Entretien de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, avec le quotidien "Le Monde", le 13 juin 2001, sur les relations et les points de divergence entre l'Union européenne et les Etats-Unis .

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Q - Ne trouvez-vous pas surprenant que, pour sa première visite en Europe (du 12 au 16 juin) le président George W. Bush n'ait mis à son programme aucun de ses principaux alliés : la Grande-Bretagne, l'Allemagne ou la France ?
R - Il a prévu de rencontrer les pays européens à l'invitation de la présidence suédoise. Pourquoi regretterions-nous ce choix ? C'est un hommage à l'Europe !
Q - En écoutant certains responsables américains, on a l'impression que pour eux l'Europe a perdu de son importance et que Washington préfère se tourner vers l'Asie.
R - J'y vois la reconnaissance du fait que l'Europe marche toute seule, avec ses propres projets et qu'elle n'a pas besoin pour cela de la sollicitude américaine.
Q - Les Européens ont souvent une image négative du président George W. Bush. Que doit-il faire pour les convaincre et les rassurer, alors que les désaccords se sont multipliés : peine de mort, environnement, commerce, défense antimissile, Balkans, défense européenne ?
R - Je ne mettrais pas tous les sujets sur le même plan. Les contentieux commerciaux ne représentent que 2 % des échanges entre l'Europe et les Etats-Unis. Les réactions en Europe sur la peine de mort comme sur la lutte contre les sectes aux Etats-Unis illustrent, par exemple, la différence croissante des mentalités entre les deux côtés de l'Atlantique.
En ce qui concerne les Balkans, l'idée d'un éventuel retrait du contingent américain a pu en inquiéter certains. Mais ce n'est pas d'actualité. Sur la défense européenne, les responsables actuels ne sont pas des partisans enthousiastes du projet mais ils ont adopté une attitude plus ouverte que prévu. La défense européenne n'est pas seulement bonne pour l'Europe, elle l'est aussi pour l'Alliance.
Reste un sujet sur lequel le président Bush nous a vraiment préoccupé, c'est celui du protocole de Kyoto. Un seul pays responsable à lui seul de 25 % de l'effet de serre ne peut pas rester à l'écart de l'effort mondial. Sur ce sujet, M. Bush est très attendu.
Enfin, sur la défense antimissile, les Européens voulaient une concertation sur l'analyse des menaces, les réponses possibles, les conséquences du projet américain. Elle a commencé.
Q - Des analystes américains évoquent pourtant un "divorce" entre les intérêts de part et d'autre de l'Atlantique.
R - Les intérêts européens et américains ne sont pas identiques, mais je ne parlerai pas de divorce. Le terme est abusif.
Q - On sent pourtant toujours de l'incompréhension voire de l'ignorance envers les efforts des Européens pour gérer leurs affaires.
R - Certains Américains ont du mal à admettre que l'Europe se renforce. On l'a vu avant la création de l'euro. Il en va de même avec la défense européenne. Ces Américains-là sont inquiets de voir le monopole américain de la puissance remis en cause. Mais en même temps c'est un pays très réaliste et quand les choses se font, ils s'adaptent ; l'euro s'est fait, ils s'adaptent. Mais les Européens ne déterminent pas leurs ambitions en fonction de ce que pensent les autres et il n'y a aucune raison de concevoir les relations en une concurrence stérile avec les Etats-Unis, cela ne règle aucun problème. Plus l'Europe sera forte et autonome et plus le rapport sera sain.
Q - Il semble qu'aujourd'hui Européens et Américains aient moins besoin les uns des autres et qu'il faudrait trouver un nouveau ciment pour les réunir.
R - Pour moi il est tout trouvé, c'est la coopération pour la régulation. Il faut donc combiner cette formidable énergie de l'économie de marché avec des règles. Les Etats-Unis en souhaitent un minimum et l'Europe plus. Je suis convaincu que la nécessité des règles mieux adaptées va apparaître de plus en plus évidente.
Q - Vous êtes venu à Washington à l'occasion du lancement de la version anglaise, remise à jour, de votre livre "Les cartes de la France à l'heure de la mondialisation". L'arrivée de l'équipe Bush, avec sa tentation d'unilatéralisme et son scepticisme affiché envers une architecture internationale, ne risque-t-elle pas d'affecter ces cartes ?
R - Je pense que petit à petit cette nouvelle administration sera obligée, sur un certain nombre de points, de revenir à une approche plus coopérative, plus multilatéraliste. Les deux déplacements du président Bush en Europe (il sera en juillet à Gènes pour le sommet du G 8) pourraient lui en fournir l'occasion. Plus généralement, qui dans ce monde a la capacité de relever les très graves défis globaux, si ce ne sont les Etats-Unis et l'Europe, ensemble.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr , le 14 juin 2001)