabilités, il y avait quelques pays avec lesquels nous étions fâchés. Et je trouve que c'est une très bonne chose que nous nous soyons réconciliés avec l'Algérie, la Pologne, la Chine, avec le Mexique...
Q - Quelle est était la raison de cette fâcherie ?
R - ... avec la Turquie, bon, et quelques autres. Ça c'est bien.
Q - Pourquoi on était fâchés ?...
Mais est-ce que vous donnez aux ambassadeurs de France, vous ministre des affaires étrangères, l'autorisation d'accueillir, d'aider, éventuellement de bien traiter l'ex-président de la République en voyage à l'étranger ?
R - Pas seulement l'autorisation, mais c'est parfaitement normal. Lorsqu'il y a une personnalité, fût-elle maintenant une personnalité qui a été, et qui n'est pas investie de responsabilités aujourd'hui, c'est tout à fait normal que les ambassadeurs les reçoivent. Oui, c'est la tradition française. C'est à la fois la courtoisie et la République.
Q - Vous êtes le premier - et je crois que c'était sur Europe 1 avec nous un matin Laurent Fabius - à avoir craint un nouvel Afghanistan en Afrique, vous avez appelé ça «le Sahelistan». On dit « qu'est-ce qu'il nous sort, le Sahelistan », on y est, vous revenez du Niger et du Mali, est-ce que vous êtes inquiet, est-ce que vous avez l'impression que AQMI, Al-Qaïda est en train de continuer à se propager, à s'étendre dans la région ?
R - Alors sur le Mali, mon jugement est que l'évolution est positive et même très positive.
Q - Il y aura des élections à la date prévue...
R - Bien sûr, il faut rester prudent. Il ne faut quand même pas oublier qu'il y a 5 ou 6 mois, le Mali allait tomber sous la coupe des terroristes. Aujourd'hui en matière de sécurité, même si tout n'est pas parfait et qu'il y a toujours des risques, les villes sont sûres. En matière économique, nous avons réuni une conférence qui a dégagé plusieurs milliards d'euros pour la reconstruction du Mali. Et en matière démocratique, c'est essentiel, le décret convoquant les électeurs pour le 28 juillet pour les élections présidentielles a été publié, la campagne va commencer. Ce sont donc des avancées très importantes.
Il reste un point, vous le savez, qui s'appelle la «zone de Kidal». Le président Traoré a désigné un médiateur qui s'appelle M. Drame qui a commencé son travail, que j'ai rencontré.
Q - Pour réconcilier le gouvernement de Bamako avec les Touaregs de Kidal.
R - Pour faire en sorte qu'il y ait un dialogue. Et je vous le dis, la position de la France est que les élections doivent avoir lieu partout. Donc en ce qui concerne le Mali, l'évolution est positive même s'il faut rester prudent.
Q - Mais ceux contre lesquels on est allés se battre au Mali, ils sont en train de partir dans d'autres pays, vers d'autres régions, au Niger, en Libye. Est-ce que si ces pays nous appellent, on y va ?
R - Alors non, on ne peut pas être partout bien sûr. Nous avons affronté les terroristes, avec l'armée malienne et avec d'autres armées. Et nous en avons neutralisé - c'est-à-dire tué - beaucoup.
Q - 300, 400 ?
R - Beaucoup. Il y en a qui ont cessé bien sûr leurs engagements parce qu'il y avait beaucoup de gens très, très jeunes. Et puis il y en a certainement qui sont partis ailleurs.
Q - Ça veut dire que s'il y a une demande de ces pays, la France pourrait dire non, alors qu'on nous a expliqué qu'il n'était pas question de laisser le terrorisme se développer !
R - Nous sommes un des pays qui luttent avec le plus de détermination contre les terroristes. Mais nous n'avons pas la possibilité de tout faire seuls, il y a plus de 50 pays en Afrique.
Q - Il y avait la Françafrique, maintenant il y a l'Afriquefrance, c'est l'Afrique qui demande à la France de venir.
R - Mais compte tenu à la fois de ce qui s'est passé au Mali, où notre armée a fait un travail extraordinaire, compte tenu du fait que la France a tenu ses engagements, qu'elle est respectée sans doute comme elle n'a jamais été respectée en Afrique, on nous demande beaucoup de choses. Le président de la République reçoit des demandes, moi-même j'en reçois. Nous essayons d'aider mais nous ne pouvons pas à nous seuls évidemment régler toutes les situations...
Q - ...de Libye...
R - Mais nous sommes présents bien sûr.
Q - Un appel à la France pour casser le sanctuaire terroriste...
R - La Libye, c'est un très bon exemple. Il y a eu à Paris le 12 février dernier une conférence avec de nombreux pays, dont la Libye bien sûr, pour essayer de développer et de renforcer la sécurité en Libye. Bien évidemment, on ne peut agir - nous et les autres - qu'en liaison avec le gouvernement libyen.
Q - Mais bien sûr, mais si le gouvernement libyen le demande, on y va ?
R - Si le gouvernement libyen le souhaite, nous serons à ses côtés, mais il n'est pas question d'avoir des troupes partout.
Q - Contre les terroristes qui sont là, qui vont en Tunisie, qui reviennent après à Paris, à Londres...
R - Oui mais pas seulement...
Q - Donner des coups de couteau et tuer...
R - Pas seulement en Libye. Quand vous discutez avec les responsables de ces pays, je l'ai fait récemment avec les responsables tunisien, algérien, tchadien, il se dégage une thématique importante : la protection des frontières.
Q - Mais on peut les aider à le faire !
R - On peut les aider à le faire et ils peuvent entre eux s'aider à le faire, bien sûr.
Q - Vous, vous êtes bien où vous êtes ?
