Texte intégral
Vous avez choisi une ligne directrice, affirmée ici, dans ce centre dédié à la mémoire arménienne que nous inaugurons aujourd'hui : « rester soi en devenant autre ». C'est une belle devise. Ce Centre National de la Mémoire Arménienne, nous l'inaugurons avec toutes celles et tous ceux qui l'ont voulu et porté, au premier rang desquels je veux saluer la mobilisation des Arméniens de France si présents et si actifs dans la région Rhône-Alpes. Sans leur engagement, sans leurs dons, rien de tout cela n'aurait été possible. Qu'ils en soient remerciés, au nom de l'ensemble du peuple français.
Les collectivités locales ont elles aussi saisi la force de cet engagement et cela a été rappelé dans les discours de leurs représentants, discours émouvants. Ces collectivités territoriales se sont donc rassemblées pour porter ce projet. Je salue la région Rhône-Alpes, le conseil général du Rhône, le Grand Lyon et les mairies de Décines et Meyzieu pour le soutien décisif apporté au centre.
Je suis aujourd'hui parmi vous, au nom du Président de la République, pour apporter le soutien de l'État, sa reconnaissance, pour l'importance des activités du Centre National de la Mémoire Arménienne, pour l'importance du message qui est celui du centre aujourd'hui adressé à la nation française tout entière.
« Rester soi ». Cette affirmation , cette exigence, nous invite à interroger l'identité, la culture et l'histoire arménienne. Cette identité s'est forgée dans une histoire exceptionnelle, l'histoire d'un peuple et d'un territoire. Je veux rappeler cette histoire, le long voyage du peuple arménien à travers le temps et l'espace.
Les Arméniens ont connu tous les Empires, vu passer tous les conquérants qui ont imposés leur domination entre la mer Noire et le Caucase : les Mèdes, les Perses, les Arabes, les Byzantins, tous ont cherché à soumettre l'Arménie. Face à ces invasions, très vite, les Arméniens construisent ce socle culturel indispensable pour leur survie en tant que peuple, fondant leur propre Église dès le IVème siècle, se dotant au siècle suivant de leur propre alphabet pour écrire leur langue.
L'exposition réalisée par la bibliothèque Mazarine, dont je remercie le conservateur pour sa présence aujourd'hui et pour cette magnifique exposition d'oeuvres exceptionnelles, présente au public l'importance capitale du livre dans la culture arménienne, de cette force de l'écrit qui préserve une mémoire des aléas, des soubresauts et des tragédies de l'histoire.
Et déjà, pour le peuple arménien, c'était l'exil. Parce que la terre est pauvre, parce que les conquérants sont intraitables, il faut aller vivre ailleurs, mais en emportant avec soi la mémoire des paysages, de la langue, de la spiritualité. Exil de souffrance, mais exil glorieux aussi : dix empereurs d'origine arménienne ont régné à Byzance et le royaume médiéval méditerranéen d'Arméno-Cilicie a connu pendant près de deux siècles une prospérité économique et un rayonnement culturel incomparables.
Les tout premiers fils du lien qui se tisse entre le peuple arménien et la France ont plus de cinq siècles désormais. Et c'est à Marseille, déjà, là où sont passés tant de peuples qui font la France d'aujourd'hui, que les marchands arméniens, fuyant de nouvelles vagues d'invasions, commencent à s'installer, à la fin du Moyen-Âge. Marseille, c'est la porte de cette vallée du Rhône que nous côtoyons ici, à Décines, où tant d'Arméniens de France vivent aujourd'hui.
Puis vient la volonté de renaître en tant que nation. Les Arméniens sont de ce vaste mouvement qui pousse les peuples à vouloir tenter d'exercer la souveraineté sur leur territoire. C'est l'espoir pour les Arméniens d'Arménie, le rêve pour ceux qui ont pris le chemin de l'exil d'ancrer cette culture précieuse et riche, préservée au fil du temps, dans l'espace où elle est née. Viennent donc le temps des revendications nationales mais aussi de nouveaux déplacements de population, des combats.
