Texte intégral
Q - Vous revenez de Moscou où vous avez rencontré votre homologue russe. Ma première question est simple : êtes-vous optimiste ?
R - Sur la Syrie, pas tellement parce que c'est une tragédie épouvantable. Cela fait deux ans que cela dure. Il y a déjà 120.000 morts, 7 millions de personnes déplacées ou réfugiées. On essaie de trouver une solution. Pour le moment, on n'en a pas.
Q - Mais votre dialogue avec votre homologue russe ne vous a pas rassuré ? La partie russe est toujours hostile au fond à tout accord ?
R - Non, je ne dirais pas cela. Les Russes ont pris une bonne initiative, vous l'avez vu la semaine dernière, c'est de proposer que les armes chimiques, qui sont épouvantablement dangereuses, soient interdites en Syrie. C'est bien. Maintenant, il faut passer à l'acte. C'est très difficile. De plus, les armes chimiques, c'est une chose, mais il y a d'autres armes et, tous les jours, il y a des centaines de gens qui s'entretuent là-bas.
Q - Il faut s'assurer que Bachar Al-Assad jouera le jeu du contrôle ; ce n'est pas du tout assuré. Les Russes se refusent à faire pression sur Bachar Al-Assad, qu'il y ait une menace militaire.
R - Oui, il faut qu'ils soient cohérents. C'est ce que j'ai essayé d'expliquer à mon collègue russe, M. Lavrov. Je lui ai dit : «vous avez pris une initiative intéressante, tout le monde l'a jugée positive, mais il faut que vous alliez jusqu'au bout. Si après, vous interdisez qu'elle soit appliquée, on va dire qu'il y a deux poids deux mesures».
Q - Quelle était l'ambiance de la conversation, cela a été plutôt musclé ?
R - Je lui ai dit - nous nous connaissons bien, nous nous voyons souvent - : quand un carré est carré, tu as beau dire qu'il est rond, il est carré. C'était le début de la conversation.
Q - Il a compris ça ?
R - Oui. Il a compris.
Q - Les Russes, visiblement, ne reconnaissent toujours pas la responsabilité du régime de Damas, de Bachar Al-Assad dans le massacre chimique du 21 août. Comment on peut avancer ?
R - Oui, c'est absolument incroyable ! Je ne sais pas si vous avez eu l'occasion d'en parler, mais le 21 août il y a eu un massacre chimique. 1.500 personnes ont été tuées par des armes chimiques qui sont interdites depuis maintenant cent ans. Tout de suite, on a mobilisé les services français de renseignement et ils ont dit qu'il s'agissait bien d'armes chimiques et que Bachar était responsable. Il y a eu un rapport de l'ONU, on le connaît, qui dit que les gens ont été tués par des armes chimiques. En regardant l'origine des vecteurs employés, c'est Bachar. Les Russes continuent à dire non.
Q - Pourquoi font-ils cela ?
R - Parce qu'ils veulent à tout prix protéger Bachar Al-Assad. Mais, à l'évidence, ils vont se déconsidérer eux-mêmes.
Q - Mais comment on peut continuer à discuter, du coup, si on n'a pas ce préalable-là en commun ?
R - Parce qu'au-delà de la question des armes chimiques, on veut faire la paix et cela demande que l'ensemble des belligérants viennent à une conférence, ce qu'on appelle Genève 2. En Syrie, la situation est épouvantablement compliquée mais il faut bien comprendre qu'il y a en gros trois groupes. Vous avez, d'un côté, Bachar Al-Assad qui est appuyé sur les militaires. Vous avez, de l'autre côté, des terroristes djihadistes. Et puis, vous avez au milieu les gens que l'on soutient, des résistants modérés qui veulent l'unité de la Syrie.
Q - Qui représentent à peu près la moitié des combattants ?
R - Plus !
Q - Sauf qu'il y a quand même une étude de l'Institut de défense britannique qui semble dire qu'aujourd'hui, en l'état actuel des choses...
R - Qui est inquiétante, oui. Il y a de plus en plus de terroristes.
Q - Les djihadistes, est-ce qu'on les aide ? Est-ce qu'on les arme ? C'est quand même un souci, non ?
R - Non ! Absolument pas ! Au contraire !
Q - Mais comment on choisit ?
R - On les a fait condamner par l'ONU. Tout notre effort consiste à dire que si l'on veut arriver à la paix, il faut qu'il y ait une discussion politique entre, d'un côté des représentants du régime, et de l'autre les résistants modérés, pour éliminer les terroristes. C'est ce qu'on essaie de faire et c'est très difficile. C'est la tâche de la France, d'essayer d'aller vers la paix par une solution politique.
Q - En l'état, une résolution à l'ONU peut être votée ou pas et dans quel délai vous pensez en présenter une ?
