Déclaration de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, sur l'utilisation d'armes chimiques en Syrie, au Sénat le 4 septembre 2013.

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Circonstance : Déclaration du gouvernement et débat à l'Assemblée nationale et au Sénat sur la Syrie, le 4 septembre 2013

Texte intégral

Je veux d'abord remercier tous ceux qui sont intervenus, quelle que soit leur position, pour leurs arguments, pour le climat de ce débat, empreint de sérieux et de gravité. Oui, il faut choisir. Nous ne sommes pas des commentateurs, ni même de simples citoyens ; nous devons regarder des deux côtés, puis décider. Aucune solution n'est parfaite. C'est peut-être le propre de la décision politique, particulièrement en politique extérieure. La balance entre les avantages et les inconvénients est très délicate.
Nous discutons ici mais ne perdons pas de vue les hommes et les femmes qui sont en guerre. M. Bockel a visité les camps. C'est une émotion terrible, une indignation que nous avons tous ressenties devant le spectacle de ces cadavres d'enfants.
Réfléchissons, écoutons, au-delà de l'émotion, pour décider. Aucun Syrien que j'ai entendu n'a dit autre chose que : «Venez à notre secours !», et souvent en termes plus forts.
Nous faisons face au plus grand drame de ce siècle. Nous sommes tous d'accord pour nous impliquer toujours davantage pour le soutien humanitaire. Des couloirs sécurisés nécessiteraient des troupes au sol six fois plus nombreuses qu'en Libye. La communauté internationale a malheureusement décidé que ce n'était pas possible.
Il y a peu de contestations sur les faits. Ce constat est très important. Ce qui retient ou empêche le Conseil de sécurité par exemple, avec la Russie ou la Chine, de se prononcer, c'est la contestation sur les faits. Tout à l'heure, le président Poutine n'excluait pas un soutien même militaire, si ceux-ci sont avérés.
Des éléments ont été apportés par nos propres services, qui ne s'étaient pas trompés sur l'Irak.
Il faudrait attendre le rapport des inspecteurs, dit-on. J'ai demandé à M. Ban Ki-moon, ce dimanche, quand nous en disposerions. Dans trois semaines, m'a-t-il répondu. Les inspecteurs vont-ils examiner l'imputabilité des faits, lui ai-je ensuite demandé. Non, ce n'est pas dans leur mission. Il est difficile de conditionner la décision qui devra être prise à des éléments que les intéressés disent ne pas fournir...
J'en viens à la question difficile des extrémistes et de l'opposition syrienne. Il y a d'un côté le dictateur, soutenu en grande partie par la communauté alaouite, ainsi que par certaines communautés dont la communauté chrétienne, sans enthousiasme mais par crainte que les extrémistes prennent le dessus à son départ.
Il y a aussi des mouvements extrémistes très minoritaires qui commettent des exactions. Si nous refusons de choisir entre dictatures laïque et religieuse, essayons de soutenir l'opposition modérée, représentée par la coalition nationale syrienne (CNS). Nous sommes les premiers à avoir réuni, à Paris, cette coalition. La France a été la première à soutenir, en entraînant ses partenaires, cette opposition démocratique.
Je préfère le terme de sanction à celui de punition, qui a une dimension morale. S'il n'y pas de sanction, pourquoi le dictateur modifierait-il sa façon de faire ? La population syrienne risque de se tourner vers ceux qui tiennent que la seule solution consisterait en un massacre inverse. La sanction n'est pas contradictoire avec la négociation, elle en est la condition.
Sur l'Irak, comparaison n'est pas raison. Autant nous sommes tous d'accord avec la position prise à l'époque par M. Chirac, celle que notre formation défendait également ; autant en Syrie, les armes chimiques existent et ont été massivement utilisées. Ne pas agir serait une faute. Tirons les leçons de l'histoire.
Nous parlons avec les Russes. Je verrai demain mon collègue Lavrov à Saint-Pétersbourg. Que nous disent-ils ? Qu'ils n'ont pas d'affection particulière pour M. Bachar Al-Assad mais veulent éviter le chaos...
Il est certain qu'un avenir démocratique passe par le départ de Bachar Al-Assad. Mais il importera de conserver toute une série d'éléments par lesquels le pays tient debout et entier. Voyez l'intervention irakienne qui, faute de ce souci, a débouché sur une situation catastrophique.
Mais sans intervention, nous dresserions face à face deux extrémismes. Il faut bâtir ensemble une structure permettant aux Alaouites de ne pas craindre d'être détruits, aux communautés chrétiennes d'être protégées, aux Sunnites et aux Kurdes d'être respectés.
La question de la légalité est délicate. La référence à la charte des Nations unies -chapitre VII - est une position constante de la France. Nous sommes confrontés à une impossibilité. Les massacres du mois d'août sont d'une nature nouvelle. Les armes chimiques font l'objet d'une interdiction internationale. La guerre elle-même, dira-t-on, est hors-la-loi ; mais il existe un droit de la guerre, qui proscrit certains armements.
Il faut réagir ; si l'on passe par le chapitre VII, c'est impossible puisque par trois fois, un veto a été opposé au sein du Conseil de sécurité...


