Entretien de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, avec France 2 le 9 janvier 2014, sur la situation en Syrie et en Centrafrique.

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Média : France 2

Texte intégral


Q - Sur la Syrie. Vous réunissez ce week-end les pays qui soutiennent l'opposition modérée. Est-ce que l'opposition modérée, justement, en Syrie, n'a pas perdu la partie, face aux islamistes ?
R - J'espère bien que non. Une remarque : si la France avait été écoutée dès le début, on n'en serait certainement pas là.
Q - C'est-à-dire si on était intervenu militairement ?
R - Non. Nous avons dit dès le début - et c'est l'une des premières décisions que nous avons prises avec le président français, à l'été 2012 - : «nous soutenons l'opposition modérée». Pourquoi ? Parce que M. Bachar Al-Assad est, selon le terme de M. Ban Ki-Moon, un criminel de masse, un criminel contre l'humanité. Il ne peut pas représenter l'avenir du pays.
À l'époque, il n'y avait pas d'Iraniens là-bas, ni de Hezbollah, ni de terroristes. Il aurait suffi d'un certain mouvement, pour que l'évolution se fasse. Malheureusement c'était la campagne électorale américaine et les pays arabes étaient divisés.
Aujourd'hui nous soutenons toujours l'opposition modérée. Nous ne voulons ni d'un criminel contre l'humanité, ni du terrorisme. Nous soutenons donc cette opposition, mais c'est très difficile, et nous plaidons pour la conférence, dite Genève II, qui doit se réunir le 22. Seulement c'est compliqué, parce que l'opposition dit : «Je veux bien y aller, mais à condition que l'objectif ne soit pas de maintenir M. Bachar Al-Assad». Et si Bachar Al-Assad est prêt à envoyer des émissaires, je ne suis pas du tout sûr qu'il soit prêt à discuter de son propre départ.
J'ai reçu hier, au nom de la France, la lettre d'invitation de M. Ban Ki-Moon. Elle est extrêmement claire et précise : l'objectif de Genève II est de constituer un gouvernement de transition, avec tous les pouvoirs exécutifs. J'espère que l'on va y arriver...
Q - C'est-à-dire avec l'opposition modérée...
R - Oui.
Q - Et avec les partisans de Bachar Al-Assad.
R - Et avec des éléments du régime...
Q - Mais sans Bachar Al-Assad.
R - Et sans Bachar Al-Assad. Voilà.
Q - Et vous croyez qu'il va accepter ?
R - Il n'y est pas spontanément enclin, mais l'objet de cette conférence, en présence de l'ensemble des grands pays du monde, c'est de l'y pousser. Dimanche, je réunis à Paris ce que l'on appelle le Core Group, c'est-à-dire les 11 pays qui sont les soutiens de l'opposition modérée. Là aussi, la France ne peut pas décider à elle toute seule, mais je pense que la position que nous avons prise est une position juste, mais ce ne sera pas facile.
Q - Je reviens à ma question : est-ce que les islamistes n'ont pas regagné beaucoup de terrain ?
R - Les islamistes, enfin les extrémistes, et Bachar Al-Assad, se font la courte échelle. Cela peut paraitre paradoxal, mais c'est comme ça. Bachar Al-Assad dit : «Si vous ne voulez pas des terroristes, il faut être avec moi», et les terroristes répliquent en disant «Si vous ne voulez pas Bachar Al-Assad, il faut être avec nous». La seule solution, c'est l'opposition modérée. Mais il est vrai qu'ils ont gagné du terrain, depuis le mois de juin 2012, où la France avait pris position. Cela aurait été bien qu'on nous écoute.
Q - Les pays voisins de la Centrafrique se réunissent aujourd'hui au Tchad ; on dit que le président centrafricain pourrait démissionner. Qu'est-ce que cela changerait ?
R - Effectivement, une réunion des États d'Afrique centrale se tient aujourd'hui. Il y a des décisions à prendre mais la France sera simplement pays observateur. Ce n'est pas à nous de dicter les décisions. C'est aux Africains qu'il appartient de les prendre.
Plusieurs problèmes se posent. L'objectif, c'est de rétablir la sécurité. Les gens s'entretuent ; il faut donc désarmer et rétablir la sécurité.
Il y a aussi un problème humanitaire massif. Songez que sur 5 millions d'habitants, il n'y a que 7 chirurgiens. Les organisations humanitaires font un travail magnifique, mais elles sont débordées.
Et puis, il y a le problème de la transition politique. Il y a le président, M. Djotodia, et le Premier ministre, M. Tiangaye, mais l'État est paralysé, les ministères sont quasiment fermés...
Q - Mais qu'est-ce que cela changerait si le président centrafricain démissionnait ?
R - Je ne sais pas quelles sont les décisions qui vont devoir être prises. Encore une fois, ce n'est pas à la France de les dicter. Par rapport notamment à la question de la transition politique, l'État est paralysé. Il y a certainement des décisions à prendre. Nous verrons ce que nos amis africains décident.
Q - Est-ce que la France souhaite cette démission ?
R - La France n'a pas à dicter des décisions. Nous sommes venus en appui, essentiellement par nos militaires qui effectuent un travail remarquable, mais le temps est terminé où la France décidait de qui devait être au pouvoir.
