Déclaration de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense, sur le Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale et sur la coopération militaire franco-indienne, à Delhi le 26 juillet 2013.

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Circonstance : Déplacement à Delhi (Inde), le 26 juillet 2013

Texte intégral

Mesdames et Messieurs,
C’est pour moi un plaisir et un honneur de pouvoir m’exprimer devant vous. Il y a cinq mois, j’accompagnais le Président de la République française, François Hollande, pour sa visite d’Etat en Inde. C’était sa première visite bilatérale en Asie. Pour nous, le choix était fait : l’Inde est une priorité majeure de notre diplomatie. Nous tenions donc à marquer avec éclat le 15ème anniversaire du Partenariat stratégique franco-indien, conclu en 1998. A l’occasion de cette visite, des paroles fortes ont été prononcées, de part et d’autre. Ces paroles sont d’autant plus importantes qu’elles reflètent une réalité politique et humaine profonde, une confiance exceptionnelle entre nos deux pays. Quinze ans, c’est encore l’adolescence. Tout indique que le partenariat franco-indien va encore grandir, en taille, en maturité, en force.
Nous partageons la même vision politique. Nous partageons de nombreuses valeurs communes : la démocratie, l’Etat de droit, la liberté individuelle, le respect des droits fondamentaux et des droits de l’homme. Nous sommes profondément attachés à notre indépendance nationale et à notre autonomie stratégique. Nous voulons un monde en paix et en sécurité, conformément à la Charte des Nations-Unies.
Nos deux pays se consultent sur tous les grands sujets internationaux. Nous le faisons dans un esprit de compréhension mutuelle, de respect, de confiance et même de soutien, en prenant en compte nos intérêts de sécurité respectifs. Je peux vous dire qu’en dehors de nos Alliés et partenaires européens, il n’y a que peu de pays, à travers le monde, avec lesquels nous sommes prêts à aller aussi loin qu’avec l’Inde.
Aujourd’hui, le concept de partenariat stratégique a eu tendance à se diluer dans un usage immodéré des mots. Ma conviction est qu’avec l’Inde, ce concept a gardé tout son sens : parce qu’ils ont confiance l’un dans l’autre, nos deux pays avancent ensemble dans des coopérations intenses, dans des domaines sensibles comme la défense, le nucléaire civil, l’espace, la sécurité et le contre-terrorisme.
J’ajoute enfin que nous avons la chance, dans nos deux démocraties, que cette relation exemplaire soit assise sur un socle politique et populaire, qui dépasse les divisions partisanes. La continuité est donc la règle. En France comme en Inde, nous avons connu des alternances politiques et des situations institutionnelles qui pouvaient être complexes. Nous avons signé le partenariat stratégique en janvier 1998, entre une France dont le Président et le gouvernement n’appartenaient pas à la même orientation politique, et le gouvernement du « Front uni » du Premier Ministre I.K. Gujral, qui se dirigeait vers sa fin. C’est donc le gouvernement indien suivant, celui d’Atal Behari Vajpayee qui a posé les bases du partenariat, portées ensuite par les deux gouvernements de Manmohan Singh.
Je souhaite rendre un hommage particulier à ces trois grands Premiers Ministres de l’Inde, qui ont partagé une même vision de la relation avec la France. De notre côté, trois Présidents et trois majorités politiques différentes ont construit, avec la même détermination, une même politique vis-à-vis de l’Inde. Cette continuité est notre force. Elle se poursuivra à l’avenir.
Je me suis entretenu ce matin avec l’honorable Ministre de la Défense de l’Inde, Monsieur A.K. Antony. Nous nous reverrons ce soir pour approfondir ces échanges. C’est notre troisième rencontre en treize mois.
Comme je veux aussi aller à la rencontre des hommes et des femmes qui assurent la défense de l’Inde, je me rendrai demain à Gwalior, pour visiter la base aérienne de l’IAF. C’est là que sont basés les Mirage 2000 fournis par la France dans les années 1980 et qui sont en cours de rénovation, pour les mettre aux meilleurs standards actuels. Je n’oublie pas que ces avions ont joué un rôle majeur dans la victoire indienne pendant le conflit de Kargil, en 1999, dont c’est aujourd’hui l’anniversaire.