R - Elle est en train d'être discutée. On s'est mis d'accord avec les Américains et les Anglais pour une résolution qui soit vraiment forte.
Q - Les Russes vont la voter ?
R - Les Russes, pour le moment, la refusent. On espère que vers la fin de la semaine, on sera arrivé à une solution, mais il n'y a aucune certitude.
Q - Concrètement, si aucun accord n'est trouvé, il pourra être à nouveau question de frappes militaires ?
R - Si aucun accord n'est trouvé, il continuera à y avoir des morts tous les jours. La Syrie, ce n'est pas au diable Vauvert, la Syrie, c'est juste de l'autre côté de la Méditerranée ! On a gardé sur la table la menace, c'est-à-dire que tout est sur la table. Pourquoi est-ce que les Russes ont changé de position et ont fait la proposition d'interdire les armes chimiques ? C'est parce qu'ils savaient que s'ils ne le faisaient pas, les Américains et les Français enverraient des frappes. C'est à cause de notre fermeté qu'ils ont bougé. Mais il faudrait qu'ils bougent jusqu'au bout.
Q - Fin de semaine, c'est le délai que vous vous donnez ?
R - Je suis prudent. Toute la semaine prochaine, il y a la grande réunion des Nations unies. J'imagine que les Russes doivent faire des réflexions compliquées : est-ce qu'on arrive à un compromis avant ou après ? Je ne peux pas m'engager parce que cela dépend de la bonne volonté de M. Lavrov. Il est important de dire qu'il y a des points sur lesquels on n'est pas d'accord, mais que cela n'empêche pas de discuter ; c'est cela la diplomatie.
Q - Depuis le début de la guerre civile en Syrie, les mots employés par le président et par vous-même ont pu surprendre. C'est vous, Laurent Fabius, qui avez commencé en plaçant la barre assez haut. C'était l'été dernier, vous veniez de visiter un camp de réfugiés syriens en Turquie, vous étiez très ému à la sortie et voilà ce que vous disiez : «M. Bachar Al-Assad ne mériterait pas d'être sur la terre. Parce que c'est une opération de destruction d'un peuple qu'il est en train d'accomplir». Les mots sont extrêmement durs et ce vocabulaire...
R - C'est un assassin. Je venais de voir le camp de Zaatari, où il y avait plusieurs dizaines de milliers de personnes, des femmes, des enfants qui n'avaient absolument rien, au milieu du désert.
Q - Oui, vous étiez très ému !
R - L'indignation, cela compte, mais c'est aussi le raisonnement ! Comment voulez-vous laisser au pouvoir un régime comme celui-là qui tue son propre peuple ?
Q - Sur les mots, M. Fabius, ce vocabulaire très dur, un peu guerrier, a inspiré quelqu'un en très haut lieu en France, François Hollande, c'était quelques mois plus tard, au moment de la guerre au Mali : «Vous demandez ce qu'on va faire des terroristes si on les retrouvait. Les détruire».
R - Ça, c'était au Mali...
Q - C'était au Mali, c'est ce que j'ai dit. «Détruire les terroristes», cela rappelle les mots, la sémantique de gens qui ne sont pas forcément dans votre camp politique. «Détruire les terroristes», Vladimir Poutine a pu dire ça, George Bush a eu des mots assez similaires en 2003 au moment de la guerre en Irak. D'où des accusations qu'on entend un peu en France, peut-être que vous les avez entendues, que vous et le président, vous seriez, entre guillemets, «des néoconservateurs à la française».
R - Il ne faut pas tout mélanger. D'abord, je reviens sur M. Bush. Au moment où cette phrase a été prononcée, c'était pour aller faire la guerre en Irak. Cette guerre était absolument infondée. Il avait dit qu'il y avait des armes de destruction massive et il n'y en avait pas. Nous, les Français - à l'époque, c'était le président Chirac, nous étions dans l'opposition, mais nous avions dit qu'il ne fallait pas faire la guerre en Irak parce qu'il n'y a pas d'armes de destruction massive. Donc, ce n'est pas du tout la même situation. En Syrie, il y a des armes de destruction massive et des armes chimiques. Nous avons pris une position de fermeté, qui consiste à dire : Arrêtez le massacre chimique. Sinon, M. Bachar Al-Assad peut continuer avec son peuple et avec les peuples voisins, y compris avec nous ! Quand on est aux responsabilités du gouvernement et quand on a en face de soi M. Bachar Al-Assad, la seule manière de l'arrêter, ce n'est pas de lui faire des risettes, c'est de dire : Monsieur, si vous n'arrêtez pas, il y aura des frappes. Cela a été assez efficace, puisqu'à la suite de cela, M. Poutine a dit : «on va liquider les armes chimiques». S'il n'y avait pas eu cette fermeté, il n'y aurait pas eu d'arrêt des armes chimiques.
(...).
source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 20 septembre 2013