Entretien de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, avec France 2 le 12 juin 2013, notamment sur la situation en Turquie, en Syrie et au Mali.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : France 2

Texte intégral

Q - On va commencer par la Turquie. Pas de jour sans nouvelle manifestation. Est-ce qu'on peut parler d'un «printemps turc» ?
R - Non. On peut parler d'un affrontement regrettable dont nous sommes préoccupés. Nous appelons à l'apaisement et à la retenue.
Le terme «Printemps turc» ferait allusion au printemps arabe et ce n'est pas le même phénomène. Tout d'abord, la Turquie est en développement économique, alors que les pays arabes, au moment du printemps arabe, n'étaient pas en développement économique.
De plus, le gouvernement de M. Erdogan a été élu par des élections normales, ce qui n'était pas le cas de M. Moubarak ou de M. Ben Ali. Ce qui est vrai, cependant, c'est qu'il y a un apaisement démocratique à trouver et j'espère qu'il sera trouvé rapidement.
Q - Mais pour l'instant le pouvoir joue au contraire la carte de la fermeté.
R - Oui bien sûr, et peut-être même du pourrissement.
Q - Et là vous pensez qu'il y a un danger réel ?
R - Je pense que, dans une démocratie, il faut le dialogue. C'est d'ailleurs ce qu'a demandé, il y a quelques jours, le président turc, M. Gül, et j'espère qu'on ira vers cela.
Q - Avez-vous le sentiment que la Turquie est en train de s'éloigner de l'Europe ?
R - Non, je ne crois pas. Mais il est vrai qu'il y a un certain nombre de pratiques qui ne sont pas celles que l'on souhaite voir se développer en Europe.
Maintenant, il y a des discussions, vous le savez, entre la Turquie et l'Europe ; un chapitre de négociations a été débloqué. Il y en a d'autres qui ne sont pas encore ouverts, mais je dirais que c'est un processus un peu différent.
Q - Que dites-vous aux dirigeants turcs ? Qu'il faut discuter ?
R - J'ai eu hier mon collègue, M. Davutoglu, longuement au téléphone pour parler de la Syrie et puis aussi de la Turquie. Il m'a expliqué quelle était sa vision de la situation et je lui ai dit quelle était la position officielle de la France : nous souhaitons la retenue et l'apaisement et la solution passe par le dialogue, là-bas comme partout.
Q - Alors justement, vous parliez de la Syrie. Les rebelles sont en train de perdre du terrain, est-ce qu'il faut les armer ? Les Américains semblent prêts à le faire.
R - Il faut qu'il y ait un rééquilibrage. Au cours des derniers jours, des dernières semaines, les troupes de Bachar Al-Assad et surtout le Hezbollah et les Iraniens, avec les armes russes, ont repris un terrain considérable. Il faut que l'on puisse arrêter cette progression avant Alep, la prochaine cible du Hezbollah et des Iraniens. Il faut l'arrêter parce qu'il n'y aura pas de conférence de la paix à Genève sans rééquilibrage sur le terrain ; l'opposition n'acceptera pas d'y participer. Or il faut qu'il y ait une solution politique.
Il faut donc que l'on puisse arrêter les troupes de Bachar Al-Assad et que l'on aille, si possible au mois de juillet, vers une conférence politique ; c'est vers cela que l'on milite. Pour que les soldats de la résistance puissent se défendre, il faut qu'ils disposent d'armes. Bachar Al-Assad, lui, a des avions - plus de 500 -, des canons puissants et il a utilisé de façon scandaleuse les armes chimiques. Il ne s'agit pas d'armer pour armer l'opposition mais il faut qu'il y ait un rééquilibrage.
Q - Alors, qui va les armer ? L'Europe, les États-Unis, la France ?
R - Des armes sont données par des pays arabes. Vous savez que nous respectons la règlementation européenne qui dit que c'est à partir du 1er août que des armes puissantes peuvent être données. Pour l'instant nous n'avons pas encore décidé.