Comme vous pouvez le voir, nous avons donc une base solide pour aller de l’avant, en particulier dans le domaine de la défense. Je m’en félicite avec vous.
[La stratégie française de défense et de sécurité nationale]
Je suis aussi venu exposer aux autorités indiennes et à vous-mêmes, qui représentez la communauté politico-militaire à Delhi, les grands axes de notre nouvelle stratégie de défense. Le Président de la République française, qui est, comme ici en Inde, le chef des Armées, vient d’approuver le document que nous appelons le « Livre blanc sur la Défense et la Sécurité nationale ». Ce Livre blanc est disponible en anglais. Il est le résultat de plusieurs mois de réflexions et de débat, qui ont associé l’Etat, des chercheurs, des personnalités politiques, des acteurs économiques ainsi que des contributions de nos partenaires étrangers, y compris de l’Inde.
Je tiens à dire que je trouve tout à fait naturel de venir exposer ici les principes, les missions et les moyens que nous allons mettre en oeuvre au cours des prochaines années. C’est aussi le signe du développement de notre relation de défense. L’Inde est bien en droit de savoir comment son partenaire français organise sa sécurité et sa défense. Au cours des dernières semaines, j’ai d’ailleurs fait une présentation de notre Livre blanc à Washington et à Londres, les Etats-Unis et le Royaume-Uni étant aussi pour nous, bien sûr, des partenaires de défense essentiels. Je me suis aussi exprimé à Singapour, dans le cadre du dialogue de Shangri La, car l’Asie revêt une importance majeure dans notre politique de défense et de sécurité.
Le précédent Livre blanc datait de 2008. Depuis, notre environnement stratégique a profondément évolué, de même que notre environnement économique. Il fallait concilier deux impératifs de souveraineté : notre autonomie stratégique et notre souveraineté financière, alors que le niveau des menaces n’a pas baissé mais que la crise en Europe a fragilisé nos finances publiques.
Le Président de la République a fixé le cap : nous aurons une nouvelle stratégie militaire et industrielle qui garantira notre autonomie stratégique. Ainsi, l’effort de défense actuel de la France sera maintenu : de 2014 à 2019, nous engagerons 190 milliards d’euros. En moyenne, cela représente un effort de défense de 1,8% du PIB de la France jusqu’en 2020, selon les normes de l’OTAN. Malgré la crise économique, la France se donne donc les moyens de rester l’une des principales puissances militaires du monde.
Notre cadre d’action a un nom : l’autonomie stratégique. C’est un objectif permanent, que nous partageons d’ailleurs avec l’Inde. C’est un principe que nous appliquons dans nos relations avec nos alliés de l’OTAN et nos partenaires européens au sein de l’Europe de la défense.
Cette autonomie stratégique, voici ce qu’elle veut dire pour nous.
La souveraineté nationale repose sur l’autonomie d’appréciation, de décision et d’action de l’Etat. Cela ne veut pas dire que nous soyons drapés dans l’isolement ou l’unilatéralisme. Au contraire, nous entendons coopérer avec nos partenaires et nos alliés pour la sécurité du monde. Nous respectons le droit international. C’est un choix et une nécessité à la fois. Mais nous entendons rester maîtres de nos décisions et de nos actions en matière de défense et de sécurité.
La mission première qui structure nos forces est bien sûr la protection du territoire et de la population française. Cette capacité de protection est intimement liée à notre capacité de dissuasion nucléaire et d’intervention extérieure. Elle s??enrichit depuis plusieurs années d’une posture de cyberdéfense qui va prendre une importance croissante.
Notre dissuasion nucléaire indépendante repose sur un total de moins de 300 armes nucléaires, susceptibles d’être lancés à partir de deux composantes : une composante sous-marine océanique permanente organisée autour de quatre sous-marins à propulsion nucléaire, équipés de missiles balistique intercontinentaux ; une autre composante qui est aéroportée, avec deux escadrons d’avions de chasse Mirage 2000N et Rafale. Le Rafale, embarqué sur le porte-avions à propulsion nucléaire Charles de Gaulle, peut participer aussi à la dissuasion nucléaire.
