Entretien de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, avec RTL le 12 septembre 2013, sur les armes chimiques en Syrie.

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Texte intégral


Q - Vladimir Poutine se moque-t-il de vous, c'est-à-dire des dirigeants américain, français, de tous ceux qui pensent que l'attaque chimique du 21 août à Damas porte la signature de Bachar Al-Assad ? Dans une tribune publiée dans le «New York Times» ce matin, Vladimir Poutine écrit : «il y a toutes les raisons de croire que le gaz toxique a été utilisé, non pas par l'armée syrienne, mais par les forces d'opposition pour provoquer une intervention de leurs puissants soutiens étrangers». Il se moque de vous ?
R - Je n'en sais rien, mais ce n'est pas du tout la réalité, ce n'est pas du tout notre version des choses, c'est une version que les Russes développent depuis très longtemps. J'étais la semaine dernière à Saint-Pétersbourg et c'est la version que, sans aucune crédibilité, mon collègue, M. Lavrov, développait.
Q - «Il y a toutes les raisons de croire» dit Vladimir Poutine, c'est-à-dire qu'il ne laisse pas d'espace à une interrogation, c'est là qu'on a l'impression qu'il se moque de vous.
R - Là, vous avez en face de vous un micro de couleur rouge, incontestablement. Il peut arriver quelqu'un qui vienne vous dire qu'il est vert, mais il est bien rouge.
Q - Du coup la sincérité de Vladimir Poutine est questionnée dans cette affaire.
R - Il ne faut pas se poser cette question-là. Je crois qu'il est dans son jeu mais la réalité est tout à fait claire, il y a eu un massacre chimique et c'est le régime de Bachar Al-Assad qui détenait les armes et qui en a donné l'ordre, c'est tout à fait clair.
Q - Et du coup, ce que dit Vladimir Poutine, rend difficile, sans doute, la négociation qui s'engage sur le contrôle de l'armement chimique...
R - Cela, c'est autre chose. Les Russes ont fait une proposition, il y a peu de jours, pourquoi l'ont-ils fait ? Parce que les Américains, nous-mêmes et quelques autres, avons montré une grande fermeté. Je pense qu'il est évident que s'il n'y avait pas eu cette fermeté, il n'y aurait pas eu de proposition.
Maintenant que la proposition est là, il y a quatre temps, notamment par rapport à la question que posait M. Bazin. Premier temps, nous avons déposé, il y a 2 jours une résolution qui encadre tout cela...
Q - Refusée par les Russes...
R - Pour le moment on n'a pas pu obtenir l'adhésion de la Russie. La proposition de résolution précise que les armes chimiques sont interdites, qu'il y a eu un massacre chimique, le contrôle qui est nécessaire, les délais, les vérifications...
La deuxième étape, c'est ce qui va se passer à partir de ce soir et demain matin - John Kerry m'a appelé hier pour qu'on discute un petit peu de la façon dont cela va se passer - les Russes et Américains vont discuter du programme.
Troisième étape, probablement lundi, la publication par l'ONU du rapport des inspecteurs ; Je ne l'ai pas lu, mais il va dire qu'il y a eu un massacre chimique.
Q - Mais croyez-vous que ce rapport va attribuer ce massacre à quelqu'un, une des deux forces ?
R - Normalement, ce n'est pas dans sa mission, mais il y aura certainement des indications. À partir du moment où seul le régime avait les stocks, seul le régime avait les vecteurs, seul le régime avait intérêt à le faire, on peut tirer la conclusion.
Quatrième étape, on reviendra vers le projet de résolution française parce que tout cela doit être encadré par le Conseil de sécurité, qui lui seul peut donner les éléments juridiques.
Q - C'est-à-dire que, vous dites Laurent Fabius, en parlant du calendrier, que la semaine prochaine on saura si l'initiative qu'ont proposé les Russes peut permettre d'éviter les frappes ou bien si cette initiative a échoué ?
R - Je pense que l'on aura une idée de savoir si, quelles que soient les intentions initiales, cela peut être contrôlé ou pas. Nous, nous sommes clairs, les engagements de la Syrie doivent être rapides, crédibles et vérifiables. Rapides, c'est-à-dire que ce n'est pas aux calendes grecques, crédibles, c'est-à-dire que concrètement cela doit interdire les armes chimiques, et vérifiables, c'est-à-dire qu'il faut qu'il y ait les éléments pour pouvoir vérifier si c'est vrai ou pas.
