Déclaration de M. Michel Sapin, ministre du travail, de l'emploi, de la formation professionnelle et du dialogue social, sur la sécurisation de l'emploi et les enjeux des changements de métiers, Paris le 26 septembre 2013.

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Circonstance : Colloque du Conseil d'orientation pour l'emploi (COE) à Paris le 26 septembre 2013

Texte intégral


Madame la présidente du COE, chère Marie-Claire
Mesdames, messieurs,
Je vous remercie tout d’abord pour l’invitation que vous m’avez faite à venir introduire votre colloque et à partager avec vous quelques réflexions sur les enjeux des changements de métier, votre sujet du jour.
Ces moments, et les lieux comme le vôtre, sont importants pour poser une analyse structurante et de long terme. Certes, l’actualité n’est jamais très loin, et celle du jour –pour être précis celle d’hier - n’est pas mauvaise avec « la forte baisse du chômage qui n’est pas encore une inversion » … mais, il faut aussi pouvoir s’en défaire et prendre de la hauteur. Ne jamais le faire serait manquer à notre rôle aux uns et aux autres –gouvernants, responsables patronaux ou syndicaux, experts.
C’est ainsi que, voici quelques mois, le Gouvernement a décidé de créer –j’allais dire de recréer- un instrument nouveau : le Commissariat général à la stratégie et à la prospective (CGSP).
L’initiative était venue des partenaires sociaux lors de la Grande Conférence Sociale de juillet 2012. Je sais que le Commissaire Jean Pisani-Ferry a déjà rencontré les partenaires sociaux pour fixer avec eux les modalités d’un renouveau de la concertation sur les perspectives économiques et sociales.
Le Commissariat s’est mis au travail et a déjà produit, à la demande du Président de la République, un document d’un ton plus vif que ceux auxquels nous étions habitués jusqu’ici. Ce document a fourni la matière d’une réflexion stimulante lors du séminaire gouvernemental du 19 août sur la vision de la France en 2025, un travail qui se poursuit dans la concertation. Nous avons besoin, sur les problèmes de notre économie et de notre société, de diagnostics précis et acérés.
Justement, la question que vous posez aujourd’hui participe de cette réflexion : « changer de métier ». Je vous remercie de la poser en ces termes – plus intéressants que la seule mobilité – qui permettent d’envisager la globalité du sujet. Cela dénote de la pertinence et de l’expertise du COE, qui n’est plus à démontrer, et qui trouvera dans une articulation plus étroite avec le CGSP une plus-value encore accrue.
On peut prendre la question du changement de métier en différents sens :
- Celui de l’évolution professionnelle, de la construction réussie d’une carrière faite d’opportunités différentes et de bifurcations enrichissantes ;
- mais changer de métier n’est pas toujours voulu, c’est aussi une violence, celle de l’emploi détruit, de la reconversion contrainte.
Je sais qu’il est nécessaire de penser en termes de parcours et de mobilité, mais il faut bien mesurer le caractère parfois insécurisant de cela, notamment pour les plus bas niveaux de qualification.
Gare donc aux constructions théoriques, à l’idéal abstrait d’une société de la fluidité sans obstacle. Cela est bien étranger à la réalité de millions de vies de travailleurs dont on ne peut ignorer la matérialité, l’ancrage géographique, l’attachement à son savoir-faire, etc…
Dans ces conditions, un enjeu s’impose de manière primordiale, celui de la sécurisation.
Pourquoi ? Pour convertir le risque du mouvement en une chance et conjurer la vulnérabilité qu’il induit.
Permettez-moi, dans cette enceinte d’analyse et de réflexion, avant d’être plus concret, de poser d’abord une analyse de société.
L’expérience de la modernité est que « tout va de plus en plus vite » ; à la fois l’accélération technique mais aussi l’augmentation des rythmes de vie. Or, par le passé, le changement se faisait dans des structures relativement stables – le commissariat au plan, dont le CGSP prend la suite, était l’une de ces structures stables qui faisaient naître le changement. Il prenait alors le nom de progrès.
La nature du changement est aujourd’hui fondamentalement différente, très loin de la prévisibilité. Il est devenu synonyme d’incertitude fondamentale et potentiellement chaotique. De sorte qu’il est de plus en plus difficile de dire de quoi demain sera fait. Pour beaucoup, l’impression qui domine est celle d’une pente glissante orientée vers le bas. Cette pression de l’accélération s’exprime par la peur de manquer (manquer d’emploi, par exemple) et par la contrainte permanente d’adaptation (c’est la flexibilité).
S’il fallait oser une image, je dirais que la modernité est devenue liquide. Rien ne doit s’opposer à la vitesse de l’économie (pas même l’interdiction de l’ouverture des magasins la nuit !).