Cette force de dissuasion protège la France de toute agression ou menace d’origine étatique contre ses intérêts vitaux. Elle garantit donc aussi notre autonomie d’action et de décision, notamment à l’encontre des tentatives de chantages contre nos intérêts vitaux. Elle est strictement défensive et son emploi ne serait concevable que dans des circonstances extrêmes de légitime défense. Elle est la garantie ultime de la sécurité, de la protection et de l’indépendance de la France. Mais elle contribue aussi à la sécurité de nos Alliés. Le format de la dissuasion nucléaire respecte un principe de stricte suffisance, la France n’ayant jamais participé à une course aux armements nucléaires. La fiabilité et la sécurité de nos armes est assurée par un programme de simulation d’essais nucléaires, depuis que nous avons ratifié le Traité d’interdiction des essais nucléaires.
L’intervention des forces à l’extérieur du territoire national, c’est-à-dire la projection de puissance, confère à la France la profondeur stratégique indispensable à sa sécurité. Nous n’avons pas, à ce jour, de menace directe aux frontières terrestre de la France. Mais notre sécurité, dans le monde actuel, ne s’arrête pas à nos frontières. Notre histoire n’a d’ailleurs jamais cessé d’être mêlée à celle du monde. Il s’agit pour nous de protéger les Français établis hors de France, parfois dans des zones dangereuses, de défendre nos intérêts stratégiques et d’exercer nos responsabilités internationales, au service de la paix et de la sécurité dans le monde. A ce sujet, je souhaite rendre hommage aux forces armées indiennes qui assurent, sous commandement de l’ONU, des missions essentielles de maintien de la paix dans plusieurs pays en crise, en particulier en Afrique et au Liban, souvent en payant le prix du sang, comme encore récemment au Soudan.
La France entend ne laisser aucun doute sur sa volonté et sa capacité d’agir, dans le respect du droit international. C’est ce que notre engagement au Mali cette année, contre des terroristes affiliés à Al Qaida, a amplement démontré. Les zones prioritaires sont pour nous la périphérie européenne, le bassin méditerranéen, l’Afrique du Sahel à l’Afrique équatoriale, le Golfe arabo-persique et l’Océan indien, mais aussi plus loin en Asie, comme l’a rappelé notre engagement en Afghanistan.
Il est clair que nous n’avons plus besoin, face aux menaces actuelles, de capacités massives comme celles que nous déployions pendant la guerre froide face à la menace soviétique. Nous avons en revanche besoin de moyens robustes, rapides, mobiles, professionnels.
Au-delà des capacités que nous consacrons par ailleurs à la protection permanente du territoire, nous serons donc prêts à engager pour des missions de stabilisation et de gestion des crises, dans toute leur diversité, un total de 7000 hommes sur trois théâtres, et les unités aériennes et navales associées.
Tout en conservant une partie des responsabilités exercées sur des théâtres déjà ouverts, nous disposerons aussi, pour une action de coercition majeure, d’une force interarmes capable d’entrer en premier sur le théâtre d’opérations. Composée d’environ 15000 hommes des forces terrestres, cette force pourra associer 45 avions et un groupe aéronaval, dont des bâtiments de projection et de combat et un sous-marin nucléaire d’attaque. Il s’agit de capacités autonomes, formées et entraînées pour ces théâtres d’opération, appuyées par des équipements performants. Cette force incorporera également des capacités de renseignement et de cyberdéfense renforcées, car ce sont des priorités pour nous, ainsi que des forces spéciales, des drones et du ravitaillement en vol pour les forces aériennes. Le Livre blanc est précis : en cas de crise ouverte en Asie, la France, en fonction de ses responsabilités internationales, apporterait, aux côtés de ses alliés, une contribution politique et militaire pour y répondre.
L’expérience montre en effet que dans la plupart des situations, nous serons conduits à agir dans le cadre d’opérations collectives multinationales, associant nos alliés et nos partenaires. La France veut être en mesure d’exercer les responsabilités de Nation-cadre, avec les moyens de commandement et de contrôle correspondants. Bien sûr, en priorité, nous serons associés à nos principaux alliés de l’OTAN, ou à nos partenaires européens, dont nous souhaitons qu’ils prennent une responsabilité croissante en matière de défense. C’est le sens des initiatives que nous prenons avec eux, en développant de manière pragmatique des projets concrets, pour renforcer l’Europe de la Défense et optimiser l’usage de ressources financières contraintes.
Concernant les capacités militaires proprement dites, je voudrais souligner quelques-unes des priorités définies par notre Livre blanc.