R - Ah oui ! Moi je suis...
Q - En tout cas en juillet, vous serez à la conférence...
R - De toutes les manières, c'est le seul portefeuille que je pouvais accepter. Et donc je demande...
Q - Vous dites bien «malgré les voyages, les tours du monde, etc., ça peut continuer, je suis en forme» !
R - Écoutez ! Vous disiez au début Sisyphe dans votre introduction, vous savez ce qu'on dit à propos de Sisyphe, c'est Cabu, il faut imaginer Sisyphe heureux. Non mais c'est évidemment un travail. C'est évidemment un travail passionnant, j'ai la chance d'être aidé par une administration tout à fait remarquable, de travailler de manière extrêmement confiante et efficace avec le président de la République et le Premier ministre. Donc les choses se passent bien en prenant un peu de hauteur...
On dit «la France dans tout ça, la France où est-elle ?». Pendant beaucoup de temps, les conflits ont été réglés par deux puissances, l'URSS et les États-Unis. Après la chute du mur, il y eut une seule puissance, les États-Unis. Viendra un moment, que nous souhaitons, où il faudra une conjonction de puissances, de continents qui travailleront aux Nations unies. Mais aujourd'hui, il n'y a plus une seule puissance ou même plusieurs puissances qui puissent dire «c'est comme ça». Et donc la France, elle, c'est une puissance d'influence, c'est une puissance repère qui dit un certain nombre de principes, qui agit conformément à ses principes au Mali, en Afrique, en Amérique, ailleurs en Europe, et c'est ça notre rôle.
Q - C'est-à-dire qu'il y a le désengagement du président Obama du côté du Pacifique avec un désengagement qui laisse à l'Europe - et probablement à la France - l'occasion d'être un peu plus présente. Mais comment on peut hausser le ton et hausser la voix dans le monde quand on a une économie qui est en récession, qu'on est affaiblis ? Parce que vous, vous avez voulu jouer la diplomatie économique, quand vous allez dans un pays : d'où tu parles cher Laurent, d'où tu parles Sisyphe ?
R - C'est une expression que j'ai moi-même utilisée et que vous reprenez et je vous en remercie. Qu'est-ce que la puissance de la France, l'influence de la France ? C'est un mélange. Nous sommes un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité. Nous avons une langue, nous avons des principes, nous avons l'arme nucléaire, nous avons aussi une économie qui est la 5ème du monde. Mais si nous glissions...
Q - Ce n'est pas une vision... angélique.
R ... sur la pente mauvaise du déclin économique, à ce moment-là on nous demanderait «d'où parlez-vous ?». C'est la raison pour laquelle, il faut tous que nous fassions l'effort pour redresser l'économie française.
Q - Mais on est sur la pente !
R - On est en train de commencer à redresser, mais il y a beaucoup de travail devant nous. Je n'ai jamais raconté d'histoire, il y a beaucoup de travail parce que pour redevenir un pays compétitif, productif, juste, qui puisse vraiment partout dans le monde rayonner, eh bien ! Il faut relever les manches et c'est ça que le gouvernement a décidé de faire.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 juin 2013
R - Je pense qu'on ne peut pas comparer les situations, mais ce qui se passe en Turquie est effectivement très préoccupant. Au départ, c'est un conflit d'urbanisme, le pouvoir de M. Erdogan voulait raser 600 arbres et construire à la place une caserne. Et puis la réaction de la population a été forte, il y a eu des affrontements extrêmement violents et beaucoup de blessés. La position de la France est de demander qu'on fasse preuve de retenue et qu'on aille vers l'apaisement ; c'est d'ailleurs aussi la position qu'a prise le président turc, M. Gül. Mais je ne pense pas pour autant qu'on puisse comparer cela trop rapidement avec d'autres situations.
Q - Mais c'est un premier choc pour le gouvernement turc...
R - Un très gros choc. Mais en même temps, il ne s'agit pas de parler de printemps turc comme si cela faisait partie des Printemps arabes. Je voulais tout de même rappeler une évidence : on a affaire à un gouvernement qui a été démocratiquement élu, ce qui n'a absolument rien à voir avec ce qu'on a connu en Tunisie ou ce qu'on a connu en Égypte. Il reste que ce qui se passe est très préoccupant et que, je répète, la France demande que l'on fasse preuve de retenue.
Q - Qu'est-ce que cela veut dire preuve de retenue, ne pas abattre les arbres ?
R - Cela veut dire qu'il y a eu des violences, les autorités elles-mêmes - en tout cas le président Gül et même le vice-premier ministre - ont reconnu qu'il y avait eu des excès dans les réactions de la police. Il faut faire très attention et j'espère que tout cela va s'apaiser. Il revient au gouvernement turc d'analyser les causes et de prendre les mesures pour qu'il y ait de la détente.
Q - Vous dites retenue, vous appelez aussi la population à plus de calme ?
R - Non, je parle bien évidemment du gouvernement.
Q - En ce moment en Syrie, à Qousseir, les insurgés hostiles à Bachar Al-Assad sont encerclés, ils sont taillés en pièces, ils appellent à l'aide, ils ont des morts, des blessés, ils manquent de tout et pas seulement d'armes. Est-ce qu'il faut les laisser anéantir ?
R - Bien sûr que non. Ce qui se passe dans beaucoup de villes en Syrie et tout particulièrement à Qousseir mais dans beaucoup de villes de la Syrie, est une tragédie absolument épouvantable...
Q - Mais depuis longtemps.
R - Depuis longtemps mais elle s'aggrave malheureusement. C'est la raison pour laquelle, nous travaillons la conférence de Genève 2 qui est à mon avis la conférence de la dernière chance, on va en parler.