Mais cela a des conséquences : ce qui est abandonné, sous la contrainte de la société de l’accélération -qui va du direct permanent à la télévision jusqu’à la production « juste à temps »- c’est l’idée d’un projet identitaire de long terme – individuel comme collectif –, avec son autonomie, ses objectifs, ses valeurs.
Dès lors comment se projeter ? Comment prendre le risque du changement, à commencer par le changement de métier ?
Nous sommes face à cette situation. Elle impose des réponses nouvelles en termes de politique sociale et d’emploi pour les rendre capables de prendre en charge l’accélération.
Je m’explique.
Là où la protection sociale et la protection de l’emploi étaient statiques (protection sociale attachée au contrat et au poste de travail, lutte contre la destruction de l’emploi existant…), nous devons inventer une sécurité dynamique.
C’est bien ce que dit le terme de « sécurisation » : pas un « état » mais un processus, un mouvement, une adaptation chemin faisant.
Qu’est ce que cela veut dire ? Que les salariés doivent savoir que la politique d’emploi est appelée à se reconfigurer pour trouver des parades à l’instabilité de l’emploi, du chômage – non pour fixer mais pour sécuriser le mouvement.
Car le prix à payer de l’instabilité est trop fort :
- la multiplication de trimestres non cotisés pour la retraite,
- l’absence de continuité dans les droits attachés au contrat de travail,
- la perte de garanties sociales liées au changement d’espace conventionnel ou au manque de coordination des régimes de protection sociale,
- mais aussi la dégradation de la santé qui est largement corrélée aux trajectoires précaires et instables ; Je pourrais multiplier ces exemples.
L’enjeu, c’est de protéger les transitions. Alors, changer d’emploi sera davantage positif – non plus seulement pour les cadres qui sont déjà pour beaucoup dans cette dynamique, parfois même dans un espace de mobilité international – mais aussi pour les plus bas niveaux de qualification pour qui la menace du changement est ressentie de manière très forte, la flexibilité largement subie et l’instabilité, une donnée quotidienne.
Dès lors, il nous faudra être particulièrement attentif au couplage entre formation et emploi ; entre chômage et formation, et au début de la vie professionnelle entre école et entreprise. Partout, nous aurons à imaginer les maillons juridiques, sociaux, économiques qui conjureront l’insécurité sociale. Voilà ce qu’est la « sécurisation », une politique moderne de l’emploi.
La question qui se pose pour envisager sérieusement la fluidification du marché du travail est : comment faire du « parcours » ou des « transitions » la situation de référence et d’ancrage des protections plutôt que d’attacher chacune de ces protections à un état statique ? Et comment rendre les droits consommables en dehors de la référence au cadre de l’entreprise ?
Je voudrais vous livrer mon approche, comme matière à votre réflexion.
Si la loi de sécurisation de l’emploi (ANI du 11 janvier et loi du 14 juin) vise d’abord à maintenir l’emploi là où il est – par les accords de maintien de l’emploi ou par l’activité partielle – elle porte en elle l’ambition de transitions davantage sécurisées, en ouvrant de véritables pistes dans ce sens. Je pense notamment à la création d’un compte personnel de formation ayant vocation à être portable et à suivre le salarié où qu’il aille. Elle ajoute un conseil en évolution professionnelle pour permettre au salarié de construire son parcours, indépendamment de la formation prescrite par l’entreprise elle-même qui réfléchit (légitimement) par rapport à ses besoins. Et l’on peut lire les nouvelles dispositions liées au PSE comme un moyen d’organiser de manière plus satisfaisante et plus sécurisée la transition vers d’autres emplois et d’autres compétences pour les salariés dont l’emploi est détruit.
Mais cette thématique de la sécurisation de l’emploi et des transitions ne s’arrête pas à l’entreprise.
Elle doit être portée à l’échelle de la filière. La reconstruction du conseil national de l’industrie l’incarne parfaitement, en incluant un volet emploi – compétences dans l’organisation des filières. C’est désormais dans un dialogue social et stratégique nouveau entre les différentes composantes de la filière que des transitions vont pouvoir s’organiser, permettant les passages d’un emploi à un autre, d’une compétence à une autre, d’un métier à l’autre.
Dans cet édifice, la gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences aura le rôle majeur de faire le lien ente les différentes composantes. Et, à ce titre, elle devra changer de registre, ne plus intervenir seulement au moment des restructurations, mais au contraire devenir un vrai outil de dialogue social sur la gestion des ressources humaines, donc de sécurisation autant que de compétitivité, l’un n’allant pas sans l’autre pour moi.