La cyberdéfense d’abord. Déjà bien identifiée dans le Livre blanc de 2008, elle est devenue une priorité majeure. Nous nous équipons de capacités techniques de renseignement dans ce domaine, pour identifier l’origine des attaques, évaluer les capacités offensives des adversaires potentiels, et pouvoir les contrer. Ces capacités d’identification et d’action offensive sont essentielles pour la riposte. Nous allons consentir un effort financier marqué, avec une organisation de la cyberdéfense intégrée aux forces armées, et aussi des capacités offensives et défensives pour préparer et accompagner les opérations militaires.
Le renseignement ensuite. Connaître et anticiper est un impératif pour apprécier par nous-mêmes les situations et prendre les décisions en connaissance de cause. Nous allons donc continuer de développer nos capacités spatiales, nationales ou partagées avec des partenaires européens, de renseignement électromagnétique et d’imagerie. Elles doivent servir pour la préparation et la conduite d’opérations militaires, mais aussi pour la dissuasion, et face à la menace balistique qui nécessite des capacités d’alerte précoce.
En arrière-plan, nous réaffirmons bien sûr notre ambition industrielle. Elle est une part intégrante de notre autonomie stratégique. Au fil des décennies, nous avons construit une base industrielle nationale comme peu de pays en ont. Elle couvre les principaux domaines d’activités. Vous connaissez les grands industriels français : Dassault, Eurocopter, MBDA, Nexter, Safran, Thalès, et d’autres encore. Ils sont tous présents en Inde. La situation économique en Europe n’est pas satisfaisante. Mais nous ferons tout pour préserver et même développer l’industrie de défense dans cette période difficile.
La priorité de la décennie à venir ira donc à la recherche et au développement. Elle ira aussi à la compétitivité et au renforcement de notre base industrielle et technologique, en France et en Europe. L’effort d’équipement et de modernisation de nos forces contribuera à cet objectif.
Notre ambition est claire. Nous entendons maintenir à un niveau d’excellence mondiale les compétences de l’industrie française, pour être en mesure de continuer de développer de nouvelles technologies et de nouveaux types d’armement, en intégrant toutes les technologies innovantes, civiles ou militaires. Pour cela, la veille technologique et le financement d’études en amont revêtiront un caractère stratégique. Les exportations sont un élément bien sûr important de cette stratégie industrielle. Le développement de coopérations en Europe sera favorisé, avec pour objectif le développement de pôles de compétences spécialisés et complémentaires. J’ajoute que c’est aussi ce que nous pourrons faire avec l’Inde, si elle le souhaite. J’y reviendrai plus tard.
[Les menaces pour la France et l’Inde]
Notre analyse a été conduite avec réalisme. La politique de défense qui en découle nous permettra de répondre aux menaces d’aujourd’hui et de nous préparer à celles de demain. Ces menaces, certaines sont connues et immédiates, comme le terrorisme ou les cyberattaques. D’autres sont en gestation mais nous pouvons les prévoir : ce serait par exemple l’Iran si ce pays se dotait de l’arme nucléaire. Notre histoire nous a appris aussi qu’une surprise stratégique est toujours possible. Surprise militaire, avec l’émergence d’une menace imprévue, ou bouleversement politique ou économique qui modifie radicalement notre environnement de sécurité. Qui avait prévu ou pu anticiper les crises financières de 2008 et 2011, ou encore les révolutions arabes qui ont suivi ?
La géographie et l’histoire font que l’Inde et la France ne vivent pas dans les mêmes contextes sécuritaires. Mais la mondialisation, l’évolution technologique, le caractère transversal de nombreuses menaces actuelles ou à venir font que nous sommes exposés bien plus qu’hier à des menaces similaires à bien des égards.
De plus, l’Asie est aujourd’hui une des régions les plus dynamiques du monde. Sa stabilité et sa croissance sont devenus essentiels à la prospérité des économies occidentales. Les grands groupes français ont beaucoup investi en Asie, en particulier en Inde où 350 sociétés détiennent un stock d’investissement de quelque 18 milliards de dollars accumulé en quelques années. Ce mouvement va continuer. Votre stabilité et votre sécurité garantissent aussi nos intérêts économiques.