Les Américains, effectivement - j'ai eu mon collègue M. Kerry hier - sont en train d'examiner leur propre position. Je crois qu'il y a dans l'administration américaine des positions différentes. Les Américains auraient bien voulu se tenir à l'écart de tout cela, mais le conflit n'est plus local, c'est un conflit régional et même international. La Jordanie est touchée, la Turquie est touchée, le Liban est touché, l'Irak est touché ; en Syrie, c'est un désastre. Cela peut avoir des répercussions sur le conflit israélo-palestinien. Donc, personne ne peut dire qu'il n'est pas concerné par le conflit syrien.
Q - Faut-il une intervention militaire, occidentale ?
R - Non, personne ne demande qu'il y ait un envoi de troupes au sol en Syrie, ce serait une catastrophe. Mais il faut que les résistants puissent avoir les moyens de se défendre. De plus, j'ajoute que ce conflit est en train de devenir un conflit religieux entre chiites et sunnites. C'est un imbroglio épouvantable avec des menaces réelles sur toute la région. Derrière la force syrienne, il y a évidemment la question iranienne : est-ce que l'Iran l'an prochain va, oui ou non, pouvoir avoir l'arme nucléaire ? La position de la France est la suivante : si on n'est pas capable d'empêcher l'Iran de prendre la main sur la Syrie, quelle crédibilité aura-t-on en exigeant qu'elle n'ait pas l'arme atomique ? Donc tout est lié.
Q - Sur le Mali.
R - Le Mali : bonne nouvelle. Il n'y a pas tellement de bonnes nouvelles dans le contexte international, donc je pense que, aujourd'hui même, les bases d'un accord de réconciliation sont réunies, elles sont sur la table.
Q - Entre les différentes parties ?
R - Oui. D'un côté le gouvernement malien, et de l'autre ce qu'on appelle le MNLA, et les Touaregs du Nord. Il y a eu des discussions tous ces jours-ci. Les diplomates internationaux sont intervenus. Nous avons nous-mêmes essayé de faciliter les choses. J'ai vu le texte, hier, qui est un bon texte et j'espère, si possible, qu'aujourd'hui même il sera signé.
Q - Le gouvernement apparemment voudrait le retoucher ?
R - Oui, mais le Premier ministre Cissoko me disait hier que c'était marginal. Nous pensons, avec nos partenaires européens, qu'il faut maintenant saisir le texte qui est sur la table. Si c'est le cas, ce sera un succès considérable puisque, en quelques mois, on sera passés d'une situation épouvantable au Mali à gagner sur le plan militaire, avoir les bases du développement économique et préparer les élections du mois de juillet. Donc les bases d'un accord sont sur la table et nous souhaitons que ces bases soient saisies.
Q - Les otages français, il y a un espoir ?
R - J'ai toujours la même attitude, nous nous en occupons vraiment jour après jour, toutes les forces de l'État sont mobilisées, mais je reste très, très discret parce que tout ce qui peut être dit malheureusement peut être aussi utilisé contre les otages. Vous avez vu, dans l'affaire Moulin-Fournier, nous avons réussi à les sortir d'affaire au Nigeria parce que nous avons été efficaces et discrets. J'espère qu'il en sera de même pour les otages encore détenus.
Q - Sujet tout à fait différent, la France va organiser une conférence sur le réchauffement climatique, que va-t-elle proposer ?
R - Cela va être la grande conférence 2015. On commence à la préparer maintenant. C'est la grande conférence qui va proposer comment lutter contre le changement climatique. Vous savez qu'on avait dit que, si on n'était pas efficace, la température allait monter de deux degrés, les scientifiques nous disent que ce sera encore davantage. Il faut donc agir d'urgence au niveau mondial.
La France se propose d'accueillir tout le monde en 2015 à Paris et nous commençons, avec mes collègues du gouvernement, à travailler là-dessus. Ce sera la grande tâche des mois qui viennent.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 13 juin 2013