Q - On dit que le régime syrien posséderait environ 1 000 tonnes d'armes chimiques...
R - Oui, c'est énorme.
Q - On peut contrôler quelque chose d'aussi énorme, est-ce que c'est crédible ?
R - Oui...
Q - Est-ce que c'est techniquement crédible ?
R - Il s'agit de deux choses différentes. D'une part, la Syrie s'est engagée à adhérer à ce qu'on appelle l'OIAC, c'est-à-dire l'Organisation pour l'interdiction des armes chimiques. Si elle y adhère, comme elle s'y est engagée, elle doit donner la liste de ce qu'elle possède. On ne peut pas penser que M. Bachar Al-Assad n'ait pas la liste de ce qu'il possède.
Deuxième élément, comment contrôler et détruire tout cela ? Vous avez tout à fait raison, cela met un temps énorme. Je vous donne un ordre de grandeur : en Irak, il y avait 25 tonnes d'armes chimiques et on est toujours en train de les démanteler. En Syrie, il y a plus de 1 000 tonnes d'armes chimiques, donc c'est un travail énorme.
La réalité, c'est qu'il faut enchâsser tout cela dans une résolution et dans une contrainte juridique. C'est la fermeté qui a ouvert la voie des négociations diplomatiques, et la faiblesse les fermerait. Il faut donc être ferme et, en même temps, saisir une opportunité s'il y en a une.
Q - Et l'attaque chimique a eu lieu, cela tout le monde en convient. Tout ce processus fait que, peut-être, celui qui est l'auteur de ces attaques chimiques, celui qui a donné l'ordre, ceux qui l'ont fait, vont demeurer impunis ?
R - Dans notre résolution nous disons qu'évidemment il faut qu'il y ait punition. M. Ban Ki-moon a dit qu'il s'agissait d'un crime contre l'humanité. Quand il y a un crime, il y a un criminel et il faut le poursuivre.
Tout à l'heure, vous m'interrogiez sur M. Poutine. Je vous rappelle qu'il y a quelques mois, quelques semaines, peut-être même quelques jours, les Russes, et a fortiori les Syriens, ne disaient pas qu'il y avait un arsenal d'armes chimiques - ils disaient même le contraire - et ne disaient pas qu'il y avait eu un massacre chimique. Ils ont fait deux pas en avant : un, il y a un arsenal chimique ; deux, il y a eu un massacre chimique. Reste à faire le troisième.
Q - Votre statut de diplomate vous empêche sans doute d'être franc sur le sujet...
R - Cela commence mal ce que vous me dites là, pourquoi ? On peut être diplomate et franc.
Q - Vladimir Poutine nous mène quand même par le bout du nez dans cette histoire.
R - Je ne pense pas, même s'il en avait l'intention. Je vous dis qu'il faut être ferme, il faut saisir les ouvertures si elles existent, et ne pas être dupe. Cela a été résumé par une formule : il faut prendre les gens au mot et ne pas se laisser prendre par les mots.
Q - Vous évoquiez tout à l'heure la rencontre qui va avoir lieu à Genève entre John Kerry et Sergueï Lavrov. Le fait que nous n'y soyons pas renforce le sentiment que la France est à la remorque des États-Unis.
R - On n'est pas du tout à la remorque des États-Unis. La France est aux côtés des États-Unis pour une cause qui est juste, mais je pense que personne ne peut contester que c'est en particulier la fermeté de la France, et d'autres, mais d'abord la nôtre, qui a fait bouger les choses. Je crois que c'est incontestable.
Q - Quel est votre sentiment ce matin. Pensez-vous que l'on peut éviter les frappes qui avaient été programmées, ou bien vous pensez que l'initiative qui est en cours va tourner court et ne pas donner les résultats escomptés ?
R - Je pense deux choses. D'une part, on ne peut les éviter que si on garde toutes les options sur la table, c'est-à-dire qu'il faut rester très ferme. Deuxièmement, je pense et j'espère qu'une fois que l'on aura traité cette question chimique, qui est gravissime, il faudra quand même revenir à la question des massacres : tous les jours, il y a des centaines de gens qui meurent, et ils ne meurent pas par les armes chimiques, ils meurent par les armes conventionnelles. Il faut aller - c'est la proposition de la France - vers ce qu'on appelle Genève 2, c'est-à-dire une solution politique. Bien sûr les armes chimiques, c'est tout à fait important, après le massacre qui a eu lieu, dont Bachar, je vous le confirme, est le responsable, mais il faut retourner à une solution politique, parce que les massacres continuent.