Mais le fait est que la stabilité et la sécurité de l’Asie ne sont pas assurées. Les structures de sécurité collective ne sont pas encore parvenues à maturité. Nos alliés américains en ont tiré les conséquences, avec leur « pivot » ou « rééquilibrage » vers l’Asie. Nous pensons que cela peut être un développement positif. Notre engagement renforcé en Asie, en particulier avec l’Inde, et dans les zones de l’Océan indien et du Golfe qui lui sont adjacentes, va dans le même sens. Les partenariats de défense que nous nouons avec de nombreux pays l’illustrent : Japon, Australie, Malaisie, Vietnam. Et avant tout l’Inde, bien sûr, je vais y revenir.
A échéance de dix ans, nous identifions trois grands types de menaces.
Ce que nous appelons d’abord les « menaces de la force ». Elles sont toujours présentes et prennent de nouvelles formes. La résurgence de conflits entre Etats demeure plausible. Certains Etats poursuivent à cet égard des politiques de puissance, et la croissance de leurs budgets de défense en est un bon indicateur.
Dans la région en plein bouleversement du Moyen-Orient, ce que vous appelez l’Asie de l’ouest, l’Iran cherche à acquérir les moyens qui lui permettront d’accéder à l’arme nucléaire. Ce serait une menace pour la stabilité et la sécurité du Golfe, et donc pour celles de tous les pays dépendants des hydrocarbures de cette région. Les Etats les plus menacés risquent de recourir à la force pour prévenir cette évolution dangereuse, ouvrant la possibilité d’une crise de grande ampleur. D’autres seront tentés de s’engager dans une course à la garantie nucléaire, ce qui déclencherait une grave crise de prolifération.
La France a souscrit des accords de défense avec plusieurs Etats arabes du Golfe et a mis en place une base permanente à Abou Dhabi, avec des forces terrestres, navales et aériennes. Elle apportera toute sa contribution à la sécurité du Golfe si elle est menacée. Mais nous espérons encore que l’Iran comprendra que son refus de négocier sincèrement ne le mènera nulle part, si ce n’est à l’échec et à des sanctions toujours plus sévères. L’Inde, qui a de grands intérêts dans le Golfe, peut jouer un rôle très important à cet égard.
Il y a, deuxièmement, les « risques de la faiblesse » des Etats. Certains qui sont défaillants ne peuvent plus exercer leurs responsabilités. Cela devient un phénomène stratégique d’ampleur nouvelle. Il est clair que le terrorisme en est le premier bénéficiaire.
C’est vrai en Afrique, et c’est ce qui a justifié notre intervention au Mali au début de l’année. L’enjeu dépassait largement le salut de ce pays ami. La sécurité de l’Europe aurait été directement touchée si Al Qaida avait établi tel un sanctuaire au Sahel. Et toute la mouvance terroriste internationale en aurait été renforcée, de l’Afrique de l’Ouest jusqu’en Asie du sud. Après la victoire sur le terrain, il faut maintenant stabiliser et reconstruire le pays. Je tiens à remercier à nouveau nos amis indiens pour leur soutien dans toute cette phase de combat et dans celle qui s’ouvre aujourd’hui. Nous sommes prêts à partager avec l’Inde les enseignements militaires de cet engagement contre le terrorisme. Au-delà du Mali, des risques élevés existent dans les autres pays de la région du Sahel et sur tout l’axe géographique qui va du Pakistan à l’Atlantique Nord. C’est dire que nous n’en avons pas fini avec le terrorisme dans cette région.
C’est vrai aussi en Asie du sud. Je pense bien sûr à l’Afghanistan, où nous avons été engagés pendant plusieurs années dans des zones très difficiles, situées en direction de la frontière pakistanaise. Nous avons passé le témoin aux forces afghanes quand la situation sur le terrain l’a permis. Avec la transition et la nouvelle mission de l’OTAN en 2014, une nouvelle phase s’ouvrira où les Afghans devront prendre en main leur sécurité. Nous resterons à leurs côtés, à travers des coopérations civiles et la formation des forces de sécurité. Les élections auront lieu la même année. Les autorités afghanes qui en seront issues auront une lourde responsabilité. Elles pourront compter sur le soutien des amis de l’Afghanistan, pour assurer que le terrorisme et le fanatisme ne reprendront pas pied dans ce pays, dont le peuple cherche le chemin de la paix et de la démocratie.
