Entretien de M. Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, avec France 24 le 24 janvier 2014, sur la situation en Centrafrique, la Conférence de Genève II sur la Syrie et sur le nucléaire iranien.

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Circonstance : Forum économique mondial, à Davos (Suisse) le 24 janvier 2014

Média : France 24

Texte intégral

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Q - Vous étiez en RCA. Vous avez assisté à l'investiture de Catherine Samba-Panza. Quel espoir peut-elle représenter alors que l'on sait qu'il y a encore des massacres ?
R - Comme elle le dit elle-même, elle est dans sa période de grâce.
Q - Et cela risque de ne pas durer très longtemps !
R - C'est souvent compliqué en effet. La situation en RCA est très difficile. D'abord sur le plan sécuritaire - parce qu'il y a des exactions -, et sur le plan humanitaire aussi.
Q - Justement, du point de vue sécuritaire, nous avons sur place 10.000 soldats Français et pas plus. Faut-il renforcer les forces militaires sur place ?
R - Il y a 1.600 Français et 4.000 Africains, qui seront bientôt 6.000. Nous avons obtenu, et c'est une très bonne chose, que les Européens envoient environ 500 hommes. La décision de principe a été prise lundi. Il faut probablement, à terme, plus d'hommes. Et c'est la raison pour laquelle nous disons que l'opération actuelle doit devenir une opération de maintien de la paix sous contrôle des Nations unies ; ce qui permettra le déploiement de davantage d'hommes. La base sera africaine. Les Africains font très bien leur travail, mais il faut aller un peu plus loin. Je suis quelqu'un de pratique. Une opération de l'ONU est en plus prise en charge financièrement par ladite organisation alors que les Africains n'ont pas beaucoup de moyens financiers.
Q - Quel serait le calendrier ?
R - Si nous décidons dans les semaines qui viennent que c'est une opération de maintien de la paix supervisée par l'ONU, après la mise en place des 6.000 Africains, de nouvelles forces pourraient ensuite être sur le terrain vers le mois de mai ou de juin. Cela prend du temps.
D'ici là, il y a trois choses à faire : la sécurité, Bangui est plutôt mieux protégée mais le reste du pays ne l'est pas ; l'humanitaire, songez que sur 4 millions et demi de personnes, il n'y a que sept chirurgiens. Deux millions de personnes sont dans une situation humanitaire difficile. Par ailleurs, il faudra préparer les élections car Mme Samba est la présidente de transition. Il faudra donc voter. La date butoir est fixée à février 2015 mais tout est à refaire car il n'y a plus d'état-civil. C'est une tâche considérable.
Je souligne que c'est vraiment une femme remarquable, le fait qu'elle soit une femme est un atout d'ailleurs. Je l'ai vu en arrivant à l'aéroport, les femmes sont un très grand soutien. C'est une femme réfléchie, intelligente mais sa tâche est l'une des plus difficiles qui existent dans le monde.
Q - Vous êtes à Davos, vous étiez à Montreux il y a deux jours et en République centrafricaine hier. Il est vrai qu'en parallèle de cette semaine à Davos, se passe ce que l'on appelle le Genève II. Que peut-on en attendre ? On a l'impression qu'à Montreux, chacun est resté campé sur ses positions et qu'il est même difficile de mettre l'opposition syrienne face au régime syrien.
R - Le premier jour, c'était la communauté internationale. Le sentiment que j'ai eu, c'est qu'il y avait, je ne dirais pas un accord général mais enfin une certaine atmosphère générale à une exception près.
L'atmosphère générale, c'était la quasi-totalité des participants disant : «On est là à l'invitation de M. Ban Ki-moon pour bâtir un gouvernement de transition doté de tous les pouvoirs exécutifs.»
Du coup, les discours ont été assez modérés en général sauf un : vous l'avez peut-être entendu, l'envoyé de M. Bachar Al-Assad a été extrêmement agressif et très long d'ailleurs et complètement en dehors de l'épure. Il n'accepte pas le mandat de cette conférence.
Si on est optimiste, on se dit que c'est pour l'extérieur. Les vraies discussions vont commencer après. Ils ont accepté de venir à Genève, il y a des discussions entre M. Brahimi d'une part, l'opposition modérée et, d'autre part, les partisans de Bachar Al-Assad. Cela donnera-t-il des résultats ? On le souhaite évidemment. Mais les positions sont très éloignées. M. Bachar Al-Assad ne se sent responsable de rien et pense que tous ceux qui ne sont pas avec lui sont des terroristes. C'est évidemment une position absurde.
Ce que j'espère et ce à quoi nous travaillons, c'est que l'on parvienne à obtenir des mesures humanitaires. Je viens d'ailleurs de rencontrer des organisations qui s'occupent de cette cause pour ouvrir des couloirs humanitaires, débloquer un certain nombre de vivres et de médicaments.
Par ailleurs, il faudrait engager la discussion conformément à ce qu'est le mandat de Genève. Je ne m'attends pas à ce que ce soit rapide mais s'il y a un petit espoir, il faut le saisir.
Q - Il n'y a donc pas de solution politique selon vous ?