Q - Vous constatez l'hostilité de l'opinion française aux frappes ?
R - Oui, mais ce n'est pas simplement l'opinion française...
Q - Mais l'opinion française, si vous en parlez.
R - Oui, mais je pense qu'il faut expliquer les enjeux. Ce n'est pas simplement la Syrie, même si c'est essentiel, c'est nous tous, c'est la crédibilité de notre propre sécurité.
Q - Je ne peux pas m'empêcher de penser aux familles et il me semble que les femmes syriennes sont les premières touchées dans un engagement militaire éventuel que je n'approuve pas. Pensez-vous qu'une intervention changerait réellement quelque chose dans la position patriarcale du pays puisque je pense que c'est plus un fond social ?
R - Tout le monde est contre la guerre, vous l'êtes et moi aussi. Le problème est que la guerre est là aujourd'hui. C'est à la fois une guerre civile, une guerre régionale avec des implications internationales. Là, on parle de la question des armes chimiques. Vous avez vu qu'il y avait eu un massacre chimique épouvantable avec des armes interdites depuis maintenant cent ans. Nous avons la conviction absolue - et cela sera démontré lundi prochain dans le rapport de l'ONU - que c'est le régime de Bachar Al-Assad qui a organisé ce massacre chimique.
Au départ, ce qu'il faut, c'est parvenir à supprimer ces armes chimiques et à les mettre sous contrôle. Ce sera déjà un moyen qui limitera les possibilités de massacre. J'imagine que, sur ce point, nous n'aurons pas de difficultés à nous entendre. Après, il y a évidemment à agir pour arrêter cette guerre épouvantable. La position de la France est de faire en sorte que l'on puisse ouvrir une négociation politique à Genève. Simplement il reste une difficulté qui est que, tant que M. Bachar Al-Assad s'estime invincible, vous pensez bien qu'il ne va pas aller discuter.
Il faut donc que la pression soit extrêmement ferme pour qu'il y ait à Genève une discussion entre d'une part, les envoyés de M. Bachar Al-Assad et, de l'autre, non pas les terroristes avec lesquels nous n'accepterons jamais de discuter mais la partie des résistants qui sont une partie modérée de l'opposition, ce que l'on appelle la Coalition nationale syrienne. La diplomatie française va dans ce sens. C'est évidemment extrêmement difficile mais je pense que cela doit être la solution responsable pour parvenir à sortir de la guerre.
Q - Un départ éventuel de Bachar Al-Assad un jour, à l'issue d'une intervention qui, pourquoi pas, changerait les rapports de force en Syrie, ne viendrait pas compliquer le sort des femmes, notamment parce que les islamistes comptent au rang des rebelles ? Autrement dit, ne va-t-on pas participer à donner le pouvoir à des gens qui ne vont pas améliorer le sort de la femme ou - et j'ai d'autres questions à ce sujet - le sort des chrétiens.
R - Je comprends. Ce qu'il faut bien intégrer c'est qu'il n'y a pas deux groupes en Syrie, d'un côté le régime de M. Bachar Al-Assad et de l'autre les terroristes d'Al-Qaïda. Il y a, pour simplifier, trois groupes.
Il y a, d'un côté, M. Bachar Al-Assad qui a été responsable de plus de 100.000 morts. Il n'est donc pas question qu'il soit, à terme, encore au pouvoir.
De l'autre côté, aux extrêmes, il y a Al-Qaïda et nous l'avons fait inscrire à l'ONU ce mouvement comme organisation terroriste.
Et puis, vous avez, au milieu si je puis dire, une opposition qui, elle, est modérée et qui reconnaît bien évidemment les droits des femmes et les droits des chrétiens.
Q - Quand on arme les uns, quand on aide les uns, comment peut-on être sûr que l'on n'aide pas les autres ?
R - Parce qu'un travail très important a été fait en liaison avec les pays de la région pour unifier les résistants que j'appellerais modérés, pour leur fournir toute une série de matériels. Si on veut sortir du chaos actuel, il faut faire en sorte qu'il puisse y avoir un dialogue entre le régime - ses envoyés - et cette opposition modérée. Évidemment, il faut que la condition de ce dialogue soit le respect des chrétiens, des minorités, des kurdes, des alaouites, de tout l'ensemble et aussi le respect des femmes.