Q - Est-ce qu'elle aura lieu ?
R - Je le souhaite, c'est très difficile. Nous en avons encore parlé lundi dernier puisque j'avais à dîner M. Kerry et M. Lavrov, mes homologues russes et américains. Nous en avons également discuté au dernier Conseil affaires étrangères à Bruxelles. Nous avons décidé de lever l'embargo.
Q - Avec qui cette conférence va se tenir alors ?
R - C'est une des questions posées. Il y aura plusieurs participants. D'abord, du côté syrien, l'essentiel c'est qu'il y ait des participants de l'opposition et des soutiens, acceptables, du régime et nous travaillons pour cela. Et puis, bien sûr, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies ainsi que d'autres participants.
Mais ce n'est pas la seule question qui se pose. Quel sera exactement l'ordre du jour ? Comment fait-on pour obtenir un cessez-le-feu ? Comment fait-on pour obtenir la mise en place d'un gouvernement de transition ? C'est de tout cela que nous parlerons.
Pour moi, la conférence de Genève 2 est la conférence de la dernière chance. Je souhaite qu'elle ait lieu et je pense qu'elle pourra avoir lieu au mois de juillet.
Q - Plus au mois de juin, juillet !
R - Non, parce que c'est trop court, en particulier du côté de la coalition. Vous avez peut-être vu dans les derniers jours que la coalition, c'est-à-dire l'opposition s'est étendue. Elle doit maintenant désigner ses représentants. Cela va prendre un peu de temps et il faut que nous nous mettions d'accord sur l'ordre du jour avec les Nations unies.
Q - Assez étendue, ils étaient 63, ils deviennent 105...
R - Oui, mais ce n'est pas une question de nombre, c'est une question de représentativité. On a reproché à la coalition de ne pas être suffisamment représentative des forces de l'intérieur et des forces militaires. Il y a donc eu un effort auquel nous avons participé pour l'étendre, et pour que les résistants soient pleinement représentatifs de ce qui se passe en Syrie.
Q - Le président de la République François Hollande, vous-même, vous voulez le sommet de la Syrie, vous n'êtes pas tout à fait sûr qu'il ait lieu...
R - On travaille pour qu'il ait lieu.
Q - Oui, mais vous n'êtes pas tout à fait sûr !
R - Non parce que ça ne dépend pas uniquement de nous.
Q - Alors les deux grands, les Russes et les Américains, veulent la présence de l'Iran, il paraît que la France dit non. Est-ce que c'est un refus définitif ?
R - L'Iran est partie au conflit et de manière extrêmement puissante. Il faut savoir que les troupes syriennes souvent sont encadrées par des responsables iraniens qui fournissent toute une série d'armes. Et l'Iran qui a la main sur le Hezbollah libanais lui a demandé d'intervenir en Syrie.
Q - Combien ils sont, combien ils sont, 2.000, 4.000 ?
R - Entre 3.000 et 5.000 d'après notre...
Q - Et cette semaine, il y a eu presque le 100ème mort de Hezbollah enterré au Liban.
R - Vous parliez de Qousseir, là-bas ce sont en particulier les combattants du Hezbollah qui agissent. Sur la question de l'Iran, il y a donc un argument qui peut paraître convaincant, qui consiste à dire : puisque les Iraniens sont là, il faut qu'ils participent à là dans la conférence de paix. Mais il faut porter un peu plus loin l'analyse, c'est la raison pour laquelle nous, nous y sommes hostiles. Premièrement, les Iraniens - pour autant que l'on sache - ne sont absolument pas favorables à la mise en place d'une solution en Syrie. Ils veulent profiter du drame syrien pour étendre leur influence. Donc, faire venir dans une conférence de paix des gens qui sont contre la paix...
Deuxièmement, le point central de la conférence Genève est de créer un gouvernement de transition avec, d'un côté, des représentants de l'opposition et, de l'autre côté, des représentants du régime. Ce gouvernement de transition aurait tous les pouvoirs, ce qui signifie qu'il récupérerait les pouvoirs de M. Bachar Al-Assad. Ça c'est le point central ; or ce point central n'a pas été accepté par l'Iran.
Q - Ni par les Russes ...
R - Si, par les Russes.
Q - Ils acceptent ?
R - Bien sûr, c'est le point qui a permis de débloquer les choses.
Q - Les Russes pensent que Bachar Al-Assad doit s'en aller ?
R - Ils sont d'accord pour dire que les pouvoirs de Bachar Al-Assad doivent être attribués à un gouvernement de transition, ce qui signifie que M. Bachar Al-Assad n'aura plus les pouvoirs.
Dernier point sur lequel je vous demande de réfléchir, qui explique la position de la France. En Iran, il va y avoir une clause de rendez-vous très importante à la fin de l'année prochaine. Les puissances internationales - dont nous-mêmes - refusons que l'Iran ait l'arme atomique, parce que si l'Iran se dote de l'arme atomique cela entraînera une déflagration dans la région. Or notre crainte, c'est que si l'Iran participe à la conférence de Genève, il fasse traîner les choses suffisamment pour qu'elle dure jusqu'au moment où l'affaire de la bombe atomique iranienne sera posée.
Intervenant - Bien sûr.
R - Et à ce moment-là ce serait extrêmement dangereux parce que le risque, c'est que l'Iran - s'il est partie prenante à la conférence - dise : écoutez, on peut faire une concession sur l'affaire syrienne, mais à condition que vous nous laissiez nous doter de la bombe atomique. Et ça c'est impossible.
Q - Dans ces cas-là si l'Iran ne participe pas, puisque vous dites que la France y est hostile, comment peut-on espérer un règlement, si on prend le problème de l'autre côté ?