Enfin, comment ne pas exprimer ici notre préoccupation face à certaines évolutions au Pakistan. Chacun sait que des terroristes restent présents au Pakistan et que des réseaux terroristes internationaux bénéficient de certains relais. Les organisateurs présumés de l’attentat de Bombay sont toujours en liberté. Cette prégnance d’éléments terroristes est d’autant plus préoccupante qu’elle intervient dans un pays disposant de moyens nucléaires. Le différend qui vous oppose à Islamabad sur le Cachemire sert parfois de prétexte à des actions déstabilisatrices contre l’Inde. Dans ce contexte, la France encourage le dialogue entre l’Inde et le Pakistan, car c’est là la seule façon de résoudre les différends.
Troisièmement, enfin, il y a les menaces liées à la mondialisation, comme les cyberattaques ou la piraterie qui frappent ce que l’on appelle les « global commons ». Ce sont les deux extrémités du spectre : d’un côté des réseaux criminels et des Etats puissants qui maîtrisent des technologies qui constituent, entre leurs mains, des menaces pour le monde entier. De l’autre, des groupes utilisant des moyens rudimentaires mais efficaces, qui menacent par exemple la sécurité de routes maritimes essentielles pour l’économie internationale. La France et l’Inde coopèrent sur cette question.
Je voudrais insister ici sur la sécurité du cyberespace. Nos Etats, nos sociétés, nos économies vivent largement aujourd’hui grâce aux infrastructures numériques. Trop souvent mal protégées, elles font l’objet de pénétrations à des fins d’espionnage. Plus grave encore, ces attaquent visent désormais à leur destruction ou à leur prise de contrôle à distance. Des infrastructures vitales pour le fonctionnement de nos sociétés et de nos Etats, voire des systèmes d’armes, peuvent être concernés. Des Etats, des réseaux criminels sont derrières ces attaques. Disons les choses comme elles sont : le cyberespace est désormais un champ de confrontation à part entière. Des informations sont méthodiquement collectées pour rendre possible, dans une situation de conflit, des attaques de grande envergure. Des attaques pourraient paralyser des pans entiers de l’activité d’un pays ou de son économie et entraîner des catastrophes. De telles attaques pourraient donc constituer de véritables actes de guerre. Nous devons nous protéger et nous préparer à identifier les assaillants et à leur répondre. La coopération entre les pays proches qui partagent les mêmes valeurs est nécessaire. Le Livre blanc français de 2013 reconnaît pleinement cette situation et en tire toutes les conséquences. A cet égard, je me réjouis que lors de la visite d’Etat, nous ayons ouvert un nouveau dialogue franco-indien sur la cyber-sécurité, qui s’est concrétisé récemment.
[La France et l’Inde : une coopération de défense pour notre autonomie stratégique]
Je voudrais m’attarder sur la place importante de l’Inde au sein de notre Livre blanc. Cette place est importante, parce qu’en effet, nous pensons qu’en dehors de nos plus proches alliés occidentaux et de l’Europe, il n’y a pas d’autres pays qui soient cités dans les mêmes termes, à différents endroits. Le Livre blanc relève l’émergence économique de l’Inde, et la relation bilatérale privilégiée, actée dans le partenariat stratégique noué en 1998, qui nous permet une coopération dans des domaines qui touchent à des intérêts majeurs des deux pays. Dans la région de l’Asie du sud, l’Inde apparaît à nos yeux comme un facteur de stabilité. Nous soutenons une réforme du Conseil de sécurité qui ferait place à de nouveaux membres permanents, dont l’Inde.
Les relations de défense entre nos deux pays remontent bien au-delà du partenariat stratégique de 1998, même s’il constitue le cadre contemporain de nos relations de défense, avec l’accord de défense de 2006.
Je pense bien sûr aux militaires français en Inde qui, au XVIIIe et au début du XIXe siècle, ont apporté leur savoir-faire, ont combattu aux côtés de grands princes indiens, face aux Anglais. Je pense bien sûr à Tippu Sultan, ou aux Scindia, de Gwalior ville que je visiterai demain, ou encore au Maharaja Ranjit Singh. L’histoire du monde aurait été différente si le sort des armes avait été différent. Mais le monde a changé, les Britanniques ont quitté l’Inde depuis 1947 et sont nos plus proches partenaires de défense en Europe.