Q - Donc on arrête ?
R - Non car nous nous appuyons sur le protocole de 1925 et sur la définition du crime contre l'humanité. Et, pour faire respecter la loi internationale, il y a lieu d'admettre une exception - qui n'est pas un précédent.
Monsieur Laurent, ne travestissez pas mes propos. À répéter le terme de «guerre», vous laissez croire qu'il y a d'un côté les partisans de la guerre, de l'autre ceux de la négociation. Nous voulons une sanction ciblée, sans troupes au sol. Et tout le monde est pour la négociation. Nous ne cessons de la promouvoir ! C'est moi qui ai tenu la plume lors du Genève I ! Ma signature figure au bas du protocole. La proposition du Genève II visait à mettre en place «la constitution par consensus d'un gouvernement de transition disposant de la totalité du pouvoir exécutif».
Or, croyez-vous que M. Bassar Al-Assad acceptera de négocier son propre dessaisissement ?
Nous avons commencé à négocier avec les autres puissances - y compris les Russes, les Iraniens - pour sortir de ce blocage. L'opposition elle-même accepterait-elle encore de venir discuter si l'usage d'armes chimiques à l'encontre de 1.500 victimes restait impuni ?
Quelle que soit la grandeur de la France, il n'est pas en notre pouvoir de dire : «c'est comme ça et que tout le monde s'aligne» !
Suivisme ? Isolement ? La question est de savoir si la cause est juste. Les pays qui l'estiment juste s'engagent : c'est ce que nous faisons. Quant à nos partenaires européens, s'ils refusent de s'engager, c'est faute de moyens militaires appropriés, ou parce que ce n'est pas dans leurs traditions ; je songe à l'Allemagne. Mais la plupart d'entre eux nous soutiendront. La Ligue arabe nous soutient aussi, ainsi que de très nombreux pays.
Monsieur Raffarin, l'impuissance, pour moi, est plutôt de dire qu'il faut intervenir, puis expliquer pourquoi c'est impossible. Je peux faire miens certains de vos arguments mais tout bien considéré, il faut décider et agir.
Aujourd'hui, un vote n'aurait pas grand sens car il ne pourrait qu'être conditionnel. Le président de la République rassemble tous les éléments de la décision. La décision du Congrès américain en fait partie, bien sûr : qui d'entre vous souhaiterait que nous agissions seuls ? Le moment venu, le président de la République prendra sa décision et s'adressera aux Français - ce qui n'exclut pas un vote du Parlement, qui n'est toutefois pas prévu par notre Constitution.
Dans les régimes autoritaires, on ne se soucie pas de vote. Dans les démocraties, c'est plus compliqué. Les institutions de la Ve République sont ce qu'elles sont. Quand le président de la République engage militairement le pays, cela ne saurait être «sous réserve de ce que dira le Parlement».
Sur les faits, l'histoire nous a rendus prudents mais je ne crois pas qu'il y ait de doute. Quant à la sanction, elle est nécessaire ; faute de quoi il n'y a plus de limites. Enfin, l'action n'est pas contradictoire avec une solution politique. Bien au contraire, elle en est une condition.
Merci au Sénat qui a justifié encore une fois son titre de Haute assemblée.

Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 6 septembre 2013