Au-delà de la filière, la problématique de la sécurisation s’étend au territoire. Là encore, la sécurisation de l’emploi a ouvert la brèche en associant davantage le donneur d’ordres et le sous-traitant, bien souvent à l’échelle d’un même territoire. Ici, la GPEC se fait territoriale et il appartient et appartiendra à la politique de l’emploi d’identifier les bassins qui mutent pour faire porter l’effort sur ceux-ci.
Faire porter l’effort, qu’est-ce que cela veut dire quand on fait de la transition le point d’ancrage de la logique de sécurisation ? Cela veut dire mettre en place comme nous l’avons fait des plateformes d’adaptation aux mutations économiques pour organiser en douceur la transition d’un secteur à un autre et donc permettre à des gens de changer de métier, de se reconvertir en évitant par-dessus tout le passage par la case chômage. Je prends un exemple : l’une de ces plateformes concerne la LGV vers Bordeaux. C’est un immense chantier qui mobilise beaucoup de salariés, mais il aura une fin. D’ores et déjà, nous construisons les actions de reconversion pour que ces salariés ne soient pas sans solution une fois le chantier fini.
Derrière cela, il y a une idée forte : si on ne peut contrer le mouvement de l’économie, on peut le devancer, l’organiser et faire en sorte que de moins en moins de salariés passent par la case chômage entre différents emplois. A froid, c’est la GPEC d’entreprise, de branche, de territoire, c’est le bilan de compétences, la VAE, le congé de mobilité. A chaud, ce sont les cellules de reclassement, le contrat de sécurisation professionnelle qui sont autant de pièces d’une sécurité sociale professionnelle en gestation.
Mais on peut réfléchir encore au-delà. L’organisation des filières et des territoires pour produire des formes sécurisées de transition n’épuisent le sujet. Je pourrais le pousser plus loin en regardant du côté des nouvelles formes d’emploi. Elles sont nombreuses et variables, de l’hypothèse du contrat-cadre type « contrat d’activité » réparti entre plusieurs employeurs (les groupements d’employeurs, par exemple), jusqu’à « l’employeur de transition » (coopératives d’activité et d’emploi et autres incubateurs et pépinières) en passant par le portage salarial. Ces formes existent et doivent désormais produire avec notre aide les effets escomptés de sécurisation.
Enfin, en dernier lieu, les droits universels et portables, indispensable bagage de toute transition sécurisée que sont le compte personnel de formation – pierre angulaire de la future réforme de la formation professionnelle, dont la négociation vient de s’engager mardi dernier. Je compte particulièrement sur la formation professionnelle pour contribuer massivement à la sécurisation des transitions, tant en permettant aux demandeurs d’emplois de revenir dans l’emploi, qu’aux salariés d’évoluer.
Autre compte universel et portable : le compte de pénibilité qui parachèvera l’édifice d’une sécurité dynamique, en attendant pourquoi pas un jour un éventuel compte social personnel, compte de tous les comptes… Mais là je regarde encore plus loin…
Vous me direz que beaucoup de ce que je viens d’évoquer n’est pas opérationnel et renvoie à l’avenir.
En réalité tout a déjà commencé !
Et vous êtes bien placés, ici au COE, pour le savoir. Vous publierez par exemple dans quelques jours un rapport sur les emplois non pourvus, qui montre que l’un des enjeux de transitions réussies était d’être capable d’identifier territoire par territoire des besoins et des demandeurs d’emploi, et de les rapprocher par le biais de la formation professionnelle.
Je pense également à la renégociation de la convention d’assurance chômage qui débutera d’ici la fin de l’année. Cette renégociation devrait être l’occasion d’améliorer le rôle de l’assurance chômage en tant qu’institution du marché du travail dont l’objectif, au-delà de l’indemnisation chômage, doit être également la sécurisation des parcours et le retour à l’emploi. C’est dans cette logique, je l’espère, que les partenaires sociaux aborderont cette négociation. Ils en ont déjà pleinement pris conscience en inscrivant les « droits rechargeables » à leur agenda de réforme.
En somme, en économie, on parle souvent de « stabilisateurs automatiques », en l’occurrence, c’est de « dispositifs de transitions automatiques » dont il s’agira de parler, capables d’agir à tout moment et partout, non seulement en cas de crise.
C’est ainsi que je voulais introduire votre colloque, par cette approche globale des changements de métier, donc des transitions ; Globale, car, il s’agit de mobilité professionnelle donc sociale, géographique autant que juridique, c’est à dire des déterminations essentielles dans la vie des gens, aujourd’hui encore trop seuls face à l’accélération du temps.
Bons travail tout au long de cette journée très dense.
Je vous remercie.
Source http://travail-emploi.gouv.fr, le 30 septembre 2013