Entretien de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, avec Europe 1 le 10 septembre 2013, sur les armes chimiques en Syrie et sur la question du nucléaire iranien.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Europe 1

Texte intégral


Q - Cette nuit, à la demande du président de la République, vous avez exprimé un oui conditionnel à la démarche russo-syrienne. La France reste-t-elle sceptique ou fait-elle confiance à ceux qui ont fait cette proposition ?
R - Cette proposition, nous l'accueillons à la fois avec intérêt et avec prudence. Intérêt, parce que c'est la première fois qu'il y a cette ouverture et cela peut permettre peut-être de trouver une piste de solution ; prudence, d'abord parce que c'est un revirement quand même brusque et ensuite, parce que, pratiquement, c'est quand même très difficile à organiser, à appliquer.
Q - Pourquoi dites-vous un revirement russe ?
R - Jusqu'à présent, il y a eu une succession de positions. Au départ, les Russes niaient qu'il y ait un armement chimique, un stock chimique en Syrie. Ensuite, ils ont nié qu'il y ait eu un massacre chimique. Ils ont donc évolué. Très bien ! Mais ce qu'il faut bien comprendre, c'est la raison pour laquelle les Russes ont évolué.
Je pense qu'il y a deux grandes raisons. Premièrement, je pense que notre fermeté paie. Deuxièmement, ils se rendent compte que les preuves du massacre chimique sont de plus en plus accablantes. Ils veulent donc - et c'est tout à fait légitime - pouvoir un petit peu se dégager de l'emprise syrienne.
Q - Mais vous n'avez pas peur que ce soit une manipulation ultime de dernière heure ?
R - C'est pour cela que je dis «intérêt et prudence»...
Q - C'est-à-dire que cela peut être une perche tendue pour la paix ou un piège ?
R - Exactement ! C'est tout à fait bien résumé. Si c'est une perche, il faut la saisir. Si c'est un piège, il ne faut pas tomber dedans.
C'est la raison pour laquelle nous avons posé au moins trois conditions, que j'ai exprimées hier, après m'en être entretenu avec François Hollande.
La première, c'est qu'il faut évidemment qu'il y ait un engagement à contrôler, puis à détruire le stock - engagement pas seulement des Russes mais aussi des Syriens.
Deuxièmement, il faut que cet engagement soit contraignant et donc, s'il n'est pas tenu, qu'il y ait des sanctions.
Troisièmement, il y a quand même eu un massacre chimique - ce que M. Ban Ki-moon appelle un crime contre l'humanité - il va donc falloir le sanctionner, d'où la Cour pénale internationale.
Q - Détruire sans délai l'arsenal chimique, c'est...
R - ...très compliqué !
Q - Il faut qu'il le fasse lui-même, cela coûtera des milliards, on se demande qui paie et, d'autre part, cela prend des années.
R - Oui. C'est pour cela qu'il faut être extrêmement vigilant. On ne va pas rentrer dans les détails techniques, mais on sait que la Syrie a plus de 1 000 tonnes d'armes chimiques ; ce qui est énorme. Ces armes sont très difficiles à la fois à localiser et à détruire ; cela prend beaucoup de temps.
On est dans une réalité de guerre civile, vous imaginez donc les difficultés. Et ce ne sont évidemment pas aux Syriens et aux Russes seuls que l'on peut faire confiance, c'est-à-dire qu'il faut qu'il y ait un contrôle international. D'ailleurs, vous avez vu que M. Ban Ki-moon, le secrétaire général des Nations unies, est allé dans le même sens que nous.
Q - Si la proposition russe est recevable, pourquoi n'est-ce pas la France qui la première a fait cette proposition ?
R - Nous avons souvent discuté avec Sergueï Lavrov, avec les Américains et avec d'autres, du contrôle et de la destruction des armes chimiques, mais jusqu'à présent les Russes refusaient complètement.
Le point qu'il faut avoir présent à l'esprit, c'est que l'attitude que nous avons eue dès le début, la fermeté réfléchie, peut permettre d'avancer.
Q - Vous pensez que vous avez eu raison de marquer par de la fermeté votre position ?
R - Pourquoi pensez-vous que les Russes ont évolué ? C'est parce qu'il y a eu un début de coalition dans laquelle la France a sa pleine place. Nous disons que nous voulons à la fois la sanction et la dissuasion : la sanction du crime contre l'humanité et la dissuasion pour qu'on retire à M. Bachar Al-Assad le permis de tuer. À partir de notre fermeté commune, les Russes évoluent - tant mieux - mais il faut en même temps rester prudent.
Q - Les États-Unis se disent prêts à discuter des armes chimiques avec les Russes. Est-ce que ce matin, Laurent Fabius, la France réclame, avec votre voix, d'être associée à toutes ces discussions ?
R - Bien sûr ! La France sera associée à ces discussions. J'aurai d'ailleurs, dans la journée, un entretien avec mon collègue américain. Je dois me rendre en Russie au début de la semaine prochaine. J'aurai également des entretiens avec mon collègue chinois, mes collègues européens, le secrétaire général des Nations unies. Il y a une discussion permanente.
Q - À l'égard de Bachar Al-Assad, l'objectif était de l'obliger à négocier une solution politique ?