Pendant la Première Guerre mondiale, des milliers de soldats indiens sont venus se battre sur le théâtre européen, sur le sol français notamment, pour la liberté de la France. A l’occasion de l’anniversaire du déclenchement de la guerre, la France rendra un hommage spécifique à ces soldats indiens. Ce matin, j’étais particulièrement ému en allant m’incliner à India gate. Je pense aussi aux citoyens français des anciens Etablissements français de l’Inde, Pondichéry, Chandernagor, Karikal, Mahé et Yanaon, qui ont combattu et donné leurs vies lors des deux guerres mondiales et des autres opérations militaires dans lesquelles la France a été engagée. Nos forces armées comptent encore bon nombre de Français de l’Inde dans leurs rangs, où ils font honneur à notre pays, tout comme à l’Inde dont ils sont issus.
Depuis l’indépendance de l’Inde, notre coopération de défense a pris bien sûr une nouvelle dimension. Pendant les premières années de la République indienne, la France a été parmi les premiers partenaires de défense, dans les domaines terrestre et aérien. En 1953 – c’était il y a 60 ans – Dassault a signé son premier accord avec l’Inde pour la fourniture de l’avion Ouragan. Depuis, il y a toujours eu dans l’Indian Air Force des avions Dassault, sans discontinuer. Et il y a de bonnes chances que cela continue encore plusieurs décennies, comme vous le savez. Le moment venu, je pense que nous pourrions coopérer pour la mise en place d’un lieu destiné à rappeler la mémoire des relations militaires franco-indiennes.
Aujourd’hui, nous poursuivons une coopération militaire multiforme. Son ambition est d’autant plus grande que notre confiance mutuelle est élevée et que nous sommes deux nations qui veulent préserver leur autonomie stratégique tout en voulant la paix.
Ensemble, nous conduisons régulièrement des exercices terrestres (Shakti), navals (Varuna) et aériens (Garuda). Année après année, avec aussi les échanges d’officiers dans nos écoles militaires, nos forces armées apprennent à se connaître, à travailler de concert, à échanger leurs savoir-faire. Les exercices gagnent en densité. J’ai proposé à mon homologue indien l’organisation d’un grand exercice aéronaval dans l’Océan indien, avec le porte-avions Charles de Gaulle et les bâtiments que la marine indienne souhaitera associer. Prochainement, nous poursuivrons en France les exercices terrestre de combat en montagne lancés dans l’Himalaya en 2012 et nous organiserons un important exercice aérien en Inde, qui pourrait inclure le déploiement de Rafale. A terme, si la situation internationale l’exigeait et que nos deux pays décidaient un engagement commun nous serions ainsi mieux préparés.
Notre coopération industrielle et technologique est en bonne voie. Elle retient beaucoup l’attention. La société DCNS construit actuellement six sous-marins Scorpène dans le chantier MDL à Bombay, avec un transfert complet de technologie et des coopérations très importantes avec l’industrie indienne. Plusieurs autres pays ont choisi le Scorpène pour développer leur flotte sous-marine. Le premier bateau sera mis à l’eau en 2014. J’ai visité en février le chantier MDL. J’ai constaté les progrès du projet, le dévouement et la compétence des équipes indienne et française qui travaillent ensemble depuis 2005. L’Inde disposera demain avec MDL d’un outil performant pour construire des sous-marins supplémentaires.
Les industriels français travaillent aussi actuellement à la rénovation des Mirage 2000 acquis par l’Inde dans les années 1980. Au terme de cette rénovation, les avions seront mis aux standards les plus modernes et serviront encore de très nombreuses années. Je me rendrai demain à Gwalior sur la base de l’Indian Air Force, pour rencontrer les officiers et les pilotes des Mirage.
Pour l’avenir, nous avons plusieurs grands projets en préparation, qui ont été passés en revue par le Président Hollande et le Premier Ministre Manmohan Singh en février et que j’ai examiné avec M. Antony ce matin. Ces projets progressent bien.
Bien sûr, le projet MMRCA est la priorité. Au risque de vous décevoir, je ne vais pas annoncer la date de la signature du contrat. Sachez que les négociations se déroulent bien et que j’ai pleine confiance dans leur aboutissement positif. Ce contrat sera encadré par un Accord intergouvernemental franco-indien qui apportera toutes les garanties nécessaires de l’Etat français.