R - La solution ne peut être que politique mais une solution politique immédiate, je pense que c'est malheureusement irréaliste.
Q - Qui devrait siéger au gouvernement provisoire ?
R - L'idée de Genève I, c'était qu'il devait y avoir d'une part l'opposition modérée et de l'autre des gens du régime, mais pas M. Bachar Al-Assad. Il a quand même une centaine de milliers de morts sur la conscience, on ne peut donc pas considérer qu'il sera l'avenir de son peuple. On ne va pas non plus détruire les piliers des institutions. Même si c'est très compliqué, il faut trouver une sorte d'accord entre l'opposition modérée et certains éléments du régime. Sinon, vous aurez, M. Bachar Al-Assad d'un côté, les terroristes de l'autre qui se nourrissent mutuellement.
M. Bachar Al-Assad dit : «Je ne suis pas parfait, certes, mais si vous ne voulez pas les terroristes, soutenez-moi». Les terroristes disent : «Si vous voulez contrer M. Bachar Al-Assad, venez avec nous». On ne peut accepter ni l'un ni l'autre.
Q - Aujourd'hui, on a une opposition syrienne extrêmement divisée, tout paraît compliqué.
R - Ils sont malgré tout parvenus à avoir une représentation unie sous la présidence de M. Al-Jarba. Bien sûr, ce n'est pas facile, comme on peut l'imaginer.
Q - Ils ne représentent pas toutes les forces de l'opposition en présence.
R - Non mais tout de même, ce sont des personnes qui ont une vision démocratique, qui plaident pour une Syrie unie et une Syrie où on respecterait les différentes communautés, ce qui est l'essentiel car sinon, la Syrie va partir en morceaux.
Q - Finalement, n'a-t-on pas raté une solution militaire il y a deux ans dans ce conflit syrien ?
R - Non, pas une solution militaire mais c'était beaucoup plus simple en effet. Je me rappelle, je suis arrivé au gouvernement au moment où a eu lieu Genève I. Il aurait suffi d'un petit mouvement à cette période pour que M. Bachar Al-Assad tombe parce qu'il n'y avait pas le Hezbollah en Syrie, il n'y avait pas d'Iraniens, seuls les Russes étaient prêts à quelque chose.
Nous avons perdu du temps, notamment à cause des élections américaines parce que les Américains souhaitaient un langage dur mais dans la campagne américaine, ils ne voulaient pas qu'il y ait d'engagement sur le terrain, ce que l'on peut comprendre.
Q - Est-ce la faute des Américains ?
R - Non pas du tout, j'ai parlé des élections américaines, pas des Américains eux-mêmes. De plus, les pays arabes étaient divisés. Un an et demi plus tard, la situation n'est plus la même puisqu'il y a des terroristes en grand nombre, le Hezbollah, les Iraniens, les Russes qui délivrent des armes en permanence. La situation est beaucoup plus compliquée.
(...).
Q - L'Iran est un acteur majeur de ce conflit syrien. Il y a eu un accord avec les 5+1. Hassan Rohani est venu à Davos, il a eu un discours d'ouverture très fort. Il veut commercer avec l'ensemble des différents pays et il a dit que cet accord était le prélude à un accord global. Que pensez-vous de cette ouverture ? Pensez-vous qu'au sein du régime iranien on penche plutôt vers l'ouverture ?
R - J'ai négocié sur l'accord sur le nucléaire avec les Iraniens. Cet accord propose le nucléaire civil à volonté mais pas le nucléaire militaire.
Il y a des forces diverses. Le discours du président Rohani, de même que celui du ministre des affaires étrangères, est ouvert. Maintenant, la question est de savoir quels seront les actes. Nous avons signé un accord intérimaire ; il indique que durant cette période : il n'y aura pas de montée du nucléaire en Iran ; de notre côté, nous suspendons quelques sanctions.
Maintenant, il faut parler de l'accord définitif et c'est plus compliqué. En effet, il faut que les Iraniens répondent vraiment à la question de savoir s'ils acceptent de renoncer à la perspective de l'arme nucléaire.
Comme vous l'avez dit, les négociations se déroulent en format 5+1, c'est-à-dire les cinq membres permanents du Conseil de sécurité plus l'Allemagne d'un côté et l'Iran de l'autre. Les 5+1 ont indiqué qu'ils ne voulaient pas de dissémination nucléaire ; l'Iran doit donc renoncer à toutes perspectives d'arme nucléaire. Pour le moment, ce n'est pas très clair du côté iranien.
Q - Lorsqu'ils parlent d'une utilisation à des fins civiles, qu'en dites-vous ?
R - À des fins civiles, c'est parfait mais dans le prologue de l'accord, la France a fait ajouter une phrase tirée d'un propos de M. Rohani : «Under no circumstances will Iran ever seek or develop any nuclear weapons».
C'est l'objectif, et il faut en tirer toutes les conséquences, veut dire une transparence absolue. L'AIEA doit pouvoir surveiller et savoir à chaque instant ce qui est fait.
Il faut par ailleurs tirer toutes les conséquences du renoncement à l'arme nucléaire dans le futur. Cela veut dire aussi qu'il faut être également certains de ce qui s'est produit auparavant pour connaître la généalogie et bien comprendre ce que l'on contrôle.
La France espère que les choses iront dans ce sens mais la négociation est encore devant nous.
(...).
Source http://www.diplomatie.gouv.fr, le 29 janvier 2014