Q - Mais cela simplifierait-il le problème, politiquement ?
R - Je ne veux pas trancher à la place des Africains. Mais je crois qu'il y a sûrement des mesures à prendre pour que l'État reparte. Sinon, il y a une paralysie...
Q - Et cela passe par une démission ?
R - Je laisse la décision aux responsables africains. C'est à eux de décider, je ne veux pas le faire à leur place.
Il y a beaucoup de gens en France - et je peux tout-à-fait le comprendre - qui disent : «mais au fond, c'est loin la Centrafrique, c'est cher, cela expose nos soldats...». Pourquoi sommes-nous là-bas ? Le problème était tragiquement simple : ce pays était en train de se noyer.
Q - Vous parliez risque de de génocide, il y a quelques semaines.
R - Il y avait des risques d'affrontements interconfessionnels. Songez que la veille du jour où nous sommes intervenus, il y avait eu 1.000 morts. Je pense que tout le monde reconnait que si la France n'avait pas envoyé ses militaires, il y aurait peut-être eu 50.000, 100.000 morts.
On ne peut pas, quand on est ami d'un peuple, que l'ONU et les Africains vous le demandent, affirmer que cela ne me regarde pas. Nous sommes donc intervenus, d'une manière limitée avec 1.600 hommes, mais il revient d'abord aux Africains d'agir et de poursuivre leur déploiement. La force africaine disposera à terme de 6.000 militaires et policiers.
Q - Est-ce suffisant, 1.600 hommes, pour rétablir la paix dans un pays qui connaît la guerre civile ?
R - Nous ne voulons pas entrer dans un engrenage. Quand nous prenons des engagements, nous devons les tenir. Nous l'avons fait au Mali. C'était une affaire différente puisqu'il s'agissait de lutter contre le terrorisme, et nous sommes montés assez haut pour aider ce pays. Maintenant, le président de la République vient d'annoncer que nous allons descendre à 1.600 hommes en février et ensuite à 1.000. C'est notre engagement.
De la même façon, nous ne voulons pas être pris dans l'engrenage, nous voulons mener notre action.
Q - Donc on restera à 1.600 hommes.
R - Il n'y a pas de renforts prévus mais il faut que nous soyons aussi appuyés par d'autres. D'abord, par les Africains, qui disposent de 6.000 soldats. Comme vous le savez, nous avons également demandé aux Européens de nous aider. Une réunion est prévue le 20 janvier prochain, sur la proposition de Mme Ashton, la ministre des affaires étrangères européenne. Nous verrons ce que les Européens, je l'espère, peuvent apporter.
Q - Qu'est-ce que vous attendez d'eux ? Un soutien militaire ?
R - Plusieurs schémas sont prévus. L'un des schémas, c'est qu'ils aident les Africains et nous-mêmes, notamment sur la zone de l'aéroport. Il faut également un soutien sur le plan humanitaire. À plus long terme, il est nécessaire d'aider à la formation de l'armée centrafricaine, puisque cette dernière n'existe plus. L'Europe le fait très bien au Mali, on pourrait le faire aussi en Centrafrique.
Q - Les musulmans, en Centrafrique, accusent la France de favoriser les chrétiens.
R - Et réciproquement.
Q - Qu'est-ce que vous répondez à cela ?
R - Non, il n'y a absolument aucune partialité. Nous menons un désarmement impartial. C'est notre rôle. D'ailleurs, quand nous effectuons des patrouilles, nous le faisons parfois avec des soldats français et africains. On ne voit pas pourquoi on soutiendrait les uns contre les autres.
Nous sommes là conformément à notre politique extérieure qui vise quatre objectifs. Le premier, c'est la paix et la sécurité ; c'est ce que nous faisons en Centrafrique. Le deuxième, c'est ce que l'on appelle la planète ; le troisième l'Europe ; le quatrième le redressement. Et là, nous sommes dans notre tâche, comme nous l'étions au Mali, dans des circonstances différentes, afin de préserver la sécurité, sinon cela aurait été le massacre.
Q - On parle d'un risque d'enlisement de l'armée française.
R - Non. L'armée française est arrivée le 6 décembre, nous sommes le 9 janvier. Aucune personne raisonnable ne peut dire, au bout d'un mois, qu'il y a risque d'enlisement.
Q - Les élections, ça sera quand, en Centrafrique ?
R - L'ONU a dit, au maximum, en février 2015. Les pays voisins souhaiteraient que ce soit en 2014 mais il y a un énorme travail à faire pour arriver à cela. Nous avons réussi au Mali, où il y a eu une élection parfaitement régulière. En République centrafricaine, l'état-civil a été détruit. Un travail considérable est donc à accomplir. Pour cela, il faut évidemment qu'il y ait une équipe politique qui soit en situation de le faire.
Q - Et des élections sans le président actuel.
R - Oui. Ce qui a été décidé, c'est qu'aussi bien le président, le Premier ministre et le président du Conseil national de transition ne pourraient pas se présenter. C'est un acquis.
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 10 janvier 2014