Je tiens à vous dire qu’en sélectionnant le Rafale sur ses qualités et son prix, l’Inde a fait le meilleur choix. Elle ne le regrettera pas. Présenté encore cette année à l’Air show de Bangalore, c’est un avion omni-rôles magnifique, qui a fait ses preuves en Afghanistan, en Libye, au Mali et ailleurs. Il assurera pour des décennies la sécurité de l’Inde. La France garantit le transfert de technologie. L’avion fera l???objet, au fil des années à venir, de toutes les améliorations que les évolutions technologiques permettront. De nombreuses entreprises indiennes bénéficieront des offsets prévus dans le contrat ; je sais d’ailleurs qu’elle s’y préparent activement.
Au-delà de l’avion, c’est donc une coopération sans précédent, industrielle et technologique, entre nos deux pays qui s’engagera. Des jeunes ingénieurs et techniciens seront formés. Nos entreprises s’habitueront à travailler ensemble et pourront le faire sur d’autres projets industriels. Et tout cela dans un véritable esprit de partenariat, et de respect mutuel, comme nos deux pays savent le faire quand ils ont un projet commun.
En février, le Premier Ministre indien et le Président français avaient évoqué la finalisation prochaine d’un autre projet important : le SRSAM, un système de missiles de courte portée que nous allons développer en commun, entre le DRDO et la société française MBDA. C’est important car il s’agit cette fois d’un co-développement. Nos deux pays vont donc bientôt mobiliser leurs énergies et leurs talents pour réaliser un nouveau missile.
Le MMRCA comme le SRSAM montreront que notre relation de défense est en plein essor. C’est dans le même esprit que nous abordons d’autres projets en Inde, à des stades plus ou moins avancés, qu’il s’agisse des hélicoptères légers, de l’artillerie, de BPC, de sous-marins ou d’autres types de missiles.
En résumé, les principes qui fondent cette coopération de défense sont aujourd’hui bien établis. Je crois que l’on peut les définir ainsi : La France et l’Inde sont engagées dans un partenariat de long terme, de nature stratégique. La France en tire toutes les conséquences. Notre dialogue de défense, entre nos forces armées, se tient, comme le dialogue stratégique, dans un esprit de compréhension mutuelle, de respect, de confiance et de soutien, en tenant compte de nos intérêts respectifs. C’est un point que nous avons tenu à affirmer avec M. Antony dans le communiqué publié ce matin.
De toute évidence, nous avons dépassé la relation client/fournisseur. Nos projets de coopération doivent encore améliorer nos bases industrielles et technologiques de défense respectives et contribuer à renforcer la sécurité de nos deux pays.
Dans cette perspective, la France est prête à engager des projets conjoints de co-développement et de co-production, y compris à l’avenir pour l’exportation des équipements produits sur des marchés tiers lorsque nous le décideront ensemble.
De la même façon, la France est prête à partager avec l’Inde un niveau croissant de technologie de défense, en lien avec le développement des projets communs.
Dans la même logique de partenariat, la France assure à l’Inde la continuité de fourniture des équipements acquis.
Dans le respect de notre législation et de nos intérêts nationaux, nous sommes prêts à encourager le moment venu les investissements dans le secteur de la défense que pourraient souhaiter les entreprises concernées.
Les entreprises de défense françaises respectent la législation française sur l’interdiction de la corruption. Cela va de soi, mais je crois qu’il est bon de le rappeler, car tous les pays n’ont pas les mêmes obligations.
La France encourage l’Inde à se rapprocher des régimes internationaux de contrôles des exportations de défense, comme le MTCR pour les missiles et l’arrangement de Wassenar pour les armes conventionnelles, en vue d’une adhésion.
L’autonomie stratégique est au coeur de nos politiques de défense et de nos diplomaties. Il est pour moi évident que notre relation de défense doit y concourir. Dans quelques années je forme le voeu que, grâce aux coopérations qu’elles lancent aujourd’hui, la France et l’Inde se sentent plus fortes, plus en sécurité, plus proches l’une de l’autre, ayant conforté ensemble leur autonomie stratégique. Alors, nous pourrons être fiers du travail accompli.
Je vous remercie de votre attention.
Source http://www.ambafrance-in.org, le 29 juillet 2013