R - Le règlement...
Q - Et une conférence de la paix qui réunirait des gens qui ne voulaient pas la paix au départ, ce ne serait pas la première fois.
R - Bien sûr mais à condition qu'il n'y ait pas dedans - c'est tout au moins notre point de vue - des gens qui n'acceptent pas le principe même sur lequel est fondée la conférence, c'est-à-dire la reconnaissance du gouvernement de transition. Et puis il faut répondre à l'argument qui n'est pas seulement celui de la France, qui est celui de beaucoup de puissances occidentales et autres, consistant à dire : attention ! Pour l'Iran, derrière l'affaire syrienne, il y a l'affaire nucléaire. Comment éviterait-on qu'il y ait une confusion entre le dossier nucléaire iranien et le drame syrien ? C'est une affaire extrêmement grave.
Voilà la position de la France, nous en discutons bien sûr avec nos partenaires. Plusieurs ont la même position que nous. Les Russes ont un point de vue différent, les Nations unies hésitent, mais en tout cas je définis avec le président de la République quelle est la position de la France.
Q - À cause de l'Iran et cette position de la France, est-ce que la France peut faire capoter la conférence de la paix ?
R - Bien sûr que non.
Q - Est-ce que c'est un préalable, si tout le monde se met d'accord, est-ce que vous pourriez dire non, la chaise est vide...
R - Bien sûr que non. Vous savez, la diplomatie a suffisamment de ressources pour que l'on trouve des solutions. Je ne dis pas que l'Iran ne peut pas avoir son mot à dire, mais ce n'est parce que l'Iran est un des acteurs du conflit et responsable de milliers de morts qu'il faut se coucher et dire bravo.
Q - Vous avez envoyé cette semaine un diplomate à Téhéran, il est là, juste derrière moi, Jean-François Girault.
R - C'est le directeur du département Afrique du Nord et du Moyen-Orient du ministère des affaires étrangères.
Q - Jean-François Girault n'est sans doute pas allé faire du tourisme à Téhéran, qu'est-ce qu'il vous a ramené comme information ?
R - Vous avez une très bonne intuition. Cette visite signifie que l'Iran est un grand pays et que nous pouvons avoir des relations avec ce pays.
Q - Donc on parle avec l'Iran à Téhéran mais on ne peut pas parler avec l'Iran à Genève !
R - Mais avoir des relations avec l'Iran ne veut pas dire accepter des conditions qui vont faire échouer la conférence.
Q - Mais enfin ça pose quand même la condition de l'existence même de cette conférence, ce que vous nous expliquez là, comment la diplomatie peut-elle trouver le moyen d'avoir l'Iran sans l'Iran ?
R - C'est une des conditions parmi d'autres, il y a beaucoup de sujets.
Concentrons-nous sur le sujet principal. À quoi sert cette conférence de la dernière chance ? À faire en sorte qu'il puisse y avoir un gouvernement de transition. Si l'un des participants dit : je ne veux pas de gouvernement de transition. Qu'est-ce qu'il a à faire là ? En revanche, si quelqu'un aujourd'hui que nous récusons dit : J'ai évolué, j'accepte cette condition, c'est autre chose.
Q - Mais qu'est-ce que vous a amené comme information M. Girault de Téhéran, à quoi ils sont prêts ?
R - Pour l'instant pas à grand-chose.
Q - Il y a des gouttes et des gouttelettes de gaz chimiques qui sont utilisés en Syrie, dans différentes villes - par qui ?
R - Nous discutons à partir des échantillons qui ont été prélevés, avec là aussi nos partenaires. Qui sont-ils? Les Américains, les Britanniques, les Canadiens, les Allemands. Il existe des présomptions selon lesquelles il y eu utilisation de gaz. Vos collègues journalistes du «Monde» nous ont remis récemment de nouveaux prélèvements, que nous faisons analyser ; et puis nous avons aussi d'autres éléments.
Q - On dit que ce ne sont pas des gaz chimiques.
R - On dit beaucoup de choses. Mais vous savez, il y a un adage qui est très important pour les hommes politiques et les journalistes : «ceux qui parlent ne savent pas, et ceux qui savent ne parlent pas».
Q - Oui, mais en même temps, il y a l'entre-deux, puisque vous avez dit que de plus en plus d'éléments donnaient la possibilité d'étayer cela.
R - Sur le fond, je ferai connaître les résultats de ces prélèvements dans les jours qui viennent. Nous en tirerons les conséquences. Pour que tout cela ne reste pas abstrait, soyons - malheureusement - très concrets : nous savons que le régime syrien dispose à la fois de gazypérite, mais également d'un gaz extrêmement dangereux qui s'appelle le VX et enfin il dispose de gaz sarin. Le gaz sarin, lorsqu'il est utilisé, fait des dommages qui sont 500 fois plus graves que le cyanure.
Q - Donc il n'a pas été utilisé ?
R - Cela dépend en quelles quantités. Les résultats de ces analyses vont être portés à la connaissance du public. M. Ban Ki-Moon, le Secrétaire général des Nations unies a désigné M. Sellström, pour s'occuper de cela. À partir des résultats, nous prendrons nos décisions en liaison avec nos partenaires.
Q - Deux remarques. Les Occidentaux savent où se trouvent les stocks d'armes de Bachar Al-Assad ? Vous savez où ils sont, vous les avez repérés avec les satellites, les drones, etc. ...
R - Pas seulement les Occidentaux, car c'est un point très important sur lequel nous sommes d'accord avec les Russes. Sur Bachar Al-Assad, nous ne sommes pas d'accord avec les Russes ; en revanche, sur le fait qu'on ne peut pas utiliser des armes chimiques, nous sommes d'accord avec les Russes et avec les Chinois.