Il faut faire attention : ce ne sont pas deux parties face à face. Nous ne voulons ni la dictature, ni les terroristes. Nous voulons faire en sorte que la Syrie puisse retrouver ses droits.
Q - Je vous remercie pour vos éclairages mais je dois dire que face au flou qui entoure les objectifs de cette initiative, notamment sur le partage des responsabilités entre les belligérants, la question se pose de façon persistante de savoir si l'objectif premier de cette posture nationale n'est pas en réalité de renforcer l'image de grand chef de guerre du président français.
R - Je peux vous répondre très clairement : non, absolument pas. La France n'a pas d'intérêt économique en Syrie. La France agit car elle est l'un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité et que nous avons des responsabilités à la fois nationales et internationales. Lorsque vous voyez un massacre de ce type, quand vous voyez ce qui se passe - et là on sera facilement d'accord -, ce chaos épouvantable, pas seulement en Syrie mais dans l'ensemble de la région, le rôle de la France est d'essayer de tracer les voies de la paix. François Hollande n'a pas du tout l'intention de revêtir tel ou tel habit.
Q - N'est-ce pas finalement un rideau de fumée militaire pour cacher les problèmes de la France ?
R - Mais pour cacher quoi ?
Q - Pour cacher les problèmes de la France, le chômage, la hausse des taxes, les impôts etc., je vous livre ce qui vient.
R - Non, bien sûr. C'est peut-être dans l'esprit des gens. Tout à l'heure avec M. Aphatie, nous disions qu'en effet, beaucoup de gens, soit ne comprennent pas les raisons, soit y sont hostiles. Et parmi ces raisons d'hostilité - vous avez raison - beaucoup de personnes pensent qu'ils ont déjà suffisamment de problèmes, alors pourquoi nous engagerions-nous là-bas.
Il ne s'agit pas de dissimuler les problèmes. Je ne suis pas venu pour cela, il y a des problèmes de chômage, de pouvoir d'achat, les problèmes que chacun connaît. Mais, en même temps, il y a une réalité internationale et notre sécurité. M. Bachar Al-Assad et ses alliés - en tout cas M. Bachar Al-Assad - possèdent un armement chimique absolument épouvantable. Il a des vecteurs qui lui permettent d'aller à 500 km, donc de toucher l'ensemble de la région du Moyen-Orient. Il pourrait avoir des vecteurs plus grands. C'est-à-dire que nous sommes également concernés, nous sommes concernés pour notre sécurité. On ne peut pas dire, un peu comme Ponce Pilate, «cela ne me regarde pas, que les autres se débrouillent».
Pour employer une formule triviale, nous nous serions volontiers passés de tout cela, simplement il faut que l'on protège notre sécurité.
Q - La France est à la pointe dans le groupe des amis de la Syrie. Vous dites et c'est exact qu'il y a énormément de réfugiés à l'intérieur et à l'extérieur du pays - dont ma famille. Pourquoi, comme la Suède, l'Allemagne ou l'Autriche, la France n'accueille-t-elle pas un nombre limité de réfugiés ou ne nous permet-elle pas d'accueillir en France ceux qui le souhaitent ? En ce qui me concerne, ma famille souhaiterait venir pour un temps limité se reposer en France.
R - Où se trouve votre famille Madame ?
Q - Elle était à Homs, elle a fui suite aux combats et elle est actuellement réfugiée dans la montagne. L'un des membres de ma famille avec ses enfants souhaiterait venir en France se reposer. Monsieur Laurent Fabius, la France va-t-elle favoriser l'entrée de réfugiés syriens ?
R - Je vais être précis. Nous avons donné des instructions pour que la demande que l'on appelle le droit d'asile puisse être inscrite beaucoup plus rapidement que par le passé. Aujourd'hui l'OFPRA accueille positivement - j'ai vérifié hier - 95 % des demandes d'asile. On pourrait donc dire que c'est très bien mais la réalité n'est pas celle-là parce que les choses sont tellement compliquées qu'en fait, nous en accueillons moins que d'autres pays comme le Danemark ou la Suède.
Nous allons donc entrer très rapidement, en liaison avec mon collègue de l'intérieur, en contact avec l'OFPRA pour faire en sorte qu'il puisse y avoir davantage de réfugiés, surtout lorsque la personne a sa famille syrienne ou française, donc cela ne pose pas de problème d'intégration.
Je pense et même je dis que nous allons vers un accueil plus large de toute une série de familles qui ont des attaches avec la France.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 13 septembre 2013