R - Oui.
Q - Est-ce que vous répétez, ce matin : au bout du bout il doit partir ?
R - Bien sûr qu'il partira ! On imagine mal que quelqu'un responsable de 110.000 morts puisse indéfiniment rester au pouvoir. Notre objectif est bien la négociation politique mais nous avons dit, et cela commence d'être prouvé - je l'espère -, que pour arriver à faire bouger la situation il fallait faire preuve d'une grande fermeté.
Q - Vous voulez que soient jugés par la Cour pénale internationale les auteurs du massacre du 21 août ?
R - Oui !
Q - Et Bachar Al-Assad, faut-il aller l'arrêter ou pensez-vous qu'il va se livrer tout seul ?
R - Non, ce n'est pas la procédure. D'ailleurs, une résolution du Conseil de sécurité, il y a longtemps, a été proposée qui pourrait aller dans ce sens. M. Ban Ki-moon lui-même a dit qu'il s'agissait d'un «crime contre l'humanité». Quand il y a crime contre l'humanité, il faut qu'il y ait une saisine et cela passe par le Conseil de sécurité. Nous demandons donc - nous l'avons fait déjà depuis longtemps mais nous le redemandons - que la Cour pénale internationale puisse avancer.
Q - Les frappes franco-américaines étaient envisagées et préparées ; elles n'auront pas lieu ?
R - Il ne faut pas dire cela ! Je vous le répète, c'est la fermeté qui peut permettre d'avancer. Pour nous, la fermeté cela veut dire que si Bachar Al-Assad n'accepte pas la dissuasion, c'est-à-dire qu'on lui supprime son «permis» de tuer, il faudra bien sûr une réaction.
Q - Oui, mais il continue à tuer. Il a le «permis» pour tuer avec des armes conventionnelles ?
R - Aujourd'hui, oui !
Q - Il est en train de massacrer peut-être les chrétiens de Malula qui appellent au secours et qu'il faut aider ?
R - Exactement !
Q - Mais cela veut dire que les frappes restent, comme l'épée de Damoclès, une menace sur la tête de Bachar Al-Assad ?
R - Exactement.
Q - Vladimir Poutine n'offre-t-il pas une porte de sortie à Barack Obama qui était indécis et qui, peut-être ce matin, est soulagé ?
R - Je pense que M. Poutine s'offre peut-être une porte de sortie à lui-même, parce qu'il est très lourd de rester attaché, comme à un rocher, à M. Bachar Al-Assad, dont tout le monde reconnaît maintenant qu'il a un armement chimique terrifiant et qu'il est responsable d'un massacre chimique.
Q - Est-ce que Poutine ne marque pas le retour, malgré tout, sur la scène mondiale de la Russie grande puissance, c'est-à-dire qu'il faut l'écouter ?
R - Il faut bien sûr toujours l'entendre. Nous avons, à de nombreuses reprises, discuté avec les Russes. Je vous le dis, je me rends - c'était prévu d'ailleurs - à la fin de la semaine, au début de la semaine prochaine à Moscou.
Q - Le président François Hollande attendait pour s'exprimer le vote du Congrès américain - on voit qu'il est retardé - et le rapport des inspecteurs de l'ONU - on n'en parle presque plus. Le président va-t-il s'adresser bientôt aux Français ou ne doit-il pas s'adresser plus vite que prévu aux Français ?
R - Il s'adressera bien sûr aux Français, mais il a eu raison de dire qu'il s'adresserait aux Français lorsqu'il aura les différents éléments en main.
Les choses ont déjà bougé plusieurs fois. Rappelez-vous que la semaine dernière on nous réclamait un vote à l'Assemblée nationale, quel sens aurait eu le vote ? Il y aura le rapport des inspecteurs - il faut l'avoir - certainement la semaine prochaine. À partir des différents éléments, le président de la République s'exprimera.
Ayez ceci à l'esprit : depuis le début, nous disons «dissuasion et sanction». Sanction puisqu'il y a eu un crime massif ; dissuasion pour éviter que cela recommence. C'est cette même ligne de fermeté réfléchie que nous tenons.
Q - Une dernière question ! La Syrie ne fait-elle pas oublier d'autres dangers, d'autres menaces ? Tout indique que l'Iran est en train de progresser vers le nucléaire militaire ? Son armement atomique n'est-il pas devenu inéluctable et ne va-t-on pas le voir apparaître dans un an ou deux ?
R - Il n'est pas inéluctable mais il est extrêmement dangereux et j'ai toujours considéré que, derrière le drame syrien, il y avait la menace du nucléaire iranien. Vous comprenez bien que c'est seulement en étant très ferme sur l'affaire syrienne que l'on peut parvenir à dissuader les Iraniens d'aller vers l'arme nucléaire ; ce qui, tout le monde le comprend dans cette région éruptive, serait un drame absolu.
Q - Le moment n'est pas venu pour vous d'aller à Téhéran ?
R - J'ai eu mon collègue iranien au téléphone l'autre jour et je le verrai à la fin du mois à l'ONU. Je verrai donc, comme ministre des affaires étrangères français, le ministre des affaires étrangères iranien à New York.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 11 septembre 2013