Q - Donc il y a une ligne rouge, de la part de Barack Obama, mais pour lui elle a l'air d'être élastique, mais pour vous, les Français, pour nous, pour les Chinois, et les Russes : pas d'utilisation d'armes chimiques...
R - Il ne doit pas y avoir d'utilisation d'armes chimiques. Cela est prohibé par le droit international.
Q - Sinon ?...
R - Il faudra rapporter les résultats à la commission des Nations unies compétente. S'il y a utilisation d'armes chimiques, c'est à la communauté internationale et à nous notamment, de prendre nos décisions de réplique. Nous avons deux principes, dans cette affaire : d'abord la vérité, donc dire ce que nous savons, lorsque nous l'aurons établi ; et deux, pas d'impunité.
Q - Pas d'impunité. Bachar Al-Assad, à la télévision, disait l'autre jour qu'il n'excluait pas de se représenter à l'élection présidentielle l'année prochaine. Selon vous, d'ici là, Bachar Al-Assad sera-t-il au pouvoir, en exil, ou mort ?
R - L'objet de la conférence, que nous appelons de nos voeux, c'est de désigner le gouvernement de transition, qui aura tous les pouvoirs de M. Bachar Al-Assad. Et on voit bien quelle est la tactique de M. Bachar Al-Assad : faire traîner les choses jusqu'au moment où il devra y avoir des élections.
Q - Mais il reprend la main, là, en ce moment, militairement. Hélas !
R - Malheureusement, il a regagné du terrain.
Q - Il est aidé par des armes livrées par les Russes ?
R - Il y a des armes, qui sont livrées à la fois par les Iraniens, par les Russes, et souvent par le canal de l'Irak, qui est un autre pays à surveiller de près.
Q - Et les Occidentaux ont levé, les Européens ont levé l'embargo sur les armes. Ils se décideront d'ici au mois d'août, hein, au mois d'août, la France, et la Grande-Bretagne, etc. Mais comment vous allez savoir si vous les donnez à tels rebelles, ou à Al-Nosra qui est les pires d'Al-Qaïda, et que vous avez-vous-même fait condamner aux Nations unies. Comment ?
R - D'abord, pour le moment il y avait un embargo européen sur les armes. Pourquoi ? Parce que nous nous disions : il y a déjà un conflit, qui est grave auquel il ne faut pas ajouter de l'horreur. C'est un raisonnement qui se tient. Seulement, le problème, c'est qu'il y a un déséquilibre là-bas, parce que Bachar et ses alliés ont des armes extrêmement puissantes, notamment des avions, des SCUD, etc., alors que les résistants ne peuvent pas répliquer. Nous avons donc demandé, nous les Britanniques et les Français, à ce qu'il y ait une possibilité ouverte de livrer des armes.
Nous n'avons pas encore décidé. Ce sera fait au mois d'août. Et il y a des conditions à cela, notamment techniques et politiques, pour que nous ne les livrions pas à n'importe qui. C'est la raison pour laquelle, en particulier, nous avons dit que le Front Al-Nosra, lui, devait être inscrit - maintenant c'est fait - sur la liste des organisations terroristes de l'ONU.
Q - Bachar Al-Assad peut donc avoir les mains libres pendant quelques mois encore, quoi ?
R - Absolument pas, parce que sur le terrain il y a des combats avec des résistants extrêmement courageux ; et parce que nous travaillons, avec la possibilité de livrer des armes, pour que cela soit fait au mois d'août, si les choses n'ont pas évolué. Maintenant, si la conférence de Genève a lieu, c'est aussi un moyen de pression. Cela nous permettra d'aller vers la paix.
Q - Laurent Fabius, vous nous effrayez, vous dites maintenant : si elle a lieu. Elle pourrait ne pas avoir lieu ?
R - Écoutez, je pense qu'on a été assez clair pour dire qu'il n'y aura pas que la France dans cette conférence. Il faut que la Syrie soit là, l'opposition syrienne des représentants du régime et nos partenaires. Il faut que ce soit préparé. C'est la raison pour laquelle je dis, avec nos partenaires, qu'il est probable que la date de juillet soit celle qui pourrait convenir.
Q - On a de la chance de vous avoir, parce que vous êtes en train de faire à peu près le tour du monde chaque semaine ! Ça en fait combien, déjà ?
R - Chaque semaine, non, mais j'ai dépassé mon 12ème tour du monde, mais il est vrai que je ne suis là que depuis un an.
Q - Et apparemment, cela va continuer ?
R - Oui, cela continue parce que, malheureusement, il y a des problèmes dans beaucoup d'endroits.
Q - Une information, ou un fait, qui n'est peut-être pas anecdotique : le président de la République va aller en Tunisie le 4 juillet ; vous, vous y étiez au mois d'avril. En Tunisie, trois jeunes françaises du mouvement FEMEN sont en prison pour avoir manifesté, vous savez, avec les seins nus. Dans trois jours elles seront jugées, il y aura un procès. Est-ce que vous demandez au gouvernement de Tunis leur libération ? Et avant le procès ?
R - La justice est indépendante, mais je souhaite qu'elle fasse preuve de clémence. Il faut respecter la loi mais en même temps, ce n'est pas quelque chose qui mérite une peine dure.
J'étais il y a vraiment très peu de jours en Tunisie, et il faut toujours penser que c'est de là qu'est parti le Printemps arabe. J'ai trouvé des évolutions intéressantes, le gouvernement très ferme dans la lutte contre les terroristes. Je pense que c'est un élément très positif.