Bientôt, plus que les combats, plus que la guerre et le sang versé, survient le génocide. Génocide, temps de terreur, temps de mort où l'homme oublie de voir dans l'homme son semblable. Sur ce sol de France, notre sol de France, terre de l'humanisme et des Lumières, je voudrais rappeler ce mot sublime de Diderot, dans l'un de ses personnages, un personnage qui, s'adressant à un autre qui ne respectait pas sa culture, lui dit : « Pourtant, nous avons respecté notre image en toi ». N'oublions jamais ce qui s'est produit en 1915. Rappelons aux enfants d'Arménie et aux enfants de France et du monde, où mène cet oubli par l'homme de son humanité dont le siècle passé nous a malheureusement donné plusieurs exemples. C'est pour lutter contre cet oubli que nous sommes réunis ici, aujourd'hui, dans ce lieu de mémoire et d'histoire.
Le travail historique doit se poursuivre pour raconter ce qui a été fait, pour explorer les sources et les archives, mais les faits sont établis et le génocide arménien a été reconnu par une loi de la République. La propagande de sa négation ne peut donc être admise.
C'est pourquoi, conformément à l'engagement du Chef de l'État François Hollande, le gouvernement examine les moyens juridiques permettant d'assurer cette vigilance dans le respect des principes fixés par notre Constitution et de nos obligations internationales et européennes. Ces obligations ont été rappelées, il y a quelques mois, par le Conseil Constitutionnel et c'est à ces conditions que nous assurerons la vérité et la mémoire.
Comment à présent ne pas évoquer la figure de Missak Manouchian, à laquelle l'exposition derrière moi, « Se reconstruire en exil », rend hommage, avec notamment la présence de « l'Affiche rouge ». Lui qui survécut à la haine pour se lever, vingt-cinq ans plus tard, lorsque la France était la proie de la barbarie nazie. Manouchian qui n'avait, comme l'écrit magnifiquement Aragon, réclamé « ni la gloire ni les larmes ». Ce jeune homme si pauvre, si épris aussi de vie, d'amour, de poésie, de culture, qui venait écouter les cours de la Sorbonne et qui écrivait luimême des poèmes et des lettres sublimes. Manouchian s'est battu pour notre liberté à tous, pour la liberté de la terre qui l'avait accueillie, pour cette France dont il admirait tant la culture. Et il est tombé, le 21 février 1944, les yeux ouverts face au peloton d'exécution. Nos ennemis, les ennemis de la liberté et de l'humanité, croyaient l'humilier en placardant l'affiche rouge sur les murs de nos villes. Cette affiche rouge est devenu le symbole de la liberté et aussi de la culture grâce au magnifique poème d'Aragon.
« Mais à l'heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit « sous vos photos. Morts pour la France »
Et les mornes matins en étaient différents ».
Manouchian y est tombé en criant « Vive la France ». Et c'est à cet instant peutêtre, plus qu'à aucun autre, mes chers compatriotes d'origine arménienne qui êtes nombreux ici aujourd'hui, que notre histoire devient notre histoire commune, que votre histoire, l'histoire de l'Arménie, se mêle à l'histoire de la France, que le tissu commencé à être tissé, cinq siècle auparavant dans le port de Marseille, est achevé, que ce « devenir autre » sous l'invocation duquel le centre est aussi placé peut pleinement se réaliser.
Aujourd'hui est un jour heureux. Le public pourra tout à l'heure entendre des conférences savantes, déguster aussi la délicieuse cuisine arménienne, entendre le son du doudouk, l'instrument national de l'Arménie cet instrument qui sonnait encore si merveilleusement en juillet dernier sous la conduite de Jordi Savall en l'église abbatiale de Fontfroide, au coeur des Corbières. La culture arménienne est partout chez elle en France. Plus que cela encore, la culture arménienne fait partie de la culture de la France.
Grâce à ce lieu de mémoire, grâce à cette culture arménienne qui irrigue notre pays, nous pouvons désormais nous tourner vers l'avenir et partager ces vers de Manouchian : « Le temps ? Qu'importe ce blanc qu'il pose sur les cheveux : Mon âme comme un fleuve est riche de nouveaux courants ». Mais il écrivait aussi, dans sa dernière lettre à Mélinée, « Ô mon amour, mon orpheline », il écrivait « et je te dis de vivre et d'avoir un enfant ». Nous avons réalisé son souhait car ce Centre National de la Mémoire Arménienne est l'un des beaux enfants de Manouchian.
Source http://www.culturecommunication.gouv.fr, le 24 octobre 2013