Nous n'avons pas à nous ingérer dans les affaires intérieures, mais nous avons à soutenir, notamment sur le plan économique, ce qui est fait. Je pense que le voyage de François Hollande sera positif. Les Tunisiens sont également en train de rédiger leur projet de Constitution. Il n'est pas encore complètement terminé mais il y a énormément de points d'accord entre le gouvernement et l'opposition, et je pense que cela va dans le bon sens.
Q - Vous êtes optimiste ! Mais vous demandez donc qu'on soit un peu tolérant avec ces trois femmes... ?
R - Oui...
Q - Laurent Fabius, lorsque la Commission européenne veut dicter à la France la politique qu'elle doit mener, vous considérez qu'elle dépasse ses prérogatives ?
R - Il y a eu toute une discussion, parce que la Commission européenne a fait connaître ses recommandations, qui d'ailleurs vont être examinées bientôt par les chefs d'État et de gouvernement. Par ailleurs, bien évidemment, il y a des décisions françaises. Je pense que tout cela est tout à fait compatible. La Commission européenne donne les têtes de chapitre. Les décisions doivent être prises évidemment par les gouvernements nationaux.
Q - Alors pourquoi on crie : attention diktat, oppression, etc. ?
R - Notamment parce que nous avons l'intention, nous en France, et je pense que c'est une bonne chose, que plusieurs de ces décisions soient prises après concertation, notamment la grande question des retraites. Si l'affaire est réglée avant qu'il y ait la concertation, cela ne peut pas fonctionner.
Q - Et pourtant François Hollande est allé devant la Commission, pour expliquer les réformes françaises...
R - Oui, et cela s'est très bien passé d'ailleurs. J'y étais, nous avons eu une séance de travail très utile.
Q - En France, il faut toujours activer l'anti-Commission, ce qui fait dire au journal «Le Monde» - vous direz si c'est vrai ou pas - qu'il y a une sorte de schizophrénie de la France.
R - Non, je ne crois pas, en tout cas au niveau des gouvernants. Simplement, ce ne sont pas les mêmes responsabilités. La Commission fait des recommandations, attire notre attention sur des sujets qui sont parfaitement légitimes ; la décision est prise par les autorités françaises.
Q - Nous, nous le savons, et les ministres ne le savent pas ? Parce que, en plus, je prends encore un exemple ! Vous critiquez, enfin, le gouvernement critique Bruxelles, qui en ferait trop, pour ces recommandations justifiées et prévisibles ; et vous vous accordez avec la chancelière Merkel pour un gouvernement économique et politique de l'Europe, pour plus d'intégration.
R - Oui
Q - D'un côté vous demandez plus d'intégration, et de l'autre, dès qu'on vous dit, on vous fait des recommandations vous montez au plafond.
R - Cela me paraît conciliable. Je vais prendre justement l'exemple que vous retenez. Sur les retraites, la Commission de Bruxelles fait une recommandation. Nous allons prendre cette voie. Simplement, nous voulons ouvrir la discussion à la concertation. Si nous disions, avant que la concertation ait commencé, voilà exactement dans les détails ce qui va se passer, ce serait contradictoire.
Sur le gouvernement économique, c'est une idée que nous proposons depuis longtemps. Nous avons vu avec beaucoup de plaisir que, jeudi dernier, Mme Merkel a donné son accord à cette idée. Cela voudra dire en particulier que l'Eurogroupe aura un président qui sera permanent.
Q - Non, enfin, on voudrait bien comprendre, justement. Il y a ces belles et grandes déclarations de gouvernement économique, de coordination européenne - et voilà un autre dossier très concret où la France et l'Allemagne, par exemple, sont totalement en opposition...
R - Lequel ?
Q - ...l'exemple de la Chine, et donc du soutien, ou pas, à des taxations des panneaux solaires et des opérateurs télécoms. Là, la France et l'Allemagne sont en grande tension...où est la coordination européenne dans ce dossier ?
R - C'est un bon exemple. Cette décision, vous le savez certainement, doit être prise par la Commission. Ce ne sont pas les pays qui, individuellement, peuvent décider. Ils peuvent, à une majorité très qualifiée, s'opposer à ce que propose la Commission, mais c'est la Commission qui négocie. La Commission a dit : nous allons prendre des sanctions sur les panneaux solaires. Et Mme Merkel a pris une position différente. C'est sa responsabilité.
Nous, Français, nous disons, dans cette affaire, que c'est un problème plus général. Nous voulons une Europe ouverte, mais pas une Europe offerte. Et nous le disons depuis longtemps. Nous voulons le principe de réciprocité - mais la réciprocité ne veut pas dire l'agressivité. Nous devons travailler avec les Chinois ; quand nous ne sommes pas d'accord, le dire, quand nous sommes d'accord, le dire. Et là, en l'occurrence, c'est à la Commission de faire son travail.
Q - Et quand la France subventionne aussi ces panneaux solaires que l'Union Européenne veut taxer ou surtaxer...
R - Ah non, la France ne produit plus de panneaux solaires...
Q - ...elle subventionne...
R - ...non, elle ne produit plus...
Q - ...les panneaux que l'Europe veut surtaxer. Là encore, où est la coordination européenne ?
R - Il y a des règles qui sont celles de l'Europe. En matière commerciale, c'est la Commission qui négocie. Mais nous avons notre mot à dire !
Par exemple, vous avez vu - c'est un autre sujet, mais tout est lié - que bientôt il va y avoir une discussion pour passer un accord ou pas avec les Américains. Nous voulons, nous Français, que les questions culturelles ne soient pas contenues dans l'accord. Sinon, il n'y a plus de cinéma français.
Q - Mais c'est plutôt accepté, c'est en bonne voie, en bonne voie...
R - Oui, mais c'est très intéressant, parce que c'est un sujet où finalement ce sera la Commission qui négociera, mais où il est utile que nous ayons défini notre position. Nous le faisons avant - mieux vaut le faire avant qu'après !
Q - José Barroso a dit sur Europe 1 qu'il était d'accord avec la position française sur l'exception culturelle...
R - C'est très bien !
Q - ...Donc vous, Laurent Fabius, vous êtes pour plus d'Europe aujourd'hui, dans le monde tel qu'il est ?
R - Oui, c'est sûr. La France seule, la France isolée, ce n'est pas une option. J'ai reçu la semaine dernière une lettre de Mme Le Pen, qui d'ailleurs a été rendue publique, où elle me dit : « nous voudrions un référendum contre l'Europe. » Nous ne sommes pas du tout d'accord avec cela. Je pense que ce serait bien de pouvoir avoir des échanges. Il va y avoir l'année prochaine de grandes élections européennes. Sur ces questions-là comme sur les questions internationales, je recevrai les dirigeants des principaux partis politiques au mois de juillet, pour faire le point.
Q - Alors il y a une autre personne qui s'exprime aussi sur les questions internationales, et pas des moindres : c'est Nicolas Sarkozy, qui donc s'est encore récemment exprimé donc au Proche-Orient, qui va être à Londres demain, certainement reçu également par M. Cameron. Il y a une autre diplomatie en France ? Est-ce qu'il y a deux politiques étrangères de la France ?
R - Non, je ne l'ai pas remarqué. Non ! M. Sarkozy - c'est parfaitement son droit - voyage à l'étranger, fait des conférences. C'est son affaire. Mais il ne prend pas de positions au nom de la France. Il sait bien quel est le résultat des élections.
Q - Quand il dit que la France a totalement fait disparaître de sa carte diplomatique le conflit au Proche-Orient...
R - ...Non, non, non. La seule chose qu'on m'a dite, et qui m'a un peu surpris, mais je ne sais pas si c'est exact, c'est qu'il considérait que l'action de la France au Mali était inopportune. Alors ça, d'abord, ça ce n'est vraiment pas la position de la France. Ni d'ailleurs la position de l'ensemble de l'Afrique. Il sait bien quelles sont les institutions. Alors, il peut avoir telle ou telle position personnelle - il le garde pour lui. Si un jour il s'exprimait publiquement, ce qui est également son droit...
Q - Là vous lui répondriez ! Publiquement...
R - ...à ce moment-là, il y aurait des réponses. Il y a des points sur lesquels on est certainement d'accord, mais des points où on ne le serait pas. Par exemple, j'observe que quand nous sommes arrivés aux responsabilités, il y avait quelques pays avec lesquels nous étions fâchés. Et je trouve que c'est une très bonne chose que nous nous soyons réconciliés avec l'Algérie, la Pologne, la Chine, avec le Mexique...
Q - Quelle est était la raison de cette fâcherie ?
R - ... avec la Turquie, bon, et quelques autres. Ça c'est bien.
Q - Pourquoi on était fâchés ?...
Mais est-ce que vous donnez aux ambassadeurs de France, vous ministre des affaires étrangères, l'autorisation d'accueillir, d'aider, éventuellement de bien traiter l'ex-président de la République en voyage à l'étranger ?
R - Pas seulement l'autorisation, mais c'est parfaitement normal. Lorsqu'il y a une personnalité, fût-elle maintenant une personnalité qui a été, et qui n'est pas investie de responsabilités aujourd'hui, c'est tout à fait normal que les ambassadeurs les reçoivent. Oui, c'est la tradition française. C'est à la fois la courtoisie et la République.
Q - Vous êtes le premier - et je crois que c'était sur Europe 1 avec nous un matin Laurent Fabius - à avoir craint un nouvel Afghanistan en Afrique, vous avez appelé ça «le Sahelistan». On dit « qu'est-ce qu'il nous sort, le Sahelistan », on y est, vous revenez du Niger et du Mali, est-ce que vous êtes inquiet, est-ce que vous avez l'impression que AQMI, Al-Qaïda est en train de continuer à se propager, à s'étendre dans la région ?
R - Alors sur le Mali, mon jugement est que l'évolution est positive et même très positive.
Q - Il y aura des élections à la date prévue...
R - Bien sûr, il faut rester prudent. Il ne faut quand même pas oublier qu'il y a 5 ou 6 mois, le Mali allait tomber sous la coupe des terroristes. Aujourd'hui en matière de sécurité, même si tout n'est pas parfait et qu'il y a toujours des risques, les villes sont sûres. En matière économique, nous avons réuni une conférence qui a dégagé plusieurs milliards d'euros pour la reconstruction du Mali. Et en matière démocratique, c'est essentiel, le décret convoquant les électeurs pour le 28 juillet pour les élections présidentielles a été publié, la campagne va commencer. Ce sont donc des avancées très importantes.
Il reste un point, vous le savez, qui s'appelle la «zone de Kidal». Le président Traoré a désigné un médiateur qui s'appelle M. Drame qui a commencé son travail, que j'ai rencontré.
Q - Pour réconcilier le gouvernement de Bamako avec les Touaregs de Kidal.
R - Pour faire en sorte qu'il y ait un dialogue. Et je vous le dis, la position de la France est que les élections doivent avoir lieu partout. Donc en ce qui concerne le Mali, l'évolution est positive même s'il faut rester prudent.
Q - Mais ceux contre lesquels on est allés se battre au Mali, ils sont en train de partir dans d'autres pays, vers d'autres régions, au Niger, en Libye. Est-ce que si ces pays nous appellent, on y va ?
R - Alors non, on ne peut pas être partout bien sûr. Nous avons affronté les terroristes, avec l'armée malienne et avec d'autres armées. Et nous en avons neutralisé - c'est-à-dire tué - beaucoup.
Q - 300, 400 ?
R - Beaucoup. Il y en a qui ont cessé bien sûr leurs engagements parce qu'il y avait beaucoup de gens très, très jeunes. Et puis il y en a certainement qui sont partis ailleurs.
Q - Ça veut dire que s'il y a une demande de ces pays, la France pourrait dire non, alors qu'on nous a expliqué qu'il n'était pas question de laisser le terrorisme se développer !
R - Nous sommes un des pays qui luttent avec le plus de détermination contre les terroristes. Mais nous n'avons pas la possibilité de tout faire seuls, il y a plus de 50 pays en Afrique.
Q - Il y avait la Françafrique, maintenant il y a l'Afriquefrance, c'est l'Afrique qui demande à la France de venir.
R - Mais compte tenu à la fois de ce qui s'est passé au Mali, où notre armée a fait un travail extraordinaire, compte tenu du fait que la France a tenu ses engagements, qu'elle est respectée sans doute comme elle n'a jamais été respectée en Afrique, on nous demande beaucoup de choses. Le président de la République reçoit des demandes, moi-même j'en reçois. Nous essayons d'aider mais nous ne pouvons pas à nous seuls évidemment régler toutes les situations...
Q - ...de Libye...
R - Mais nous sommes présents bien sûr.
Q - Un appel à la France pour casser le sanctuaire terroriste...
R - La Libye, c'est un très bon exemple. Il y a eu à Paris le 12 février dernier une conférence avec de nombreux pays, dont la Libye bien sûr, pour essayer de développer et de renforcer la sécurité en Libye. Bien évidemment, on ne peut agir - nous et les autres - qu'en liaison avec le gouvernement libyen.
Q - Mais bien sûr, mais si le gouvernement libyen le demande, on y va ?
R - Si le gouvernement libyen le souhaite, nous serons à ses côtés, mais il n'est pas question d'avoir des troupes partout.
Q - Contre les terroristes qui sont là, qui vont en Tunisie, qui reviennent après à Paris, à Londres...
R - Oui mais pas seulement...
Q - Donner des coups de couteau et tuer...
R - Pas seulement en Libye. Quand vous discutez avec les responsables de ces pays, je l'ai fait récemment avec les responsables tunisien, algérien, tchadien, il se dégage une thématique importante : la protection des frontières.
Q - Mais on peut les aider à le faire !
R - On peut les aider à le faire et ils peuvent entre eux s'aider à le faire, bien sûr.
Q - Vous, vous êtes bien où vous êtes ?
R - Ah oui ! Moi je suis...
Q - En tout cas en juillet, vous serez à la conférence...
R - De toutes les manières, c'est le seul portefeuille que je pouvais accepter. Et donc je demande...
Q - Vous dites bien «malgré les voyages, les tours du monde, etc., ça peut continuer, je suis en forme» !
R - Écoutez ! Vous disiez au début Sisyphe dans votre introduction, vous savez ce qu'on dit à propos de Sisyphe, c'est Cabu, il faut imaginer Sisyphe heureux. Non mais c'est évidemment un travail. C'est évidemment un travail passionnant, j'ai la chance d'être aidé par une administration tout à fait remarquable, de travailler de manière extrêmement confiante et efficace avec le président de la République et le Premier ministre. Donc les choses se passent bien en prenant un peu de hauteur...
On dit «la France dans tout ça, la France où est-elle ?». Pendant beaucoup de temps, les conflits ont été réglés par deux puissances, l'URSS et les États-Unis. Après la chute du mur, il y eut une seule puissance, les États-Unis. Viendra un moment, que nous souhaitons, où il faudra une conjonction de puissances, de continents qui travailleront aux Nations unies. Mais aujourd'hui, il n'y a plus une seule puissance ou même plusieurs puissances qui puissent dire «c'est comme ça». Et donc la France, elle, c'est une puissance d'influence, c'est une puissance repère qui dit un certain nombre de principes, qui agit conformément à ses principes au Mali, en Afrique, en Amérique, ailleurs en Europe, et c'est ça notre rôle.
Q - C'est-à-dire qu'il y a le désengagement du président Obama du côté du Pacifique avec un désengagement qui laisse à l'Europe - et probablement à la France - l'occasion d'être un peu plus présente. Mais comment on peut hausser le ton et hausser la voix dans le monde quand on a une économie qui est en récession, qu'on est affaiblis ? Parce que vous, vous avez voulu jouer la diplomatie économique, quand vous allez dans un pays : d'où tu parles cher Laurent, d'où tu parles Sisyphe ?
R - C'est une expression que j'ai moi-même utilisée et que vous reprenez et je vous en remercie. Qu'est-ce que la puissance de la France, l'influence de la France ? C'est un mélange. Nous sommes un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité. Nous avons une langue, nous avons des principes, nous avons l'arme nucléaire, nous avons aussi une économie qui est la 5ème du monde. Mais si nous glissions...
Q - Ce n'est pas une vision... angélique.
R ... sur la pente mauvaise du déclin économique, à ce moment-là on nous demanderait «d'où parlez-vous ?». C'est la raison pour laquelle, il faut tous que nous fassions l'effort pour redresser l'économie française.
Q - Mais on est sur la pente !
R - On est en train de commencer à redresser, mais il y a beaucoup de travail devant nous. Je n'ai jamais raconté d'histoire, il y a beaucoup de travail parce que pour redevenir un pays compétitif, productif, juste, qui puisse vraiment partout dans le monde rayonner, eh bien ! Il faut relever les manches et c'est ça que le gouvernement a décidé de faire.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 4 juin 2013